Quatorze heures.
Martin gare sa voiture devant le commissariat central situé dans l'annexe de la préfecture. Depuis qu'il a quitté la grotte, hors de lui, il a roulé dans la campagne toulousaine, un peu au hasard, cherchant surtout à exorciser ses vieux démons venus le hanter à nouveau. Des démons qu'il avait pourtant cru pouvoir amadouer et domestiquer comme des cafards obéissants. Bien terrés dans un obscur recoin de sa mémoire. Nichés dans un semblant d'oubli.
Il ne s'est jamais caché que ces immondes bestioles attendaient leur heure pour lui dévorer l'esprit. Et cette heure est arrivée, se dit-il en repensant à l'imposante silhouette, presque animale, de Raphaël Sormand quand il l'a vu gravir la sente conduisant à la grotte.
« Raphaël vient d'ouvrir la porte à ces saloperies d'insectes ! » Sa seule présence sur les lieux a libéré en lui un tel flot de ressentiments qu'il a dû s'enfuir comme un môme chapardeur pris en faute.
Bien sûr, le fait que la petite morte soit la fille de Raphaël a changé la donne. Le jeu est désormais pipé. Il va devoir enquêter sur le décès de la fille de l'homme qu'il déteste le plus au monde ! Une gamine qu'il a bien connue, de sa naissance à l'âge de trois ans. Il se souvient même de l'avoir prise parfois sur ses genoux, chez les Sormand, et d'avoir joué avec elle. Un peu gauche. Timide... Mais il l'avait fait rire, quelquefois.
Tout à l'heure, ruminant sa haine contre le professeur et les rêves fous de celui-ci, une intense envie de vomir l'a saisi alors qu'il se trouvait sur une route départementale, l'obligeant à s'arrêter brutalement. À jeun depuis le matin, il n'a rien pu expurger, sinon des jets de bile qui lui ont fait penser à un condensé de ce qu'a été son existence. Des amours manquées, une carrière sans relief, une profonde solitude... Une succession de ratages dont il s'attribue d'ailleurs la responsabilité exclusive, possédant au moins la qualité de ne jamais rejeter sur d'autres ses propres échecs.
Après une longue suite de convulsions douloureuses, il a allumé une cigarette et attendu, appuyé au capot de la voiture, que la crise s'estompe puis s'efface, insensible à la beauté du paysage qu'il a tant appréciée autrefois. Dans ces moments d'extrême tension, c'est en lui qu'il plonge, contemplant avec amertume le gouffre béant creusé par tous ses espoirs mort-nés. Presque par réflexe, il a fait défiler en pensée le cours de sa vie, la déroulant en une litanie insipide, mais il s'est vivement arrêté, considérant toute nouvelle introspection comme désormais vaine. Il a compris depuis longtemps qu'il se heurterait perpétuellement aux mêmes interrogations, aux mêmes mystères.
Une évidence, cependant : son existence n'a pas été jonchée de roses ! Des parents divorcés, la solitude de l'enfant abandonné et incompris, des rencontres sans intérêt, des études à moitié réussies, un grand amour accompagné de ses rêves impossibles, puis, enfin, le renoncement. La foutue acceptation de sa condition. Oh, bien sûr, il avait fait carrière dans la police ! Il avait même accompli le tour de force d'être considéré comme un enquêteur hors pair, au point d'être l'un des plus jeunes commissaires de sa génération. Tout cela pour constater qu'en fin de compte, il est seul !
Il est remonté en voiture, un goût d'amertume dans la bouche, puis il a repris la route. Pour faire dévier ses tristes pensées, il a alors cherché une station musicale sur l'autoradio, et, poussant le son au maximum, il a chanté à tue-tête... avec Cabrel et les Rolling Stones.
Maintenant, devant le commissariat, il se sent plus calme, presque serein. Prêt à affronter tous les acteurs qui vont lui donner la réplique... Car sa vie ne se résume plus qu'à une combinaison de rengaines. À un spectacle dans lequel il joue son rôle, s'efforçant toujours de ne pas paraître trop distant. De jouer juste !
Il coupe le moteur et sort de sa voiture. Le flic en faction lui demande où il se rend. Martin présente sa carte ; le planton s'excuse et le salue avec un respect exagéré, puis appelle aussitôt un collègue qui va conduire monsieur le commandant dans le bureau qui lui est réservé. Martin et son guide grimpent en silence jusqu'au premier étage pour emprunter un long couloir. Le policier ouvre une porte et s'efface devant lui, le saluant à son tour avec un zèle appuyé.
Sitôt entré, Martin jette un regard circulaire sur l'immense pièce qui va devenir son fief durant l'enquête relative à la mort d'Estelle. Il remarque les quatre grandes fenêtres qui laissent entrer une belle lumière blanche. Pour une fois, l'administration a bien fait les choses. Trois bureaux assez imposants, chacun doté d'un poste téléphonique et d'un ordinateur, ont été installés en vis-à-vis. Un grand tableau noir occupe une partie d'un mur, donnant au lieu un petit air de salle de classe, tandis qu'un autre, en liège, permet de punaiser les éléments d'information sur l'enquête en cours. Sur une table rangée contre l'autre mur, une photocopieuse trois en un, un fax et un téléphone flambant neufs attendent sans aucun doute leur première mise en service. Il y a même, luxe suprême pour un fonctionnaire de police, une machine à café disposée sur une tablette entre deux des fenêtres.
Martin sait déjà qu'il appréciera ce bureau. Cette scène de théâtre... Cela lui évitera d'aller travailler au café d'en face, comme il l'a fait de nombreuses fois lors d'enquêtes précédentes. Par curiosité, il ouvre une porte, sur la gauche, et constate que c'est un petit cabinet de toilette aménagé. « Décidément, ils ont pensé à tout me mitonner aux petits oignons ! pense-t-il. À me chouchouter pour m'obliger à obtenir des résultats rapides ! »
Il s'apprête à s'installer à l'un des bureaux qu'il vient de choisir arbitrairement quand la porte du couloir s'ouvre sur un grand type coiffé en brosse, l'air avenant et sympathique. Un nez légèrement écrasé, de petits yeux rapprochés et porcins. Mais un sourire immense qui transfigure sa face lunaire.
– Bornand ! lance-t-il joyeusement en tendant la main à Martin. Ces imbéciles viennent juste de me prévenir de votre arrivée !
Martin se laisse broyer la main avec un sincère plaisir. Il ignore tout de cet homme qu'il n'a eu qu'une seule fois au téléphone, mais il est conquis par son dynamisme, devinant en lui une bonne et grosse dose de sympathie et de chaleur, avec juste ce qu'il faut de matoiserie dans la prunelle. Il le connaît seulement de réputation : une pointure qui a travaillé dans l'antigang avant de se recycler dans l'antiterrorisme ; ayant particulièrement œuvré dans la lutte anti-ETA, il a été à l'origine d'arrestations majeures...
– Mes respects, monsieur le divisionnaire ! Puis, désignant la pièce d'un large geste de la main, Martin ajoute : Vous nous avez gâtés !
Bornand s'assied derrière un bureau dont il écarte le siège pour allonger ses grandes jambes et prendre ses aises, envahissant déjà l'espace.
– Hé ! C'est que vous êtes une célébrité, dans votre genre ! Figurez-vous que j'ai reçu un coup de fil du DGPN qui m'a demandé personnellement de mettre à votre disposition ce qu'il y avait de mieux !
Martin tire sa chaise pour s'asseoir face au divisionnaire.
– Ce n'est pourtant pas une affaire d'État !
Bornand éclate de rire.
– Sans doute pas ! Mais, vous savez, cela a remué beaucoup de monde ! Surtout quand il s'agit de la fille de l'un de nos professeurs d'université mondialement connu. Je vous le dis : MONDIALEMENT ! J'ai appris que vous étiez sur les lieux, ce matin... Avez-vous trouvé quelque chose ?
– Trois fois rien, répond Martin. Je crois qu'il faut attendre les résultats des expertises en cours. Mes collaborateurs devraient arriver d'une minute à l'autre.
– Oui, je sais ! Le lieutenant Seignolles, que je ne connais pas, et la petite Souad. Une sacrée gamine, celle-là !
Martin esquisse un sourire.
– C'est-à-dire ?
– Un excellent élément. Avant peu de temps, elle aura fait de nous tous une bouchée ! Un flair d'enfer, une experte en physique et chimie, qui sort d'une ribambelle d'écoles avec des diplômes long comme le bras... et, en plus, belle et infatigable !
– Elle doit bien avoir un défaut, non ? Les gens parfaits sont rares, de nos jours.
– À vrai dire, j'aurais du mal à lui en trouver un, dit Bornand en se levant brusquement. Sauf évidemment son caractère de cochon ! Mais, avec tous les mâles en rut qui passent et repassent entre ces murs, c'est plutôt un système de défense qu'elle a rudement perfectionné en peu de temps.
Sur ces mots, il se dirige vers la porte. Sur le seuil, il marque un temps.
– Surtout, n'hésitez pas, si vous avez besoin de quelque chose ! Demandez, vous obtiendrez ! C'est la devise de la maison, quand on reçoit des huiles dans votre genre.
Il fait un pas et se reprend :
– Juste un détail, ajoute-t-il en dévisageant cette fois Martin avec sérieux, j'ai le procureur sur le dos, l'autre casse-couilles de Barrot, le juge d'instruction, les notables, le maire et j'en passe... Résolvez vite cette enquête, cela me fera des vacances. Je ne suis pas du genre à vivre avec une boule de contrariété dans le ventre, moi !
Puis, après lui avoir adressé un clin d'œil, il disparaît sans refermer la porte.
Martin apprécie les types comme Bornand. De bons et de vrais flics. Un homme qu'on ne doit pas vouloir décevoir.
Il sort une feuille et commence à griffonner dessus. Une suite de mots qui lui paraissent symboliser d'emblée le crime étrange pour lequel il est revenu, contraint, à Toulouse. Grotte... Rituel... Signe... Empreinte de semelle... Marguerites... Edelweiss... Estelle...
Il aime particulièrement ce premier instant d'une enquête, lorsqu'on n'a rien à quoi se raccrocher, sinon deux ou trois mots et de furtives images qui se figeront rapidement en clichés qu'il examinera à la loupe.
Soudain, la porte s'ouvre sur Souad et Seignolles, de retour de la grotte. La jeune fille tient un dossier sous le bras.
– Ah ! Vous êtes là, commandant...
– Laissez tomber les titres, la coupe Martin. Appelez-moi par mon prénom et acceptez que je fasse de même avec vous deux. Cela facilitera nos relations, et nous gagnerons du temps...
Seignolles referme son carnet et vient s'asseoir à l'un des bureaux.
– Ils n'ont pas fait les choses à moitié ! dit-il. Chez nous, ce serait plus spartiate, comme environnement !
– Normal, répond Martin en se levant, c'est bien connu que la gendarmerie est une sous-police !
Découvrant la tête de Seignolles, il éclate de rire.
– Ne faites pas cette tête-là, Luc ! Je plaisantais ! C'est ma manière un peu désuète de mettre mes collaborateurs à l'aise. Je sais, on dit souvent que partout où je vais, je ne passe pas vraiment pour un fin humoriste !
Puis il se rend au tableau noir, saisit une craie et se tourne vers ses deux collègues.
– Je vais vous proposer une méthode de travail... Comme nous ne disposons que d'infimes éléments pour expliquer la mort de la jeune Estelle Maincourt-Sormand, je vous suggère d'aborder le problème en relevant ce que nous savons avec certitude, ce qui appartient au domaine des conjectures, enfin ce qu'il convient de faire pour avancer... C'est bon pour vous deux ?
– C'est vous le patron, répond Souad.
– Non, réplique Martin avec un brin d'agacement dans la voix, nous sommes une équipe. Je n'ai aucune fonction hiérarchique, ici. Ce que je souhaite, c'est que nous mettions en commun nos talents respectifs pour engranger des résultats à brève échéance. C'est tout.
Le ton a été suffisamment tranchant pour que Souad ne réplique pas. Seignolles se lève avec, en main, un carnet gainé de cuir qu'il ouvre précautionneusement, comme s'il s'agissait d'un recueil de secrets...
– Voulez-vous que je commence et que je vous livre mes remarques ? demande-t-il.
Surpris, Martin le regarde avec une admiration non feinte. Depuis le début de sa carrière, il n'est jamais parvenu à reporter quoi que ce soit sur un bout de papier au cours d'une enquête. Sa devise est : Tout dans la tête ! Sauf que, il doit le reconnaître, cette pratique empirique lui a parfois joué de mauvais tours, sa mémoire pourtant exceptionnelle ayant souvent effacé de précieux détails.
– Je vous en prie ! dit-il en souriant.
– Hé ! s'exclame Souad. On avance ? On n'est pas dans les salons de la vicomtesse !
Martin et Seignolles ignorent la jeune fille qui soupire, assise sur sa chaise, les pieds croisés sur le bureau.
– Si je résume, commence Seignolles, nous avons des indications intéressantes, mais aucun indice à proprement parler, excepté l'empreinte d'une semelle de chaussure de sport, taille quarante-quatre, et le fameux signe sur lequel je reviendrai. Pour l'essentiel, nous savons que le corps a été découvert par un randonneur...
– Et qu'est-ce qu'il fichait là, celui-là ? demande Souad. L'endroit est sinistre à mourir ! On pourrait peut-être le considérer comme suspect.
Seignolles se tourne vers elle, l'air amusé.
– Tu veux savoir la vérité ? Il s'agit d'un vieux monsieur de soixante-dix ans, encore bon marcheur, qui souhaitait s'isoler pour... Il nous a expliqué qu'il voulait s'enfoncer le plus possible pour ne pas se retrouver sous l'œil de quelqu'un, et c'est ainsi qu'il a découvert le corps.
– Ensuite ? s'impatiente Martin.
– D'après les premières constatations de votre ami mangeur de saucisses, la mort remonterait à une trentaine d'heures environ. Le corps ne présentait aucune trace de violence. Je vous l'ai dit, on a juste relevé des empreintes de pas, dont une seule identifiable. Je me suis permis de compter les bougies : dix-sept au total ; et les pierres blanches : vingt et une ! Le bouquet de fleurs blanches qu'elle tenait dans la main contenait de petites marguerites et des edelweiss. Ceux-ci, je me demande bien où ils ont pu être dénichés par ici...
– À partir de deux mille cinq cents mètres d'altitude, dans un endroit escarpé...
– Je sais, commandant, réplique Seignolles, j'ai fait la préparation Montagne de la gendarmerie... Mais je ne vois pas où ils ont pu les cueillir, c'est tout.
Tandis que Seignolles tourne une page d'un geste appliqué, Martin le considère avec davantage d'attention. Vu sa morphologie, il aurait dû se douter que ce gars-là était un grimpeur... Tout de suite il le trouve plus sympathique : vieux réflexe de montagnard.
À cet instant, Souad se redresse sur son siège.
– Il y avait combien de fleurs ? raille-t-elle avec un large sourire.
Martin bondit.
– Écoutez moi, jeune fille ! lui lance-t-il d'une voix froide et cassante. J'ai eu la faiblesse de vous parler de mon humour... Si on en use, encore faut-il qu'il fasse mouche ! Sinon, ça tombe lourdement à plat, ce qui est le cas pour votre remarque ! Luc a eu raison de procéder ainsi. Dans un crime rituel, tout compte, et surtout la numérologie... Elle renvoie souvent à des symboles qui nous dirigent vers des explications concrètes. Alors, écoutez un peu et épargnez-nous vos réflexions de gamine pressée ! D'ailleurs, au lieu de vous prélasser, venez donc reporter les constatations de Luc sur le tableau.
Visiblement vexée, Souad s'approche du tableau et se saisit rageusement d'une craie, se promettant de casser ce gradé prétentieux à la première occasion... Le Parisien la croit impatiente ; il se trompe. Elle possède l'endurance et la constance d'une chatte. Et ses griffes savent faire mal !
Elle s'exécute cependant ; la tension retombe. Seignolles peut reprendre son exposé avec flegme.
– L'autre indice capital est évidemment le signe, ou motif, ou symbole, que l'on a trouvé peint sur le dos de la victime et gravé dans la roche. Un 8 ouvert que tentent de fermer deux traits horizontaux à sa base et à son sommet. Là, j'avoue ne pas avoir d'explication... Sinon, rien d'autre...
– Et vous ? demande Martin à Souad en se tournant vers elle. Vous avez quelque chose à nous dire ?
– Effectivement, répond Souad. Tandis que Luc demeurait aux abords de la grotte avec les gendarmes qui ratissaient le coin, j'ai appelé la mère, Claudia Maincourt, que Raphaël Sormand venait de joindre pour lui apprendre l'effroyable nouvelle. Elle était effondrée – mais c'est une sacrée bonne femme, car elle a eu le courage de me parler d'Estelle. Celle-ci avait vingt et un ans et étudiait la physique-chimie à la fac de Toulouse. Avant-hier, elle a averti sa mère qu'elle coucherait chez une amie. Hier soir, ne la voyant pas revenir, Claudia Sormand a appelé l'amie en question qui lui a appris que sa fille n'avait pas dormi chez elle...
– Elle a donc menti à sa mère..., marmonne Martin. Avez-vous demandé si elle avait un petit ami ?
– D'après son père à qui j'ai posé la question, intervient Seignolles, à sa connaissance elle n'en avait pas. Il m'a affirmé qu'il l'aurait su, si cela avait été le cas ; le père et la fille étaient très proches. Il ne m'a pas dévoilé grand-chose ; j'ai pourtant senti qu'il y avait du fusionnel là-dessous ! Le pauvre type m'a parlé de sa fille en des termes tels que j'avais le sentiment qu'il décrivait sa maîtresse ! Cependant, d'après l'empreinte de chaussure trouvée dans la grotte, la gamine était bel et bien accompagnée d'un homme... La taille quarante-quatre, vous comprenez !
À cet instant, Souad quitte le tableau et se rend à son bureau où elle a posé son dossier. Elle farfouille dans une chemise. Les deux autres patientent, étonnés. Elle revient avec plusieurs clichés.
– Comment les avez-vous obtenus ? demande Seignolles, plutôt surpris.
– Je suis copine avec le photographe de la scientifique... Il m'a refilé le double de toutes les photos qu'il a prises ! répond Souad avec un regard plein de sous-entendus.
Elle punaise fièrement les clichés sur le grand panneau de liège. Au fur et à mesure qu'elle les fixe, image après image la scène morbide de la grotte se reconstitue.
– Des pierres de quartz blanc..., dit Martin pour lui-même. Sans doute un symbole de pureté... La victime en position fœtale au milieu d'un cercle de pierres et de bougies... Ce signe à la fois dessiné avec du sang sur le dos de la victime et gravé dans la roche...
– Toute cette mise en scène macabre semble évoquer le rituel d'une secte, non ? risque Seignolles.
– Pas forcément, répond Martin en tapotant de l'index la photographie représentant le motif peint sur le dos d'Estelle. Comme le corps de la victime ne montre aucune blessure, si minime soit-elle, nous devons apprendre de quel sang étranger il s'agit. Humain ou animal ?
Martin garde le silence un long moment, observant chaque cliché avec l'extrême attention qu'il met d'ordinaire à examiner le plus infime détail, à débusquer le moindre élément pouvant se révéler incongru. Car quelque chose le chiffonne, dans cette mise en scène, sans qu'il puisse exprimer quoi... Il a beau fouiller sa mémoire, aucune lueur ne point.
– Vous avez raison, ce sont habituellement les chamans qui utilisent le sang animal, en général au cours de rituels destinés à apporter la guérison, l'animal étant censé offrir au malade sa force vitale... De la magie ! Ce n'est là que de la grosse magie qui remonte à la nuit des temps.
– Si Estelle a été tuée par un fanatique, on pourrait éplucher tous les fichiers de la gendarmerie. Les groupes de dingues versant dans l'ésotérisme ont à peu près tous été répertoriés...
Martin secoue la tête.
– Non ! Non ! Il ne s'agit pas d'un fanatique. Je viens de mettre le doigt sur ce qui me préoccupait depuis un petit moment... En fait, cette mise en scène est imparfaite, comment dire ? Inaboutie... Bancale... À mon avis, elle est surtout destinée à nous donner le change ! J'ai le sentiment profond que c'est un leurre. J'avoue que j'aurais de la peine à vous faire part des raisons qui me conduisent à penser de la sorte. C'est certainement mon expérience qui parle à ma place. J'ai vu tant de mises en scène pseudo religieuses, tant de simulacres cultuels, que je peux flairer le bidonnage ! Le mieux, maintenant, est de répondre à quelques questions concrètes...
Et, se tournant vers ses deux interlocuteurs :
– Luc et moi, nous allons voir les parents d'Estelle et jeter un coup d'œil dans la chambre de celle-ci... Vous, Souad, vous tirez au clair ce problème de sang, et vous vous débrouillez pour savoir si la petite a absorbé de la drogue : analyses complètes et tout le bazar ! Appelez Baziret de ma part...
Soudain, croisant le regard de Souad, il devine que celle-ci est déçue.
– Un problème ? s'inquiète-t-il.
– Oui ! Je me retrouve à mettre des éprouvettes dans une centrifugeuse pendant que vous allez sur le terrain ! Ça n'aurait pas un petit goût de discrimination féminine ?
– Discrimination positive ! réplique Martin en éclatant de rire. Vu votre CV, c'est vous la spécialiste ! Luc et moi, nous ne sommes que de vulgaires chiens de chasse ! On travaille de la truffe... On renifle, on scrute, on déterre ! Vraiment un sale boulot de flic de base qui ne correspondrait pas aux compétences d'une scientifique de haut niveau !
– C'est ça ! lance Souad. Et, en plus, vous vous fichez carrément de moi !
Sans attendre la réponse, elle attrape sa veste à la volée et quitte le bureau dans un fracas de porte claquée.
– J'ai toujours eu un faible pour les femmes de caractère ! dit Seignolles avec une moue admirative. Quant à votre humour que vous décriiez tout à l'heure, je dois admettre qu'il est un peu balourd, mais efficace. Pas mal, le « on travaille de la truffe » !
– Vous verrez, je peux m'améliorer, précise Martin. Allez ! On fonce ! La machine est lancée... L'enquête démarre vraiment maintenant !
Ponctuant ses propos d'un geste brusque qui se veut être la preuve d'un dynamisme communicatif, Martin arrache son blouson du dossier de la chaise où il l'avait posé. Son portefeuille tombe de sa poche intérieure et s'ouvre sur le sol en laissant échapper quelques papiers. Seignolles se baisse aussitôt pour ramasser le tout. Son regard est alors accroché par une coupure de presse légèrement fanée.
La photographie d'une jeune fille. Un gros titre : Une étudiante échappe de peu à la mort dans un accident de montagne.
Sans un mot, il restitue les documents et le portefeuille à Martin. Ce dernier, comme pour éviter toute question, lance en hâte :
– Dites, il va falloir vous fringuer en civil, maintenant. On passe chez vous pour vous changer, et après on file chez les Sormand. Le costume de gendarme n'est pas un atout psychologique idéal pour attirer la confiance et susciter les confidences. Un uniforme, mon vieux, c'est toujours intimidant.
– Sans doute... Je comprends, répond Seignolles, mal à l'aise, mais je suis en service et...
– Je suis votre supérieur ! le coupe Martin d'un ton faussement sévère, tout en lui adressant un clin d'œil complice. Vous obtempérez !
– Bien, chef ! répond Seignolles en se mettant au garde-à-vous et en saluant, main droite au front, menton haut, tout en claquant les talons.