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Amandine avait l’impression de se retrouver dans un désert de béton. Elle franchit une grille entrouverte en serrant les dents et alla se coller aux grandes façades taguées. La nuit et la pluie la protégeaient, on n’y voyait pas grand-chose. Mais où chercher ? L’endroit était immense, divisé en multiples allées toutes plus sordides les unes que les autres. Un Bronx à la française.

Elle continua d’avancer, s’enfonçant toujours plus entre les façades, avec l’impression de se retrouver dans un décor de cinéma à l’abandon. La pluie frappait les vitres sales, les briques usées, et dégoulinait pour former des flaques sous ses pieds. Plus loin, elle tomba sur un grand mur qui marquait la fin d’une allée. Elle fit demi-tour, s’apprêta à regagner la grande cour centrale quand une silhouette passa dans son champ de vision, cinq ou six mètres devant elle. Amandine se figea, cessa de respirer. Dans cette posture, elle ressemblait à un lapin pris dans les phares d’une voiture.

La forme portait une capuche noire. Bien que celle-ci soit de profil, Amandine crut discerner un long appendice crochu, comme un bec d’oiseau. Elle pensa à un masque vénitien.

Elle retint son souffle. L’eau ruisselait dans ses yeux, lui irritait les paupières, mais elle resta immobile. La scène lui parut durer une éternité, elle avait mal dans la poitrine tant son cœur tambourinait. Il suffisait que l’individu tourne la tête, et elle était cuite.

Trois secondes plus tard, l’ombre n’était plus là.

Amandine respira un grand coup, s’essuya le visage et s’avança avec prudence. La silhouette disparaissait juste dans une autre allée, sur la droite, d’un pas pressé. Était-ce Hervé Crémieux ? Quelqu’un d’autre ? En tout cas, quelque chose d’étrange était en train de se produire, Amandine en avait la conviction. L’ancien médecin avait parcouru plus de vingt kilomètres pour venir ici, en pleine nuit. Un type déguisé avec un masque étrange errait entre ces murs, au milieu de bâtiments sinistres.

Plaquée contre une paroi, à un angle, elle jeta un œil sur le côté. L’ombre progressait encore puis s’arrêta devant une porte. Des coups résonnèrent sur le métal. L’instant d’après, la porte s’ouvrit et l’individu disparut à l’intérieur d’un imposant bâtiment à la façade traversée de fenêtres et d’escaliers disposés en quinconce qui permettaient d’accéder aux étages supérieurs et au toit.

La jeune femme se précipita et eut le temps d’apercevoir, par l’une des petites fenêtres grillagées, deux silhouettes qui s’éloignaient. L’une d’elles tenait une lampe torche. La pièce dans laquelle elles évoluaient sombra ensuite dans les ténèbres.

Amandine ne tenait plus en place. Elle se trouvait devant la porte métallique qui venait d’être ouverte. En serrant les dents, elle baissa la poignée et essaya d’ouvrir. En vain. Ils avaient sans doute fermé à clé derrière eux.

Merde !

Elle retourna à la fenêtre, plaqua son visage contre le grillage de protection, mais il n’y avait rien à voir. Impossible, également, de faire le tour du bâtiment, puisqu’elle n’avait face à elle qu’une succession de façades collées les unes aux autres. Amandine se recula un peu, estima la hauteur, se décida à grimper à une échelle qui la mena sur une coursive métallique distribuant l’étage supérieur. Là encore, de petites fenêtres. Mais le grillage était branlant, décollé du mur. En forçant un peu, Amandine libéra l’accès à une fenêtre. Elle savait qu’en donnant un coup, elle pourrait briser le verre et entrer facilement. Mais cela ferait bien trop de bruit et les alerterait.

Elle réfléchit et trouva une solution intermédiaire. Elle allait attendre qu’ils quittent les lieux pour entrer et essayer de comprendre ce que deux individus pouvaient bien ficher là-dedans en pleine nuit. Oui, c’était une bonne solution, et puis, au moins, elle ne se retrouverait pas nez à nez avec eux. Elle monta jusqu’au deuxième étage, afin d’être certaine qu’avec le noir et la pluie elle ne pourrait pas être vue d’en bas lorsqu’ils sortiraient.

Alors, elle s’assit, recroquevillée sur elle-même, tremblotant, et attendit sous cette eau glaciale qui lui vrillait la peau et les os. Le liquide coulait entre les treillis d’acier, ruisselait, s’accumulait pour exploser en grosses gouttes sur son crâne nu.

Une chose était certaine : dans quelques heures, elle préviendrait la police, c’était décidé. Il était temps qu’ils se mettent à fouiner dans la vie de Crémieux. Il devenait évident que ce type n’était pas net.

Elle soufflait entre ses mains, se balançait d’avant en arrière. Le temps lui parut interminable. Au bout d’une heure, la porte s’ouvrit enfin. Amandine cessa de respirer. À cinq mètres sous elle, deux silhouettes s’étaient immobilisées. L’une d’elles referma la porte à clé, l’autre tenait un gros sac dans la main droite. Les deux s’éloignèrent côte à côte et disparurent à l’angle. La jeune femme attendit quelques minutes, puis brisa la vitre en tapant du poing sur le grillage.

Le verre éclata et chuta au sol dans un vacarme assourdissant.

Elle entra. Noir absolu, impossible de voir où elle mettait les pieds. Amandine réfléchit, et actionna le mode « lampe torche » de son téléphone portable. Pratique mais, si elle l’utilisait en continu, il lui restait deux minutes d’autonomie. Peut-être qu’en allumant et éteignant par à-coups, la batterie tiendrait un peu plus longtemps.

Le temps était compté.

Elle s’enfonça dans l’obscurité.

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