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Lucie avait retrouvé quelques couleurs quand Sharko rentra à la maison en traînant sa valise, aux alentours de 23 heures. Certes, elle n’aurait pas pu courir le cent mètres, mais elle était en position assise, installée sur le canapé, un magazine entre les mains. Elle replaça le masque sur son visage avant de serrer son homme dans ses bras.

— Tu m’as manqué.

Sharko ferma les yeux, enfouit son nez dans le cou de sa femme. Il avait rédigé son rapport sur l’Homme en noir, l’avait transmis à Lamordier qui, lui-même, l’avait déposé sur le serveur sécurisé de la police judiciaire, comme le lui avait demandé le ministère de l’Intérieur, et l’avait ensuite diffusé aux multiples contacts liés à leur cellule de crise : Antiterrorisme, armée, Institut Pasteur…

À présent, il aurait aimé ne plus penser à rien, faire durer l’instant pour l’éternité. Le bonheur était tout près, et il n’arrivait qu’à l’effleurer avant qu’il s’évanouisse chaque fois.

Il alla voir ses fils qui dormaient profondément. Adrien avait le visage collé aux barreaux de son lit, tandis que Jules était bien au centre de son matelas, les bras en l’air. Sharko prit en silence une chaise et s’assit entre les deux lits. Contemplant leurs visages si paisibles. Il resta là de longues minutes, les lèvres pincées, empli de tendresse et de colère. Il se sentait tellement impuissant, il n’était qu’un petit flic qui dépendait d’un système tellement complexe. Il essayait de faire son travail avec justesse, chaque jour depuis des années, mais à quoi bon, au final ? Cela rendrait-il moins violent le monde où grandiraient ses enfants ?

Lorsqu’il retourna à la cuisine, Lucie lui posa des questions, comme d’habitude. Elle voulait sa dose d’adrénaline, son injection quotidienne de ténèbres. Qu’avait-il découvert en Pologne ? Pourquoi était-il retourné d’urgence au 36 ? Pourquoi rentrait-il si tard ?

Sharko resta évasif, il lui raconta la vérité pour son voyage à l’étranger, et lui expliqua qu’il rentrait tard parce que Lamordier avait voulu faire un point. Il ne parla pas du laboratoire clandestin, il n’en avait pas la force. Pas ce soir-là en tout cas. Après tout, il y avait peut-être encore un espoir pour que tout cela ne soit pas réel ? Qu’il s’agisse juste de puces et de rats enfermés dans une pièce ?

Un mauvais cauchemar ?

— Et Nicolas, tu as des nouvelles ?

— Il est revenu bosser. C’est peut-être la meilleure solution.

— Tu lui as proposé de venir passer un peu de temps ici ?

— Il m’a laissé comprendre qu’il refusait.

Sharko ne mangea pas beaucoup. Trop de nœuds à l’intérieur. Lucie jugea qu’elle devait dormir encore deux nuits seule dans le grand lit pour être sûre de ne plus être contagieuse. Même chez eux, ils n’étaient plus libres, esclaves des criminels qui leur empoisonnaient la vie.

Sharko l’embrassa sur la joue, passa une main dans les longs cheveux blonds qui sentaient si bon. Que serait-il devenu, sans son socle familial ? Sans cette tendresse et cet amour qui irradiaient son foyer ?

— Je risque de ne pas être là quand tu te réveilleras, demain. Je vais retourner tôt au bureau. Quand tout sera fini, on ira passer du temps sur une plage de sable blanc, avec les enfants. On regardera la mer.

Lucie le fixa dans les yeux. Le regard de son compagnon était fuyant.

— Ta peau est glaciale. Tu as la chair de poule. Qu’est-ce qu’il y a ?

— La fatigue, l’humidité, tout ça.

Lucie n’insista pas. Franck avait besoin de se reposer. Ils se séparèrent à 1 heure du matin. Il la laissa tristement s’éloigner et, quand il fut au calme, se servit un grand whisky. Sans un verre, il ne trouverait pas le sommeil malgré la fatigue. C’était la première fois qu’il buvait ainsi, plusieurs nuits d’affilée. Là, il n’avait pas envie de lutter. L’anesthésie temporaire lui ferait du bien.

Avec son verre, dans le silence, il s’installa devant l’ordinateur et ressortit les coordonnées GPS qu’il avait notées sur un morceau de papier. Il les entra de nouveau dans GoogleEarth, qui l’amena au même endroit : la fosse des Mariannes, à mille sept cents kilomètres à l’est des Philippines. Sharko observa la carte avec plus d’attention. Il y avait bien des îles dans ces environs-là — l’île Guam et les îles Mariannes —, mais elles étaient à plus de trois cents kilomètres de l’endroit indiqué par les coordonnées.

Incompréhensible.

Sharko but un coup et lança un navigateur Internet. À l’aide du moteur de recherche, il récolta de la documentation sur la fosse des Mariannes. C’était l’endroit le plus profond et l’un des plus inhospitaliers de la planète. On l’avait découverte à la fin du XIXe siècle. Seuls quelques individus un peu givrés — dont le réalisateur James Cameron — étaient descendus au fond à l’aide de mini-sous-marins perfectionnés. Les chiffres étaient hallucinants, prouvant que les abysses avaient encore de nombreux secrets à révéler. Sous deux cents mètres d’eau, il ne restait déjà plus que 10 % de vie. Plus aucune lumière mesurable n’y pénétrait après cinq cents mètres de fond. En deçà, il y régnait des pressions qui auraient transformé n’importe quel être humain en un œuf sur le plat. Même la baleine ne pouvait plonger plus bas que deux mille cinq cents mètres. L’Everest inversé n’en touchait pas le fond.

Et pourtant, là où nulle vie n’était censée exister, les explorateurs y avaient découvert des organismes vivants effroyables, semblant tout droit sortis d’un livre de science-fiction. Des poissons dépourvus d’yeux aux canines démesurées, aux formes cauchemardesques, capables de produire de la lumière pour attirer les proies. Des structures organiques immondes mais particulièrement adaptées aux fonds abyssaux, qui réussissaient à vivre, se nourrir, se reproduire dans ces eaux noires et proches du point de congélation. Qui ignoraient l’existence de la vie à la surface. Seules les ténèbres comptaient.

Sharko cliqua sur des images, fixa l’horrible poisson qui lui faisait face sur l’écran. Un diable noir, qui repérait ses rares proies grâce aux vibrations de l’eau. Parfaitement immobile, il leur tombait dessus quand elles passaient à proximité et les dévorait de ses crocs acérés.

Le flic regarda ses avant-bras : Lucie avait raison, il avait la chair de poule. Il essaya malgré tout de réfléchir encore un peu. Pour résumer, les coordonnées GPS menaient aux monstres des abysses. S’agissait-il seulement d’une symbolique en rapport avec les trois cercles ? Un moyen de dire que, au fond, dans l’obscurité, dans les derniers cercles, ne restaient que les êtres les plus pervertis, les monstres cachés qui attendaient leur heure pour agir, sous les ordres d’un maître unique appelé Homme en noir ?

Où était la fameuse Chambre noire ? Que représentait-elle ? Quand vous serez entré dans la Chambre, vous ne pourrez plus en sortir. Elle a ce pouvoir.

Cette Chambre l’intriguait, le faisait rager. Sharko ne trouva pas la solution, il avait beau chercher, il ne comprenait pas le sens de cette énigme. Il ferma le navigateur, éteignit son écran puis avala le reste de son whisky, cul sec. Il s’allongea sur le canapé et se blottit sous une couverture.

Qu’il ouvrît ou fermât les yeux, le diable noir était là, devant lui.

Et il déployait sa gueule en grand pour le dévorer.

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