Le temps d'une cigarette

Au commissariat central, l'appel d'un jeune homme affirmant qu'un garçon nu, la tête surmontée des bois d'un cerf, venait de s'évanouir en plein centre de la place du Capitole a d'abord été pris par le réceptionniste pour une mauvaise farce. Une nouvelle blague de potache !

L'information a tout de même remonté la voie hiérarchique pour atteindre l'officier de garde et aboutir au divisionnaire Bornand qui a immédiatement établi un rapport avec l'affaire suivie par le Parisien, Martin Servaz.

C'est ainsi qu'en moins de trois quarts d'heure, la place a été ceinturée, interdite aux curieux, investie d'une cohorte de policiers en civil ou en uniforme, et de médecins du Samu, et que les deux jeunes amoureux ont été conduits dans un fourgon pour faire leur déposition.

Apparus comme par enchantement, des journalistes et photographes de La Dépêche du Midi tentent en vain de pénétrer dans le périmètre de sécurité délimité par un ruban de plastique jaune que surveillent de nombreux agents.

Martin allume sa première cigarette de la journée et lui trouve immédiatement un goût infect. Il a l'estomac vide et regrette de s'être couché la veille après avoir avalé deux verres de whisky. Il regarde des infirmiers embarquer le jeune homme nu à bord d'une ambulance. On lui a retiré les bois de cerf ; ceux-ci demeurent au sol, grotesque parure que des techniciens de la police scientifique prennent en photo.

Mais Martin pense essentiellement au jeune homme nu.

« C'est Cédric Tissier... Il ne peut s'agir que de lui, naturellement ! Le voici enfin, le compagnon d'Estelle ! L'inconnu de la grotte... »

Puis il remarque deux hommes qui discutent, légèrement à l'écart. Il reconnaît aussitôt le juge Barrot, aussi élégant à cette heure matinale que s'il s'apprêtait à se rendre à quelque soirée mondaine.

L'attention Martin est plutôt attirée par le second personnage habillé de gris qui penche la tête tantôt à droite, tantôt à gauche... Et c'est ce tic qui ravive sa mémoire. Cet homme qu'il a aperçu lors de la cérémonie d'enterrement d'Estelle, ce cancrelat, c'est Legendre, un agent de la DGSE.

« Ce salopard ! Il a pris un sacré coup de vieux, mais c'est bien lui... »

Martin ne l'a croisé que deux ou trois fois, tout au début de sa carrière. Un type à la réputation sulfureuse. Un homme de réseau qui se complaît dans les intrigues.

« Bon Dieu, que vient-il foutre ici ? Je l'avais totalement oublié... Et voici qu'il surgit dans cette affaire ! Dans mon enquête... »

Martin fonce vers le groupe et, incapable de maîtriser sa colère, s'adresse d'emblée au juge Barrot en désignant Legendre :

– Puis-je vous demander, monsieur le juge, la raison de la présence de cette personne ?

Le juge n'a pas le temps de répondre que Legendre prend la parole, grimaçant un sourire qui lui fronce tout le visage.

– Je n'ai pas à justifier ma présence, commandant. Vous le savez très bien... Mais je suis étonné que vous me connaissiez ! Avons-nous été présentés ?

– C'est inutile ; vous m'avez appelé commandant, ce qui signifie que vous savez qui je suis. Quant à moi, je me souviens que vous m'avez soufflé une enquête il y a une douzaine d'années...

Le sourire de crapaud de l'agent s'étire ; Legendre fait mine de réfléchir.

– Attendez... Douze ans, dites-vous ? Ah oui ! Vous voulez sans doute parler de cette malheureuse affaire de l'ordre du Temple stellaire sur laquelle vous vous êtes cassé les dents ? Vous pensiez pincer une poignée d'illuminés alors qu'il s'agissait en réalité de terroristes qui se préparaient à commettre un attentat au Pays basque.

Martin serre les poings dans ses poches. Il meurt d'envie d'écraser ce sourire artificiel et cynique. Se tournant alors vers Barrot :

– Cela signifie-t-il que je suis dessaisi de l'enquête ?

– Mais non... mais non, bredouille le juge, dansant d'un pied sur l'autre. Mais non, je vous assure ! Il n'a jamais été question de cela, voyons.

– C'est bien ce que je pense. Donc, rien ne justifie la présence de ce monsieur...

Barrot se raidit, se hausse sur ses ergots, redresse le menton.

– Je suis le seul à pouvoir en juger, commandant ! Tenez-vous-le pour dit ! Je vous avais prévenu, cette affaire a débordé le cadre régional... Vous comprenez, n'est-ce pas ? Il y a d'abord eu la mort de la fille du professeur Sormand... Et la réapparition de Cédric Tissier ! Une réapparition saugrenue, j'en conviens.

– Il s'agit donc bien de Tissier, vous me le confirmez ? s'assure Martin.

– Il a été formellement identifié d'après des photographies.

– Monsieur le juge, reprend Martin, Cédric Tissier est mon témoin numéro un. Je dois l'interroger très rapidement.

– Vous plaisantez ! s'exclame Legendre en montrant l'ambulance d'un coup de menton. Je n'ai jamais vu un légume répondre à des questions. Ce garçon est dans un état pitoyable et il semblerait même qu'après avoir erré Dieu sait où pendant autant de temps, il ait perdu la raison. Du moins temporairement.

Martin ignore la remarque, revient vers Barrot pour demander :

– Je préférerais que les ordres viennent de vous, monsieur le juge : quel est votre sentiment ?

Manifestement embarrassé, Barrot regarde tour à tour Legendre et Martin. Il se décide enfin :

– Votre empressement est naturel et tout à votre honneur, commandant. Mais auparavant, et selon les premières constatations des médecins, il est urgent que votre témoin reçoive des soins. Il a été gravement commotionné ; le traumatisme qu'il a subi est tel qu'il est dans l'incapacité de parler. Ses blessures physiques sont superficielles... De simples égratignures. Par contre, son esprit... son esprit a été profondément marqué ! Il est incapable de prononcer autre chose que le prénom d'Estelle... Estelle Sormand, bien sûr !

– Je comprends, dit Martin plus calmement. Néanmoins, vous savez très bien que je ne pourrai rien en tirer si on le bourre de sédatifs ! Il est le maillon le plus important de mon enquête...

– C'est vrai, admet Barrot, mais, de toute manière, il est déjà trop tard. Les urgentistes lui ont administré une forte dose de calmants. J'ai ordonné qu'il soit immédiatement transféré aux Sorbiers.

Martin se prépare à contre-attaquer quand le téléphone portable du juge sonne. Barrot décroche pour répondre par monosyllabes à son interlocuteur, puis raccroche avec un petit sourire de satisfaction. Cet appel semble lui avoir permis de trouver une excuse pour se retirer.

– Bien, conclut-il, je dois y aller. Commandant, je crois que nous avons fait le tour du problème. Dès que Cédric Tissier sera en mesure de pouvoir supporter vos questions, vous l'interrogerez. Seulement si les médecins vous en donnent la permission ! Vous m'avez bien entendu ?

– Oui, monsieur le juge, soupire Martin.

Barrot tend une main molle et moite à Martin qui la lui serre en repensant à un poisson mort.

Le juge et Legendre se dirigent vers une voiture restée sous la surveillance d'un chauffeur. Martin écrase sa cigarette. Toute cette discussion n'a duré que le temps d'une simple cigarette ! Et elle lui a laissé dans la gorge un goût de cendre.

L'ambulance emportant Cédric va démarrer ; Martin court dans sa direction, sort sa carte de police, la présente au conducteur et grimpe à l'arrière pour s'asseoir sur la banquette au côté d'un policier. Un médecin est penché sur Cédric pour lui prendre sa tension.

« Qui sait, durant le trajet, ce gamin prononcera peut-être quelques mots, dans son délire... Et je me contenterai de peu... Trois fois rien peut suffire ! »

Martin, habituellement impatient, s'installe et attend avec un flegme qui le surprend... Il attend. Car cette enquête ne ressemble à aucune autre. Ses méandres sont infiniment complexes. Ils sinuent entre passé et présent... Épousent un chemin aussi tortueux que ceux des cauchemars. Un labyrinthe qui conduit d'une grotte à une autre... La première où Alexandra a perdu l'usage de ses jambes ; la seconde où Estelle est morte.

Dans la première, Raphaël Sormand était présent.

L'ambulance, sirène hurlante, quitte la place du Capitole. De la voiture dans laquelle il vient de s'installer, Legendre la regarde filer. Il a vu Martin Servaz y monter.

« Ce type est si prévisible ! » pense-t-il avec l'expression du joueur d'échecs qui a déjà prévu tous les coups de son adversaire.

Son visage de plâtre se crispe cependant une fraction de seconde.

« Prévisible, mais dangereux ! »

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