Le numéro deux de la PJ et le scientifique prirent place au milieu de la pièce. Alexandre Jacob se racla la gorge avant de prendre la parole.
— Tout d’abord, Amandine Guérin va bien. Elle est toujours hospitalisée à Saint-Louis et reste évidemment en quarantaine, afin qu’on suive l’évolution de son état de santé.
Il mit ses poings sous son menton et réfléchit à la manière d’aborder le sujet, avant d’expliquer :
— Pour procéder dans l’ordre chronologique, voici ce qui s’est passé depuis la découverte du laboratoire clandestin, hier. Tout d’abord, Sébastien Sadouine, notre spécialiste de la peste, a autopsié en milieu d’après-midi l’une des puces infectées dans notre laboratoire haute sécurité de l’Institut Pasteur. Une manipulation délicate, qui lui a permis de constater le blocage dans le système digestif des insectes, dû à une prolifération anormale de bactéries. Il a fait un test pour colorer ces bactéries et les observer au microscope. La forme, la taille, la stratégie de la bactérie sur les puces ont tout de suite levé une très forte suspicion de Yersinia pestis. La peste que vous connaissez. Ensuite, nous avons eu un retour de l’entomologiste qui a analysé le type de puces. Il est formel : il s’agit de Xenopsylla cheopis, la meilleure vectrice de la peste. La candidate idéale pour optimiser le développement et la transmission de la bactérie mortelle. Mais c’est une puce capricieuse qui a besoin de son confort, elle ne survivrait pas dans des conditions autres que celles où on les a découvertes : chaleur et forte humidité.
— De quelle région viennent ces puces ? demanda Franck.
— Il n’y a pas de localisation précise, on en trouve dans différents pays, sur différents continents, partout où les conditions d’hygrométrie et de température sont respectées. Les bactéries extraites du système digestif de ces puces ont été amenées au laboratoire de microbiologie de l’hôpital Saint-Louis, peu de temps avant que vous passiez me voir, cette nuit. Ils disposent là-bas d’un outil formidable, un spectromètre de masse capable d’analyser les caractéristiques de nombreuses bactéries. Les résultats sont arrivés très tôt ce matin. C’est bien elle. La peste.
Sharko dut s’asseoir sur un bureau, sous le choc : des hommes, des fous, des monstres, voulaient répandre la peste dans la population. Jacques Levallois arriva à ce moment-là. Il s’installa, salua l’assemblée d’un bref mouvement de tête et s’assit à sa place. Plongé d’emblée dans le bain.
— Les résultats fournis par le spectromètre de masse permettent de typer exactement la souche. Comme pour la grippe, toutes les souches connues de la peste sont référencées depuis des dizaines d’années. On sait d’où vient la bactérie qui a contaminé ces rats et ces puces : Madagascar. Vu l’origine, je pense que le microbe n’est pas sorti d’un laboratoire, mais que Josh Ronald Savage — nous pouvons désormais lui donner un nom — est allé directement le prélever sur un malade. Un villageois malgache qui a la maladie. Il n’avait qu’à lui prélever du sang, le conserver, faire quelques manipulations pour en extraire la bactérie, et le tour était joué. N’importe qui peut se rendre dans ces villages isolés et agir de la sorte. Il suffit d’une blouse blanche et de quelques connaissances en microbiologie…
— Un malade ? répéta Sharko. Vous êtes en train de nous dire que… que des personnes, sur cette planète, ont la peste ?
— Bien sûr. Tout comme des gens ont Ebola. Ces microbes n’ont jamais disparu. Le Congo, la Chine, même les États-Unis, notamment dans les réserves indiennes, rencontrent des cas de peste régulièrement. Elle sévit tous les ans sur l’île de Madagascar, c’est là que se trouvent les foyers les plus importants. Ces dix dernières années, on a recensé aux alentours de vingt mille cas mortels à travers le monde.
Jacob vit à quel point ses explications suscitaient l’incompréhension. Il justifia ses propos :
— Vingt mille, cela vous paraît trop peu de morts, n’est-ce pas ? Presque anodin devant la peur que la maladie suscite et dont très peu de gens savent qu’elle existe encore. Ce qui a tué des millions de personnes dans les périodes anciennes, c’est l’impossibilité de lutter contre la maladie. On ne la connaissait pas, on ignorait comment elle se propageait. N’oublions pas, de surcroît, les conditions sanitaires effroyables qui n’ont fait que disséminer la bactérie : la majeure partie de la population était pauvre, les hommes vivaient avec les rats et les puces, sans hygiène… Aujourd’hui, la peste est connue, surveillée. À Madagascar par exemple, tout le monde, des villageois aux agents de santé, sait que la peste est latente. Un malade connaît les symptômes, il est diagnostiqué et traité rapidement. Il existe même des vaccins, en trop petite quantité, malheureusement.
— Ce serait donc moins grave que ce qu’on pourrait imaginer si la peste venait à se répandre parmi nous ?
Jacob secoua la tête.
— Ne croyez pas cela. Dans les pays industrialisés, la peste est une maladie du passé. Aucun médecin ne serait capable de la diagnostiquer avant les premiers morts et, donc, avant qu’elle ait eu le temps de se répandre. La production de vaccins en masse prendrait des semaines. Josh Ronald Savage en est bien conscient. Il faut savoir qu’après une piqûre de puce la peste se développe sous l’une de ses trois formes : la peste bubonique, la peste septicémique ou la peste pulmonaire. Il n’y a pas vraiment de règles qui dictent quel type de peste se développe chez tel ou tel individu, juste des probabilités. La bubonique tue dans 40 à 70 % des cas, les médecins n’y verraient que des infections ou des kystes, ils feraient partir des prélèvements, mais on ne chercherait pas là où il faut. On ne trouverait pas la bactérie de sitôt. C’est 100 % de décès pour la pulmonaire si on ne la traite pas dès les premiers signes. En France, en Europe, aux États-Unis, les gens en mourraient, parce que… parce que les médecins n’ont jamais appris à reconnaître la peste. Mais le pire, le pire… (il se passa une main sur le visage)… c’est que nos médecins assimileraient probablement la forme pulmonaire à une pneumonie virale ou à une grippe. Les symptômes sont très proches.
Un silence. Les policiers se regardèrent.
— Bon Dieu, fit Nicolas. Vous êtes en train de nous dire que… que Savage a sans doute répandu le virus de la grippe pour… pour…
— … préparer la dispersion de la peste à travers la planète, c’est bien possible. La noyer dans la masse et prendre tout le monde de court. Saturer les hôpitaux, les centres de soins, placer les systèmes de santé à la limite de leur fonctionnement pour les désorganiser. Imaginez les dégâts si peste pulmonaire et grippe se mélangeaient. D’autant plus que, contrairement aux autres formes, la peste pulmonaire n’a plus besoin des puces pour se propager, elle est contagieuse comme la grippe. Et elle tuerait systématiquement. D’un point de vue social et comportemental, les gens auraient peur les uns des autres, ils s’enfermeraient chez eux, tandis que d’autres disperseraient la maladie dans toutes les régions du monde à cause de l’industrialisation, des moyens de transport, de l’extrême densité de population dans les grandes villes. La terreur et l’hystérie collective rejailliraient comme au temps du Moyen Âge ; les pays industrialisés seraient complètement déstabilisés ; le système économique actuel s’effondrerait. Bref, un chaos inimaginable.
Sharko essaya de garder son sang-froid, même si c’était compliqué. Il pensait à ses enfants, à Lucie… Sa famille qu’il voulait protéger. Ses yeux se perdirent sur le visage du monstre placardé sur le tableau blanc. Puis revinrent vers Jacob, brûlants de haine.
— On peut espérer les avoir pris de court en dénichant ce laboratoire ?
— C’est l’autre mauvaise nouvelle. Sébastien Sadouine a constaté qu’il restait dans les vivariums peu de puces saines, quand on les compare au nombre de puces infectées. Ce n’est pas normal, c’était trop déséquilibré pour assurer la viabilité du laboratoire. Il pense que Savage et ses acolytes ont pris les puces saines, les ont toutes infectées d’un coup en les nourrissant de sang contaminé et les ont embarquées. Ils en ont sans doute des milliers en leur possession. Ces hommes ont visiblement été pris par l’urgence, ils devaient savoir que vous étiez à leurs trousses.
— Ils l’ont compris dès jeudi dernier, quand on interpellait le hacker, répliqua Franck. Ils ont décidé de passer à l’action plus tôt que prévu. Peut-être qu’ils voulaient emporter encore plus de puces, cette nuit ? Emmener tous les vivariums, mais qu’Amandine les en a empêchés ?
Nicolas était debout, il allait et venait, main au menton. Il s’adressa à Jacob :
— Si on imagine qu’ils sont en possession de puces contaminées, ils ont combien de temps pour les répandre ?
— D’après Sadouine et l’entomologiste, Xenopsylla cheopis devient contagieuse aux alentours du quatrième jour après son premier repas de sang infecté. Elle se met alors à piquer sans cesse, affamée, et à propager la maladie. Elle meurt entre vingt-quatre et quarante-huit heures plus tard.
Les hommes se regardèrent, puis Sharko fixa le schéma sur le tableau blanc et fit un rapide calcul dans sa tête. Le résultat était effroyable.
— Autrement dit, si on admet que les puces ont été contaminées jeudi, le meilleur moment pour optimiser la dispersion de la peste, c’est d’agir…
— … dès ce soir. Le moment où elles seront contagieuses, avec la plus longue espérance de vie.
Nicolas ne tenait plus en place. Il se précipita vers son bureau, tira son blouson, revint vers son divisionnaire et désigna un nom sur le tableau blanc.
— Plus de 95 % de chances que l’homme déguisé en oiseau et détenteur des puces, ce soit lui : Christophe Muriez. On n’a plus une seconde à perdre.
— Très bien, je m’occupe de la paperasse avec le juge et vous colle une équipe de la BAC d’ici une heure, répliqua Lamordier. C’est tout ce que j’ai sous la main dans l’immédiat. Vous l’avez logé ?
— On a sa dernière adresse connue. En espérant qu’il y vive encore. On sait aussi que Muriez possède un véhicule, un pick-up Ford de 1990. On a l’immat.
Le divisionnaire décrocha la photo de Muriez et la fixa avec attention. Alexandre Jacob regardait le schéma, avec ses cases et ses flèches.
— OK. On va diffuser son portrait au plus vite, on fait remonter les infos tout de suite au ministère, dit Lamordier. D’ici quelques heures, tous les flics de France, jusqu’aux agents de circulation, rechercheront cette immatriculation si vous n’avez pas mis la main sur Muriez avant. On va les coincer, lui et Savage. Où qu’ils soient.
Il s’adressa à son capitaine :
— Il n’y a rien de pire qu’une bête traquée et acculée. Restez sur vos gardes, et attrapez-moi cette ordure.