Il était 22 heures quand Sharko rentra à leur maison de Sceaux, au sud de Paris.
L’habitation, datant d’une quinzaine d’années, ne se trouvait qu’à quelques kilomètres de l’ancien appartement du flic et n’avait rien d’extraordinaire : maison de ville de moins de cent mètres carrés, murs en crépis blanc, un étage. Lucie avait toujours rêvé d’un petit nid individuel, avec trois chambres, un jardin, une balançoire pour les enfants et une pelouse à tondre… Tant qu’ils resteraient en banlieue proche de Paris, ils ne pourraient pas avoir mieux, à moins d’être millionnaires. Mais c’était déjà pas mal, la ville était très agréable et ils s’y sentaient bien.
Comme souvent, les jumeaux dormaient déjà. Sharko avait l’impression de passer à côté d’instants précieux chaque fois qu’il manquait leurs sourires, leur nouvelle façon de dire « papa ». Sans bruit, il embrassa Jules et Adrien sur le front. Contact et chaleur des peaux, crin contre velours. Il réajusta leur couverture et sortit en laissant la porte ouverte : il voulait entendre leur moindre cri.
Lucie avait cuit un gros steak saignant avec des pâtes pour lui et sorti un reste de jambon et de la macédoine pour elle. Franck huma et s’installa à table. La cuisine était moderne, pratique, elle ouvrait sur la pièce principale. La télé fonctionnait en sourdine.
Évidemment, Lucie était aux aguets, et ils en vinrent très vite à discuter « enquête ». C’était le problème des couples de flics. On ramenait sa crasse dans le foyer et on l’étalait partout sans même s’en rendre compte. C’était comme dormir avec son flingue.
À contrecœur, Sharko expliqua ce qu’il venait d’apprendre de la bouche de Nicolas : le virus informatique, le message avec les trois cercles apparu sur l’ordinateur… Lucie en fut stupéfaite. Elle aussi avait été impliquée à l’époque, jonglant entre l’enquête, sa mère et ses fils qui n’avaient alors que deux mois.
— Comment le prend Nicolas ?
— Tu le prendrais comment à sa place ? Lui et Camille sont morts de peur. Il n’y a rien de pire que de se sentir menacé, sans savoir quoi faire.
— On est tous menacés, il n’est pas le seul.
— Oui, mais c’est lui qui a reçu la lettre, qui a arraché Camille de leurs griffes et qui a fichu en l’air leur organisation.
Sharko mâcha soudain sa viande en silence, d’un mouvement mécanique, les yeux dans le vague. Lucie ne le perturba pas. Il déconnectait, comme souvent, plongé dans ses propres ténèbres. Lui aussi savait ce qu’était la peur, il avait croisé son visage maintes et maintes fois. Au travail, dans son intimité. En vingt-cinq ans, il avait déjà enduré bien plus que n’importe quel flic.
Et pourtant, il était toujours là.
Il revint à lui quand il se rendit compte qu’il n’avait plus rien à mâcher.
— Je reviens de l’IML, j’ai eu pas mal d’informations de Chénaix concernant notre affaire.
Il sortit un feuillet de la poche de sa veste.
— D’abord, la victime et son chien. Ils ont tous les deux été tués avec une arme bien étrange. En analysant les perforations, Chénaix s’est rendu compte qu’il y avait un décalage vers le bas entre les points d’entrée sur la poitrine et de sortie dans le dos. L’instrument avait des espèces de pointes perforantes recourbées. Chénaix a griffonné ce qu’il imagine.
Lucie prit la feuille qu’il lui tendit et observa le croquis fait au crayon. Il représentait deux pointes courbes et très longues, parallèles, espacées de quelques centimètres.
— On dirait le genre de truc que Freddy Krueger a dans Les Griffes de la nuit. Je ne sais pas si tu as vu ce film.
— C’est ce à quoi j’ai pensé. Sauf qu’ici ce ne sont pas précisément des lames, mais des cylindres pointus et courbés. Oui, c’est ça, comme des griffes.
— Autrement dit, on a un assassin qui vient se débarrasser d’ossements au fond des bois, mais qui se balade avec ce genre de couteau sur lui… Et qui n’hésite pas à trucider tout ce qui se met en travers de son chemin.
Sharko reposa ses couverts dans son assiette vide. Il s’aperçut qu’il avait déjà fini ; il n’avait pas mangé, juste ingurgité, trop accaparé par ses pensées.
— Je pense qu’il était en colère, fit le flic. En rage qu’on le dérange dans son travail. Ah, tu as vu ce que je suis en train de faire ? Tu veux crier ? Je te garantis que tu vas trouver le silence…
— La terre sur les yeux, dans la gorge…
Sharko acquiesça.
— Je vais t’apprendre à te taire. Chénaix dit que la terre a été introduite dans la gorge après la mort. Le tueur n’a exprimé aucun remords, il a pris son temps pour transporter les corps et les éloigner du lieu du crime.
Lucie mangeait plus lentement, elle n’avait pas vraiment faim.
— Et les cadavres de l’étang ?
Sharko s’essuya les lèvres et balança sa serviette sur la table.
— Chénaix a fait venir un anthropologue à l’IML. Il était dessus et va y passer la nuit. Je vais faire un détour par là-bas demain matin, à la première heure.
Lucie essayait de faire le point dans sa tête. Déjà ça moulinait là-dedans, et la nuit promettait d’être houleuse : le sommeil venait toujours difficilement quand la flic faisait tourner des questions en boucle sous son crâne.
Sharko l’interrompit dans ses pensées.
— Il y avait aussi ces odeurs dans la forêt. La menthe… J’ai du mal à faire le lien.
— Ce n’est que le commencement, Franck. On ne peut pas aller plus vite que la musique.
— C’est pour ça que des gens meurent.
Lucie se leva et débarrassa la table. Puis elle vint enlacer Sharko par-derrière. Il avait le corps raide et noué, bien plus que d’habitude. Sa carcasse était coulée dans l’acier. Même les plus solides armures finissent par se fendre. Trop de tarés peuplaient cette planète. Leur combat n’avait plus beaucoup de sens, Sharko le savait.
Et pourtant, ils recommençaient, enquête après enquête.
Juste parce que c’était leur job.
Et qu’ils étaient faits pour ça.