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Le temps lui parut interminable.

Assis contre le mur du couloir, Sharko entendait des bruits d’hélicoptères et de coups de feu depuis plus de dix minutes. Des balles semblaient fuser de partout, des vitres explosaient, des hommes criaient. De surcroît, Casu ne lui donnait aucune nouvelle par téléphone, probablement pris sous le feu.

On s’entretuait, quelques mètres au-dessus, et lui se sentait comme le spectateur aveugle et impuissant d’un drame horrible. Il resta là, immobile, silencieux, empli de colère et la frousse au ventre. Il avait toujours cru à l’existence d’un seul individu, or les Hommes en noir étaient une armée. Ils étaient légion.

Chacun de ces monstres avait sans doute répandu le Mal à sa façon, dans son pays, à son époque. Franck réalisa que la page du Darknet énumérant les dates de 1963 à aujourd’hui n’était qu’une compilation de leurs « exploits » respectifs. La même onde noire et négative avait été leur moteur commun et ils s’étaient naturellement rapprochés les uns des autres, comme des particules qui s’attirent et finissent par se rencontrer, où qu’elles se trouvent. L’Internet, puis le Darknet les y avaient aidés. Ils s’étaient rassemblés dans un ghetto, y avaient construit leurs magnifiques demeures pour y poursuivre leurs crimes à grande échelle.

Soudain, Sharko perçut un bruit franc, sur sa gauche : celui d’une bouteille qui roule sur du carrelage. Son cœur fit un bond dans sa poitrine : cela venait du laboratoire.

Il se redressa sans bruit, plaqué contre le mur, retenant son souffle. Au-dessus, les néons émettaient un sinistre bourdonnement. Il y avait une autre présence dans le sous-sol, alors que la seule issue était l’ascenseur, et que les hommes avaient fouillé chaque recoin méticuleusement. Franck fit quelques pas silencieux. Ce qu’il découvrit ensuite lorsqu’il arriva dans l’entrée du laboratoire manqua de le faire chanceler.

Josh Ronald Savage était à genoux, les mains à plat sur le sol. Sa tête dodelinait de droite à gauche. Il finit par se redresser en grimaçant. Il prit appui sur un mur, le dos courbé, et leva les yeux. Il serra les lèvres lorsqu’il découvrit Sharko qui se tenait juste devant lui. Ses pupilles étaient rétrécies.

— J’aurais au moins essayé, lâcha-t-il avec peine en français.

La poitrine sifflante, il prit une grande inspiration et toussa longuement. Sharko restait immobile face à lui.

— Vous étiez mort.

Savage respira un grand coup, une main sur le cœur, et désigna du menton les tubes à essais colorés rangés dans une armoire vitrée.

— J’ai tenté… un dernier tour… Vous n’imaginez pas tout ce qu’on peut faire avec les venins… Surtout celui d’une certaine espèce d’anguille. Les dosages se font évidemment au millionième de litre… (Il toussa encore.) Il en suffit d’un peu trop, et l’état de mort provoqué par l’injection se transforme en vraie mort biologique… J’ai avalé le poison quand je vous ai entendu dans l’ascenseur, espérant échapper à votre vigilance par la suite, mais… on dirait bien que je me suis trompé. Vous êtes là, en face de moi… Vous, encore et toujours vous.

Il considéra Sharko de son regard glacial.

— Ça fait longtemps que je vous retrouve dans mon sillage… Vous êtes un coriace, taillé dans le roc. Comment va votre ami au fait, le jeune capitaine de police Bellanger ?

Savage ne montrait aucune peur, pas le moindre signe de faiblesse. Il voulut se baisser pour ramasser son chapeau, mais Franck écrasa le feutre du plat du pied.

— C’est terminé, Savage. Votre grand rêve de destruction n’aura pas lieu.

Savage parvint à sourire. Une rangée de dents apparut dans la barbe grise et taillée au carré.

— Rien n’est terminé, au contraire. Écoutez, là-haut… Ces gens n’ont pas peur de mourir parce qu’ils savent que le travail a été fait. Les graines sont semées, c’est là l’essentiel. Bientôt, il y aura de nouveaux Hommes en noir, des amis du deuxième cercle qui se sentiront capables d’aller plus loin, de prendre la relève comme aurait pu le faire Hervé Crémieux. Ils recréeront des structures similaires à Tamboré, ailleurs dans le monde. Les nouvelles technologies, les moyens de communication modernes nous rapprochent les uns des autres. Vous ne nous vaincrez jamais. Vous pouvez nous tuer, nous, mais pas notre savoir ni notre volonté.

Il eut un mouvement de bras circulaire.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? M’enfermer ? Les barreaux d’une prison n’y changeront rien. Il y a beaucoup de gens faibles et fragiles dans les prisons, vous savez ? Je crois que je m’y sentirai bien, contrairement à vous et aux vôtres. Non… Vous ne serez jamais en sécurité.

Les balles cessèrent soudain de siffler. Savage gonfla la poitrine, se baissa et tira sur son chapeau coincé sous la semelle de Sharko. Il inclina la tête.

— Allons, lieutenant Franck Sharko. Soyez un peu gentleman, je vous en prie. Nous sommes des hommes civilisés, non ?

Sharko resta immobile, dominant Savage. Le feu grondait en lui, et le souvenir amer de ces dernières années durant lesquelles il leur avait tant volé, à Lucie et lui, remonta à la surface. Il respira fort, les yeux à demi clos, et sentit quelque chose de puissant sortir du fond de ses entrailles. Ses poings s’ouvrirent et, dans un souffle, il finit par ôter son pied. Savage eut un nouveau sourire, il se redressa et frotta son chapeau. En un éclair, le flic le plaqua au mur et lui enserra la gorge.

— Vous n’êtes pas un homme civilisé.

Franck l’étrangla de toutes ses forces, le décollant du sol. Les yeux de Savage se révulsèrent, il lâcha son chapeau, essaya de parler, mais seul un son inaudible sortit de sa gorge. Ses doigts s’agrippèrent aux poignets de Sharko, qui approcha son visage à deux centimètres de celui de Savage. Une grosse veine saillait au milieu de son front. Il regarda la vie lentement quitter son adversaire, l’accompagna jusqu’au dernier souffle et serra encore longtemps.

— Emmène mon visage en enfer, Savage.

Puis il le laissa s’écraser au sol, comme un vulgaire paquet de ciment.

Sharko haletait, ses épaules se soulevaient à chaque respiration. Il regarda ses mains ouvertes et tremblantes, sans bouger, puis ferma les yeux jusqu’à ce qu’il retrouve son calme. Alors, il remit le corps au milieu de la pièce, exactement comme il l’avait trouvé. Il savait que les traces de l’étranglement seraient visibles à l’autopsie, notamment à cause de l’os hyoïde qui serait brisé, mais jamais il ne pourrait être soupçonné : trois policiers brésiliens assureraient que Savage était déjà mort lorsqu’ils l’avaient découvert.

Sharko ignora par la suite combien de temps était passé. Il se souvint juste qu’il était assis contre le mur, face à l’ascenseur, lorsque les portes s’étaient ouvertes, Casu en tête. Il se rappelait aussi que le lieutenant lui avait tendu la main pour l’aider à se redresser, en lui annonçant que c’était terminé.

Les Hommes en noir n’existaient plus.

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