Nouveau coup de gomme

Alexandra est à demi allongée, le dos appuyé contre un gros oreiller. Quand Martin pénètre dans la chambre, une infirmière est en train d'ôter le masque à oxygène du visage de la jeune femme, laquelle a repris connaissance.

– Veuillez nous laisser, mademoiselle.

L'infirmière se retire non sans jeter un dernier coup d'œil à Alexandra, comme pour se rassurer sur son état.

– Merci, Mathilde, lui dit Alexandra.

Martin approche une chaise du lit et s'assied, se retenant de prendre les mains de son amie dans les siennes.

– Comment te sens-tu ?

– Moyen, moyen... Mais tu peux me parler, et il est inutile de me ménager, Martin ! Cédric est mort, n'est-ce pas ? Si je pouvais comprendre ce qui est arrivé...

Elle remarque aussitôt la déception Martin.

– J'espérais que tu allais me le dire ! Virgile m'a débité une fable invraisemblable. Tu sais que je veux t'aider, Alexandra. Je suis de ton côté ; néanmoins, je dois connaître ta version des faits pour l'opposer aux inepties dont on vient de m'abreuver.

Alexandra regarde droit devant elle, tentant de rassembler ses souvenirs. Puis, d'une voix hésitante :

– J'étais dans mon bureau à travailler ; je révisais les dossiers de mes malades... Tout à coup, j'ai perçu la voix de Cédric dans mon esprit... Il m'appelait au secours... Souhaitait mon aide... Il était terrorisé ! J'avais l'impression qu'il se débattait contre quelqu'un qui tentait de le pousser par-dessus la rambarde de l'escalier... Je reconnaissais parfaitement les lieux... J'ai pris l'ascenseur ; Cédric ne cessait de m'appeler... Arrivée à l'étage, j'ai trouvé Virgile qui m'a appris que Cédric s'était échappé après l'avoir agressé... Je me suis rendue sur le palier, me suis approchée du garde-fou et...

– Et... ? s'impatiente Martin.

Alexandra, qui a gardé son regard braqué droit devant elle durant son récit, se tourne vers Martin.

– Je suis désolée... À partir de cet instant, je ne me souviens plus de rien.

– Tu t'es évanouie à l'endroit précis où je t'ai découverte en montant ?

– Sans doute. Je te répète que je n'en ai plus souvenir... Cependant...

– Oui ? fait Martin, se penchant en avant.

– Quelque chose me revient.

Martin se penche encore, si près du visage d'Alexandra qu'il sent son parfum. Tel qu'il le retrouve à chaque fois qu'il la rencontre. Toujours le même ! Depuis si longtemps...

Alexandra précise :

– Il me semble avoir reçu un choc. Du moins ai-je le sentiment que, juste avant de perdre connaissance, j'ai ressenti une douleur dans la nuque.

– Redresse-toi un peu.

La jeune femme prend appui sur ses avant-bras et décolle son dos de l'oreiller pour que Martin puisse soulever ses cheveux et examiner son cou.

– Je ne vois rien, dit-il avec regret. Ce qui ne signifie pas que l'on ne t'ait pas frappée. Un professionnel est capable d'asséner un coup du plat de la main, à la base du crâne, sans laisser de trace. Une bonne tape parfaitement appliquée peut t'envoyer dans les vapes !

Alexandra se cale à nouveau contre le gros oreiller tandis que Martin lui remet les cheveux en place, mettant dans son geste lenteur et douceur.

– À quoi penses-tu ? demande-t-elle. Tu as déjà ta petite idée, non ?

– Où se trouvait Virgile quand tu t'es rendue sur le palier ?

Alexandra lui sourit.

– Tu es un véritable jésuite ! Tu réponds à une question par une autre question.

– Parce que je ne peux te donner de réponse que si je parviens à me figurer la place de chacun au moment du drame... Cédric est déjà mort, il gît au rez-de-chaussée ; toi, tu es sur le palier du troisième... Et Virgile, où se situe-t-il, dans ce tableau ?

Alexandra réfléchit à peine pour dire :

– Je l'ai laissé derrière moi. Il était adossé au mur, près de la porte de la chambre de Cédric. Il se tenait le front ; son arcade sourcilière saignait et il paraissait avoir très mal à la tête.

– Donc, il aurait pu te suivre et te frapper au moment où tu te penchais sur la cage d'escalier ?

– C'est probable, concèd'Alexandra en se rembrunissant.

– Une mise en scène organisée pour te désigner comme coupable, poursuit Martin.

– Tu ne penses pas que Cédric se serait suicidé ? Il aurait pu se donner la mort dans un accès de démence...

– Avec les neuroleptiques dont il était gavé ?

– C'est ce que j'ai dit à Virgile lorsqu'il m'a appris que le gamin s'était enfui de sa chambre. Mais alors, Martin... ?

– Oui, Alexandra. On l'a fait taire définitivement ! Existe-t-il un meilleur moyen que la mort pour clore la bouche d'un témoin ? Tu vois, c'est une bien étrange journée que celle-ci ! Gwen Leroy, ma principale suspecte dans l'affaire Estelle, s'est suicidée dans sa cellule, et Cédric, mon témoin clé, s'est suicidé dans la clinique où il était soigné ! Les deux événements sont intervenus à moins d'une demi-heure d'intervalle...

« Quelqu'un efface tous les acteurs de mon enquête. À grands coups de gomme, il élimine tous les protagonistes de l'affaire Estelle... Quelqu'un ? Une organisation, plutôt ! Une phalange qui a placé ses pions dans toutes les cases du jeu... Qui peut s'insinuer partout... Chez Lebrun, dans mon propre QG, au palais de justice, et ici même, aux Sorbiers ! Je livre une guerre contre une pieuvre qui a déployé ses tentacules dans toutes les directions... »

– Martin ?

– Pardon ?

– Tu avais l'air absent...

– Excuse-moi. Je réfléchissais à l'ennemi que je combats...

Il se lève, repousse sa chaise et s'apprête à s'en aller quand il se ravise, plie son grand corps maigre et sec au-dessus du lit pour venir déposer un baiser sur le front d'Alexandra, ses lèvres dessinant une caresse tiède sur la peau de la jeune femme. Comme une empreinte de leur passé...

Il traverse la chambre, ouvre la porte et reste quelques secondes immobile sur le seuil avant de se retourner de trois quarts pour demander :

– Tu n'as jamais remarché, en dix-sept ans ? Jamais ?

Le regard d'Alexandra se voile d'une ombre de contrariété.

– Non, Martin... Jamais ! Sauf en rêve.

– Naturellement, fait-il simplement en refermant la porte derrière lui.

Alexandra écoute le son de ses pas décroître dans le couloir. Martin vient de la quitter une nouvelle fois. Il n'a jamais cessé de la quitter...

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