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L’obscurité rendait les eaux de la Seine noires, goudronneuses, telles des bronches malades. Une pluie drue tombait uniformément, comme si une quelconque vanne céleste était restée ouverte. Nicolas observait la ville depuis la fenêtre du bureau, les palpitations de son cœur, les artères encombrées, toute cette mécanique complexe qui la transformait en un organisme vivant. Quelqu’un s’apprêtait à y déverser une bactérie mortelle, un microbe qui allait s’attaquer à chacune de ses cellules et les détruire.

S’ils n’attrapaient pas Muriez, Paris allait pourrir de l’intérieur.

— Muriez est sorti, Nicolas !

Le capitaine de police sentit son cœur monter dans les tours. Il accourut auprès de Jacques Levallois, rivé à son écran d’ordinateur comme devaient l’être d’autres agents d’autres services, comme des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur.

Tout comme l’Homme en noir.

Les puces étaient toujours là, piégées dans leur vivarium. Ainsi que la tenue de médecin bec, avec le masque vénitien, posés sur le lit.

— Il était en train d’écrire, expliqua Jacques. Il a regardé sa montre, a enlevé son masque, sa tenue, mis son blouson et il est parti.

— Il est plus de 20 heures. Qu’est-ce qu’il fout ?

— Il a rendez-vous, peut-être ?

— Avec qui ?

C’était horrible de regarder sans pouvoir agir. Nicolas pensa à la lettre en peau destinée à Crémieux :

Dans un premier temps, vous pouvez voir sans toucher. Vous serez juste spectateur, mais un spectateur très privilégié.

Il retourna devant son ordinateur. Une femme était en train de mourir sous ses yeux, enfermée dans une pièce sordide quelque part dans le monde. Est-ce que Camille était apparue, elle aussi, sur ces écrans ? Avait-on filmé sa mort en direct ?

Nicolas serra sa tête entre ses mains, comme s’il voulait l’écraser dans un étau. Ça le rendait dingue de rester là, à fouiller dans les cahiers de Muriez, à lire ses horreurs en espérant trouver un indice. Mais il n’y avait rien en rapport avec l’opération qu’il s’apprêtait à réaliser. Le cahier qui contenait les ultimes secrets était là-bas, de l’autre côté de l’écran.

Son téléphone sonna, il décrocha et se leva au bout de quelques secondes.

— J’arrive.

Il enfila son blouson et lança à Levallois :

— Je file à côté. Il y a des traces papillaires sur le plan de Paris trouvé chez lui.

Moins de cinq minutes plus tard, ruisselant de pluie, il était face au laborantin qui avait réalisé l’analyse.

— On a dû utiliser la technique de fumigation pour en venir à bout, ce type de papier fixe mal la graisse. On n’a pas vraiment des traces, plutôt des traînées. Des doigts se sont promenés sur la carte ; ils ont glissé dessus, si vous voulez.

Le plan avait été placé sous un film transparent protecteur et était posé à plat sur une grande table. Nicolas observa avec attention. Des traînées apparaissaient, constituant une sorte d’amas blanchâtre dans le triangle avenue de l’Opéra, rue de Rivoli, rue des Pyramides. Une autre remontait la rue des Petits-Champs, glissait dans la rue de Richelieu et s’arrêtait au beau milieu. Nicolas imagina Crémieux donner ses indications à Muriez, suivant les rues du doigt. Il se concentra sur la zone à cheval sur les deux premiers arrondissements de la capitale.

— L’un des endroits les plus touristiques de Paris… Des musées, le Palais-Royal, le Louvre… Ils ont peut-être hésité, il y a tellement de traces que… ça couvre une grande zone et qu’on ne sait plus. La plupart de ces bâtiments sont fermés à l’heure qu’il est. Il ne frappera peut-être pas ce soir.

— Il y a aussi l’Opéra, ajouta le technicien. Et il est sans doute ouvert, lui.

— L’Opéra, oui.

Le capitaine de police pointa du doigt la rue de Richelieu, et plus particulièrement l’endroit où une traînée s’arrêtait.

— Il y a quoi, là ?

— Rue de Richelieu ? Rien qui me parle vraiment.

— Vous pouvez vite vérifier s’il y a des hôtels ?

Le technicien lança un navigateur Internet et saisit les renseignements dans le moteur de recherche. Le résultat apparut.

— Il y en a trois dans cette rue. Deux hôtels trois étoiles et un deux étoiles.

Nicolas se pencha vers l’écran.

— L’adresse exacte du deux étoiles ?

— 14 bis, rue de Richelieu.

— Ça colle pas mal avec l’endroit où la traînée s’arrête sur le plan.

Le capitaine de police se redressa.

— C’est là… C’est là que cet enfoiré est planqué, j’en suis sûr.

Il le remercia, courut le long du quai de l’Horloge et se dirigea vers le 36. Il venait de composer le numéro de Lamordier.

— Je crois que je l’ai logé, commissaire. Rue de Richelieu, à même pas dix minutes d’ici.

— Un instant…

Nicolas l’entendit échanger quelques mots avec un collègue.

— Je suis avec Levallois, il vous rejoint avec une voiture devant le 36 tout de suite, répliqua Lamordier. Vous foncez tous les deux, vous ne perdez pas une seconde. Je suis devant la webcam. Muriez est revenu trempé, il y a cinq minutes. Il transportait un gros pain de glace.

— Un pain de glace ?

— Il l’a mis sous le vivarium et les puces sont tombées les unes après les autres. Je suis également en ligne avec Alexandre Jacob, qui m’a expliqué que le froid endort les puces instantanément. Muriez est en train de les mettre dans deux sachets à fermeture zip qu’il scotche contre sa poitrine. Il va sûrement entrer dans un lieu et frapper, Bellanger.

— C’est pas vrai.

— Je vous rappelle…

— Attendez, le plan avec les empreintes est resté au labo. Impossible de savoir où il va taper précisément, mais c’est très localisé, quartier Rivoli, Opéra. Envoyez quelqu’un au niveau de l’Opéra de Paris, il pourrait frapper là-bas si on le rate à l’hôtel.

— OK. Et j’envoie aussi quelqu’un récupérer le plan.

— Il me faut mon arme, commissaire.

— Hors de question. Levallois aura la sienne et j’appelle des renforts. Foncez !

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