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La mort rassemblait toujours.

Nicolas ne se rappelait pas avoir autant discuté avec son père ces dernières années. Bien sûr, ils avaient continué à se voir, trois ou quatre fois par an, et quand Nicolas se rendait en Bretagne, Armand Bellanger l’emmenait toujours dans de bons restaurants où ils parlaient de la pluie et du beau temps, peut-être parce que, finalement, l’éloignement faisait qu’ils devenaient comme deux étrangers l’un pour l’autre, et qu’ils n’avaient que des banalités à échanger.

Avec une femme décédée d’un cancer, Armand avait l’expérience du deuil. Il ne mâchait pas ses mots sur la difficulté à surmonter l’épreuve, chacune de ses paroles était pour Nicolas comme un coup de fouet qui le lacérait, lui entaillait les chairs. Or, de tout temps, le fouet avait transformé les hommes. Il les anéantissait avant de les rendre plus forts, plus hargneux, plus combatifs.

Depuis des heures, Nicolas était assis au bord de son canapé, une tasse de café froid dans les mains, les yeux rivés sur Brindille roulée en boule sur un fauteuil. Il buvait avec dégoût. Tout lui paraissait désormais fade, sans intérêt. Autour de lui, les couleurs n’étaient plus les mêmes. Plus mélancoliques, privées de leur éclat. Il avait l’impression que la vision des choses qui l’entouraient changeait à chaque instant, s’assombrissait comme un kaléidoscope utilisé au fond d’un trou profond.

Son père sortit de la chambre, tirant une grosse valise derrière lui. Il portait aussi une cage pour la chatte.

— J’ai mis toutes tes tenues de sport là-dedans, tes paires de baskets aussi.

Il posa la valise et la cage le long du canapé et plaqua ses mains sur son ventre.

— Ta venue sera l’occasion pour moi de me remettre un peu au sport, ça ne me fera pas de mal. On va courir au bord de la mer. Tu vas voir, il n’y a rien de mieux que le…

— Elle aimait bien le sport, Camille. Au collège, au lycée, elle racontait qu’elle finissait souvent bien classée à la course à pied, avec ses grandes jambes et… (il frappa au niveau de son cœur)… malgré le moteur Diesel qu’elle avait dans la poitrine. Elle l’appelait comme ça, « moteur Diesel ». Elle s’est toujours battue.

— On se bat tous, Nicolas. En permanence.

— Sauf que nous on est encore vivants.

Nicolas posa son café et enfouit son visage dans ses paumes ouvertes. Il avait encore envie d’ouvrir les vannes, mais les larmes n’arrivaient plus. Il saturait de tous ces souvenirs, ces images de Camille qui s’imposaient à lui en continu. Il la voyait souriante et, l’instant d’après, son cadavre lui apparaissait avec cette grande poitrine vide. C’était une brûlure perpétuelle, que seul le temps qui passe pourrait atténuer.

— Je ne sais pas comment je vais pouvoir surmonter ça, papa.

Nicolas se releva et alla poser sa tasse dans l’évier. L’esprit de Camille habitait chaque tiroir, chaque tintement de porcelaine. Elle était encore là, le jeune homme se retournait, s’apprêtait à la voir, mais il n’y avait rien. Juste l’immobilité des objets inanimés, seulement des empreintes de ce qu’elle fut.

Son père vint couper l’eau du robinet, alors que Nicolas nettoyait sa tasse déjà propre depuis bien longtemps, les yeux perdus dans le vague.

— Il est temps qu’on prenne la route. Mets la chatte dans la cage, et on y va.

Nicolas soupira, les doigts sur le bord de l’évier, demeurant encore quelques secondes immobile. Il savait que, s’il quittait Paris aujourd’hui, il ne serait probablement plus jamais flic. Partir, c’était faire une croix sur sa vie, son passé. C’était se préparer à l’oubli.

Mais voulait-il vraiment oublier ? Tout plaquer définitivement ? Il réfléchit encore, tandis que son père avait rapproché la valise de la porte d’entrée, comme s’il sentait que Nicolas pouvait à tout moment vaciller et changer d’idée.

— Très bien. Allons-y.

Son téléphone portable posé sur la table du salon se mit à vibrer. Nicolas observa le numéro appelant, inconnu de son répertoire. Il regarda son père qui faisait non de la tête, hésita, puis finit par décrocher.

Un souffle, une voix paniquée à l’autre bout de la ligne.

— Capitaine Bellanger ? C’est… Amandine Guérin, de l’Institut Pasteur. Faut venir tout de suite. Je sais qui est Patrick Lambart, je sais où il habite. Sa voiture est là, je… je vous en prie. Venez !

Nicolas essaya de la calmer, mais c’était impossible. La femme avait l’air d’avoir vu le diable en personne et elle l’avait appelé en premier, lui. Il parvint tant bien que mal à obtenir une adresse, à lui demander de se réfugier dans un café et raccrocha, pas certain d’avoir tout saisi. Avait-elle réellement découvert qui avait répandu le virus, comme elle le prétendait ? Connaissait-elle l’identité de l’un de ceux qui avaient participé à la disparition de la femme qu’il aimait ?

Son père, qui attendait devant l’entrée, le fixa avec intensité. Son cœur se serra mais il comprit, rien qu’à voir cette flamme qui de nouveau brûlait dans ses yeux. Il lâcha la valise et demanda :

— Tu es bien certain ?

Nicolas attrapa son blouson accroché au portemanteau. Il chercha son holster et son arme, avant de se rappeler que Sharko les avait récupérés. Il s’avança vers son père et le prit dans ses bras.

— Certain, papa. Il y a un travail que je dois finir pour Camille. Pour qu’elle ne soit pas morte pour rien. Après, peut-être, je te rejoindrai. Je te remercie pour tout, mais rentre sans moi…

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