Le cerf s'est élancé pour plonger dans l'abîme. L'éclat d'une lumière lointaine brille dans ses yeux fous. Il tombe dans le silence.
Dans les ténèbres...
Le réveil sonne... Neuf heures.
Alexandra se redresse brusquement dans son lit, trempée de sueur. Encore prisonnière de l'angoisse qui l'a saisie quand l'animal a sombré dans le vide. Elle demeure un instant assise, le dos calé contre un gros oreiller, regardant fixement la fenêtre. Les rayons du soleil matinal se glissent dans la chambre par l'interstice des rideaux. Alexandra inspire profondément à plusieurs reprises pour recouvrer son calme. Le cerf... Ce rêve était si surprenant... Si paranormal ! Le mot l'amuse, tant il évoque les charlatans et leurs mensonges. Et pourtant... Elle, plus que beaucoup d'autres, sait que la vision de l'animal effleurait bien le réel...
Car elle devine une menace derrière le symbole. Des visions, elle en a tellement eu, de l'enfance à l'adolescence. Oui, à l'adolescence... Elle en a eu de tous les genres, la renvoyant à des destins individuels ou collectifs, à des événements parfois dramatiques, parfois heureux. Cela a duré des années, entraînant tellement de souffrances, d'incertitudes et d'angoisses ! Elle a été « voyante », en quelque sorte, le taisant la plupart du temps pour éviter les moqueries, l'avouant quand elle sentait que ce « don » – en était-ce vraiment un ? – pourrait être utile, voire sauver des vies.
Cette prescience était si évidente qu'un peu plus tard, à la faculté de Toulouse, lorsqu'elle étudiait la physique avec le professeur Sormand dans le cadre de ses études de médecine, celui-ci s'en était rapidement aperçu et l'avait approchée pour faire partie de son « groupe »... À l'époque, fascinée par ce personnage hors norme, elle avait accepté. Mais ne s'était-elle pas plutôt engagée parce que, parmi les jeunes du « groupe », il y avait ce garçon qui lui plaisait tant ?
Elle le revoit, jeune homme grand et anguleux, doté d'un regard clair où semblaient parfois flotter des rêves qui l'éloignaient des autres, le rendant distant, inaccessible.
Oui... la faculté de Toulouse... Et lui ! Qu'elle a aimé plus que tout, prête à se damner pour qu'il l'aime en retour. Ils s'étaient effectivement aimés avec passion et tendresse. Elle avait cru dompter ses rêves, ou les partager un peu. S'imaginant que l'éternité ressemblerait à cet amour.
Le cerf plongeant dans l'abîme de ténèbres... Leur amour s'est brisé brutalement ; y repenser aujourd'hui ne suscite en elle que de la douleur.
Aussi, pour rompre le cheminement de ses souvenirs, comme elle le fait tous les matins au réveil, elle se décide enfin à appuyer sur la sonnette qui se trouve sur sa table de nuit, et s'allonge à nouveau pour recouvrer son calme, attentive à son rythme cardiaque qu'elle apaise par un exercice respiratoire. Bientôt, son angoisse reflue jusqu'à ce que ne subsiste plus qu'une vague inquiétude à la lisière de son esprit. Des bribes de son rêve. Juste une lueur de folie dans la pupille de l'animal plongeant vers sa mort...
Elle est de nouveau sereine quand s'ouvre la porte sur Marie, tenant à la main une tasse de café fumante. Alexandra lui sourit. Marie ! Sa Marie ! Comme elle l'aime ! Que serait-elle devenue, sans elle ?
– Alors, ma chérie ? la questionne celle-ci en lui tendant la tasse et en s'asseyant sur le rebord du lit. Tu as bien dormi ?
– Sans doute, répond Alexandra, en tout cas jusqu'à ce matin où j'ai fait un rêve insolite... Un cauchemar, devrais-je dire ! Quelque chose d'inquiétant... Tu sais, une vision comme celles que j'avais autrefois...
Marie lui prend la main, souriante. Un sourire qu'apprécie Alexandra. Plein d'une chaude tendresse qui la réconforte. Les lèvres qui s'étirent en plissant les joues de minuscules sillons. Le nez qui se fronce un peu, pareil à celui d'un chat. Les yeux qui brillent. Tout le rond visage de Marie n'est que sourire.
Et sa voix, si douce et lente, dont toutes les syllabes chantent. Maternelle et rassurante.
– Allons, ma chérie ! N'y prête pas trop d'attention. Je pense que le fait que nous nous soyons réinstallées à Toulouse, que tu prennes ton poste demain à la clinique des Sorbiers, que Margot attaque bientôt son année scolaire dans un nouvel environnement, te trouble plus que tu ne le souhaiterais. C'est tout à fait normal. Prends tranquillement ton café et je reviens m'occuper de toi ensuite.
– À propos, s'inquiète Alexandra alors que Marie s'apprête à sortir, elle est levée ?
– Penses-tu ! Tu la vois debout à neuf heures, quand elle n'a pas encore cours ?
– Non ! Pas vraiment...
Marie referme doucement la porte. Détendue, Alexandra se laisse aller contre l'oreiller que Marie a tapoté dans son dos pour le remettre en forme, et entreprend de boire son café par petites gorgées pour en profiter pleinement.
« C'est vrai, pense-t-elle, une nouvelle vie commence, après dix-sept ans d'exil à Nantes. » Elles ont emménagé, Marie, elle et Margot, dans une splendide maison qui lui a aussitôt fait oublier celle qu'elles occupaient en Bretagne. Le rez-de-chaussée spacieux se répartit entre un grand salon ouvrant sur les montagnes, une vaste cuisine, elle aussi orientée vers les cimes, enfin cette pièce dont elle a fait sa chambre. Celle-ci se trouve à l'arrière de la maison, proche de la serre aménagée par les anciens propriétaires, où Marie prépare les baumes qu'elle utilise pour la masser... Le parfum de ses plantes parvient d'ailleurs à s'insinuer jusque dans sa chambre pour y stagner, entêtant. En visitant la maison, elle a immédiatement adopté cette pièce dotée d'une salle de bains. D'abord parce qu'elle se situe au rez-de-chaussée, ce qui lui facilite la vie, mais aussi pour sa fenêtre qui donne sur la lisière de la forêt de sapins, quelques dizaines de mètres plus haut. Elle a toujours adoré ces arbres évoquant tour à tour Noël et les contes de son enfance... Marie et Margot se partagent le premier étage où elle n'a évidemment jamais mis les pieds, mais ses deux « indispensables », comme elle les appelle, le lui ont suffisamment décrit pour qu'elle en ait une idée précise.
Elle apprécie déjà ce nouveau domicile, tout comme elle a été positivement impressionnée par le lycée de Margot et le proviseur qui les y a reçues. Elle est certaine qu'ici Margot saura trouver sa place, se faire des amis, pratiquer toutes les activités possibles et imaginables dont raffolent les gosses de son âge... Mais, justement, Margot ne ressemble pas vraiment à ce qu'on attend d'une adolescente de dix-sept ans.
Ayant vidé sa tasse, elle la repose sur la table de nuit et s'abandonne à la paresse.
« Pas franchement la bonne réaction, ma vieille ! se dit-elle. Surtout au seuil de ta nouvelle existence ! N'oublie pas que les vacances sont terminées... Perdre l'habitude de la grasse matinée va te coûter ; tu y as tellement pris goût ! Demain, tu es la psy qu'on attend aux Sorbiers et tu dois faire une excellente impression, malgré ton handicap... Tu ne peux pas débarquer les paupières bouffies de sommeil ! Tu n'es peut-être pas complète, mais tu as un joli visage, un buste pas mal du tout, des yeux qui font craquer les hommes et mettent les patients en confiance. »
Les Sorbiers lui plairont aussi. Trouver un poste n'a pas été si difficile, grâce aux nombreuses publications qu'elle a éditées et à la réputation que celles-ci lui ont apportée. Elle a même été invitée à une émission de télé qui lui a prodigué son quart d'heure de gloire !
Pourquoi avoir choisi les Sorbiers parmi les trois établissements qui avaient retenu sa candidature ? Elle doit admettre que la principale raison est fort prosaïque : la clinique est proche de la maison. Cinq kilomètres, tout au plus. Une jolie bâtisse qui ressemble plus à un hôtel particulier qu'aux deux usines qu'elle avait visitées en premier lieu. Et puis, elle a été immédiatement conquise par sa situation en pleine campagne, adossée à une petite forêt de sapins. Un établissement à taille humaine. Pas de longs couloirs blancs. Pas d'immenses salles où les malades errent comme des voyageurs égarés. Mais un parc ceinturé de murs de meulière où les patients qu'elle a croisés lui ont donné le sentiment d'avoir conservé leur âme.
Soudain, Marie frappe à sa porte et entre.
– Allez, debout, flâneuse ! s'exclame-t-elle. Voici le programme : lever, massage et préparation psychologique à ton nouvel emploi !
Alexandra éclate de rire.
– Je ne savais pas que j'avais loué une chambre dans une caserne !
– Dans ton cas, il faut de l'ordre et de la discipline ! réplique gentiment Marie en avançant un fauteuil roulant à proximité du lit.
Puis, le geste sûr, elle saisit Alexandra sous les épaules et l'aide à s'asseoir. Lorsque celle-ci est installée, Marie pousse lentement le fauteuil jusque dans la serre pour le conduire dans le fond de la pièce, la place préférée de l'infirme. De là, en effet, Alexandra peut admirer les plantes mises en tamis et disposées sur des étagères le long des baies vitrées où elles sèchent naturellement. Plus tard, Marie les pilera dans un mortier et les mélangera à un onguent de sa composition qu'elle appliquera ensuite sur les jambes inertes d'Alexandra qui a tenté en vain, à plusieurs reprises, d'en connaître les secrets de fabrication.
Éprouvant un soudain bien-être, Alexandra ferme les yeux et s'abandonne à la moiteur réconfortante du lieu chauffé par les premiers rayons du soleil. Quinze ans maintenant qu'elle est prise en charge par Marie, dix-sept ans que celle-ci la soigne avec application, affection et dévotion... Sans elle, sans ses soins quotidiens, sans doute aurait-elle fini, après l'accident, dans un hôpital spécialisé où l'on se serait acharné à la rééduquer avec des instruments de torture. Au lieu de cela, elle est caressée, câlinée, dorlotée... Des mains souples et affectueuses offrent à ses muscles morts d'infimes sensations. De l'espoir.
Elle doit la vie à Marie, rien de moins ! Et à Margot, aussi ! Tout est arrivé si vite... L'accident... La grossesse... Margot qui en a réchappé, bien accroché dans son ventre... Le réveil de son long coma, privée de l'usage de ses jambes... Enfin l'accouchement et l'obligation de réapprendre à exister ! Autrement. Le corps brisé.
Elle rouvre les yeux et observe Marie qui prépare sa mixture, éprouvant une soudaine envie de l'embrasser, de la remercier encore et encore pour tout ce qu'elle a fait ! Elle la revoit entrer dans sa chambre, à la maternité, alors que margot vient de naître, souriante, belle et généreuse. Ronde comme une madone. Toute illuminée de l'intérieur, une chaude lumière dans ses yeux verts :
« Nous avons mis au point dans cet établissement un protocole de traitement phytothérapique de réparation motrice... Nous proposons à certains patients d'en bénéficier, évidemment avec leur consentement... »
Alexandra a aussitôt accepté. Non qu'elle ait pensé que ce traitement serait efficace – elle a toujours réfuté l'utilité des médecines dites « douces » –, mais surtout parce qu'elle a d'emblée aimé cette femme, si pleine de sérénité et de tendresse. Le traitement s'est effectué sur plusieurs semaines, sans effet notable, mais, durant toute cette période, les deux femmes ont appris à se connaître, s'appréciant au point de devenir inséparables. Quotidiennement, Marie la rejoignait dans sa chambre à la fin de son service et la massait longuement. Au cours de ces séances, les deux femmes se confiaient alors leurs petits et leurs grands secrets, leurs souffrances et leurs rêves...
Au fil des jours, Marie, qui était célibataire et sans enfant, s'était aussi attachée à Margot, s'en occupant avec une attention toute maternelle, palliant ainsi le handicap d'Alexandra. L'entente était si parfaite qu'à la fin du séjour les deux femmes ont convenu d'habiter ensemble. Quoi de plus facile, puisqu'elles vivaient seules et sans attache affective particulière ?
Voulant fuir Toulouse à tout prix, suite à son accident, Alexandra a proposé à Marie de quitter cette ville, ce que celle-ci a accepté aussitôt. Après une rapide étude, elles ont jeté leur dévolu sur Nantes où Alexandra était certaine de trouver un emploi dans un service de psychiatrie hospitalière...
– Allez, ma petite chérie... On commence ! dit Marie, l'embrocation dans une main, un tabouret dans l'autre.
Marie s'assoit face à Alexandra, puis saisit doucement son pied gauche qu'elle pose délicatement sur son propre genou afin que la jambe inerte soit en extension. Après quoi, elle étale la pâte huileuse et commence de masser le pied et le mollet en remontant vers la cuisse. Alexandra, ne percevant qu'une faible et lointaine chaleur cherchant à s'infiltrer dans le tissu de ses muscles, éprouve néanmoins un vif plaisir à regarder son amie effectuer son travail.
– Je ne saurai jamais assez te remercier pour ce que tu as fait pour Margot et moi, tu sais !
– Tu me répètes cela presque tous les jours, Alexandra ! Comment dois-je te faire comprendre que tu n'as pas à me remercier, et que Margot et toi me donnez beaucoup de joie ?
– C'est drôle, tu vois, reprend Alexandra après un moment de réflexion, je suis évidemment révoltée contre ce qui m'est arrivé, mais, parfois, je me dis que, sans cela, je ne t'aurais jamais rencontrée...
– N'exagère pas... Tu aurais été plus heureuse à pouvoir gambader librement. Enfin, le destin a voulu cela...
Alexandra émet un léger ricanement de dépit.
– Le destin ? Tu parles ! La bêtise d'un homme, oui ! S'il n'avait pas poursuivi ses chimères, je n'en serais pas là ! Et ma naïveté ! N'oublions pas ma stupide candeur...
Marie hausse les épaules sans répondre, puis elle prend l'autre jambe.
– Ne l'accable pas et ne te juge pas non plus ! Tu l'as suivi dans son utopie ! Il n'est pas entièrement responsable ! En tout cas, ce n'est pas sa faute si la paroi de la grotte s'est effondrée. Cela aurait pu arriver à n'importe qui...
– ... qui se serait trouvé là à cet instant précis, enchaîne Alexandra. N'oublie pas que c'est lui qui l'avait choisi, cet endroit. Nous étions deux à le suivre...
Marie se rapproche d'Alexandra afin de masser ses cuisses.
– Oublions cela, veux-tu ? Ne parlons pas de l'autre. Cela ne sert à rien de ressasser. Pense plutôt à ton avenir et à celui de Margot.
Celle-ci fait irruption dans la serre à ce moment précis, le cheveu en bataille et le visage encore froissé de sommeil.
– Quand on parle du loup ! dit Marie.
L'adolescente, en culotte et tee-shirt, s'approche en bâillant et en s'étirant. Elle embrasse Marie et sa mère avant de s'asseoir à côté d'elles sur un vieux tabouret en bois, son immuable expression boudeuse lui chiffonnant le visage.
– Tu as déjeuné ? demand'Alexandra.
– Non, pas encore ! répond Margot. De toute manière, je n'ai pas faim.
Marie se tourne vers elle, un sourire aux lèvres.
– Il faut manger, le matin, c'est nécessaire pour ton équilibre...
– Et c'est une bonne habitude à acquérir avant de reprendre le collège... Je te rappelle que la rentrée a lieu lundi prochain !
Margot bondit de son tabouret en soupirant.
– Bon ! Je vous laisse ! s'exclame-t-elle. Vous me fatiguez, avec vos conseils !
– C'est pour ton bien, tu sais ! lui lance Alexandra alors qu'elle sort.
– Je sais... Je sais..., marmonne-t-elle avant de refermer la porte derrière elle.
Les deux femmes échangent un sourire complice.
– Tu crois qu'on la couve trop ? s'inquiète Alexandra.
– Penses-tu ! réplique Marie. Elle fait semblant de se plaindre, mais, en vérité, Elle adore cela. Ce poussin devine qu'il va bientôt perdre son duvet et a pris conscience qu'il vit les derniers moments de son enfance. Ce n'est qu'une petite poule jouant la fière, mais toujours en demande de baisers.
À l'étonnement de Marie, le visage d'Alexandra se contracte.
– Justement, dit la jeune femme, parfois je me demande si nous nous comportons convenablement avec elle. Après tout, nous sommes ses parents, toutes les deux... Deux femmes l'élèvent, Marie ! Tu as réalisé cela ? Elle ne dispose d'aucune référence paternelle. Les seuls hommes qu'elle croise sont ses profs. Et un prof ne peut être un substitut de père ! Un prof, c'est de l'autorité et du savoir à l'état brut, non de l'affection... Je suis bien placée pour comprendre le genre de manque dont elle peut souffrir sans qu'elle éprouve le besoin de nous en parler. Je n'aimerais pas qu'elle développe le syndrome de Peter Pan !
– Tiens, c'est nouveau ! se moque Marie. C'est quoi, le syndrome de Peter Pan ? Les gamins se mettent à s'envoler vers le Pays imaginaire ?
– Tu n'as pas vraiment tort, poursuit Alexandra. On pourrait effectivement illustrer ainsi les symptômes de cette maladie. Parvenu à l'adolescence, le sujet refuse le monde réel, lui préférant son cocon bien chaud, bien sécurisant. Il est victime d'angoisses qui lui interdisent toute vie sociale, y compris le sexe ! Beaucoup d'enfants qui n'ont pas de père – ou qui ont un père trop fragile, soumis à la mère – peuvent être atteints par cette pathologie.
– Ne t'inquiète pas, la rassure Marie en se levant et en forçant son sourire, elle a tout ce qu'il faut pour se défendre. Bien au-delà, même !
– Si tu le dis..., conclut Alexandra.
« Ce cerf, pourtant..., pense-t-elle. Cet animal puissant qui se jette dans l'espace sombre, le regard empli de démence ! »
La jeune femme comprend avec effroi que sa vision a imprégné son esprit en y gravant comme une menace.