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Dans la salle de réunion, les regards se croisèrent, inquiets. Pour Amandine, « virus inconnu » signifiait deux choses : pas de parade possible du système immunitaire et, surtout, pas de vaccin. Elle se rappelait le chaos créé pendant la pandémie Influenza H1N1 — la fameuse grippe mexicaine — de 2009. Là aussi, souche inconnue, jaillie du fin fond du Mexique, qui avait en quelques semaines fait le tour du monde. Amandine avait encore en tête les statistiques : le 21 avril 2009, une centaine de cas. Le 6 mai, 1 600 cas, le 13, 5 200, et ainsi de suite, jusqu’à une répartition sur toute la planète. Une menace sérieuse qui prouvait que les virus ne cessaient jamais leur évolution au sein de la nature pour continuer à déjouer les systèmes immunitaires et ainsi à prospérer.

Alexandre Jacob poursuivait ses explications :

— Les équipes sont en train de le séquencer, afin de connaître son vrai visage. Est-il purement aviaire ? Résulte-t-il d’un réassortiment avec un virus porcin, ou même humain ? Quel est son portrait-robot exact ? Est-il capable de sauter la barrière des espèces ?

Amandine observait Séverine Carayol, qui avait le regard vague et fixait un point imaginaire sans bouger, en tripotant toujours son gobelet. Depuis quelques semaines, elle n’avait pas l’air dans son assiette. Amandine avait été quelques jours sa voisine de paillasse au CNR grippe, elle l’avait aidée pour les analyses. Elle avait senti Séverine distante. Ailleurs.

— Dans les heures, les jours qui suivent, nous commencerons à découvrir le vrai visage de ce charmant petit spécimen. L’OMS a déjà averti les États membres, ils seront tenus au courant en temps réel de l’évolution de la situation. En attendant, on reste vigilants et disponibles.

Il balaya de nouveau l’assemblée du regard.

— Je préférerais tous vous avoir sous le coude, donc pas de congés ou de RTT dans les prochains jours, s’il vous plaît. Si vous avez des stagiaires, merci de les transférer quelque temps dans un autre service. Nous sommes toujours en plan prépandémique phase 2. Comme vous le savez, contrairement au H5N1, le H1N1 se transmet beaucoup plus facilement à l’humain. Dans notre cas, nous allons établir la façon dont il se propage, se reproduit, calculer son délai d’incubation… En espérant que les chiffres nous seront favorables et que ce virus ne se dispersera pas facilement parmi les oiseaux. C’est là le véritable risque d’une crise majeure. Et vous savez comment ça se passe, vu l’expérience de 2009. Ce n’est pas forcément l’agressivité du virus qui tue, c’est l’incertitude, couplée à la panique et à la peur qu’il engendre au sein des populations.

Il éteignit son écran.

— Des questions ?

Amandine leva la main.

— On sait d’où vient le virus ?

— On va le savoir. On est en train d’analyser les trajets migratoires des oiseaux, de faire des estimations. Et puis, le cygne mort en Belgique était bagué et portait un émetteur GPS. Cela nous fournira des données précieuses sur son périple de ces derniers jours et nous indiquera peut-être l’endroit où il a contracté le microbe.

Un grand homme brun leva la main et prit la parole. C’était Romain Lacombe, de l’équipe se consacrant aux vaccins.

— Tous ces oiseaux, un peu partout… La vaste répartition géographique… Les cadavres probablement morts en campagne sans qu’on le sache… Ça veut dire que le contrôle nous échappe déjà ?

Le téléphone portable de Jacob sonna. Il s’excusa et sortit de la pièce. Lorsqu’il revint, trois minutes plus tard, il avait le regard sombre comme jamais.

— Probablement, oui, le contrôle nous échappe.

Il voulut mettre un terme à la réunion, mais Johan posa une ultime question :

— Il me semble avoir vu des gens du ministère de l’Intérieur dans les couloirs, tout à l’heure. Je ne me trompe pas ?

— Des policiers de la cellule antiterroriste, oui. Rien d’extraordinaire. Pour des raisons de sécurité nationale, ils aiment être tenus au courant de ce qui se passe dans nos laboratoires, surtout dès qu’il y a une alerte sanitaire.

Jacob n’ajouta rien de plus et fila en vitesse. Tout le monde se leva, sauf Séverine Carayol, qui restait là, sans bouger. Amorphe.

— Ça fait toujours cet effet-là de découvrir un virus inconnu ?

Séverine releva la tête vers Amandine, venue à côté d’elle pour lui poser la question. Il n’y avait plus que les deux femmes dans la salle.

— Excuse-moi, Amandine, mais… je ne me sens pas vraiment bien.

— Je peux t’aider en quoi que ce soit ?

— Ça va aller, merci. C’est juste la fatigue accumulée ces derniers jours.

— Ce n’est pas que la fatigue. Il y a autre chose qui te tracasse depuis un petit bout de temps. Même quand on est fatigué, on ne triture pas un gobelet de cette façon.

Séverine ne parvint pas à sourire. Elle restait silencieuse et prostrée.

— C’est ton beau médecin ?

La laborantine tressauta, ses yeux s’humidifièrent en peu. Elle se leva.

— Il n’y a plus de beau médecin. Ce fumier de Patrick a disparu de ma vie comme il est arrivé : en un claquement de doigts. Je n’ai pas voulu t’en parler. Je ne voulais pas ramener les problèmes personnels au labo. Et puis, qu’est-ce que tu aurais pu faire ? Rien… Il n’y a rien à faire…

Au ton de sa voix, c’était plus grave que ce qu’Amandine croyait.

— Quand est-il parti ?

— Il y a plus d’un mois et demi. Mais comme tu vois, j’ai du mal à m’en remettre.

Elle balança son gobelet dans la corbeille et se dirigea vers la porte. Juste avant de sortir, elle se tourna vers Amandine.

— Les types de la cellule antiterroriste… Jacob dit que ce n’est pas grave, mais je n’en ai jamais vu dans les couloirs avant aujourd’hui. Ils sont là pour enquêter, tu crois ?

— Sans doute, oui. J’ai l’impression que notre chef nous cache quelque chose.

Le visage de Carayol s’assombrit. Elle disparut sans ajouter un mot.

Une fois seule dans son bureau, Amandine chiffonna la demande de congés qu’elle avait déjà préparée. Phong serait sans doute déçu, mais la jeune femme se dit que ce n’était qu’une question de jours. Dès que l’alerte grippe serait passée, elle prendrait deux semaines de repos d’affilée. Elle en avait besoin, elle commençait à saturer. La pression, le stress, le travail, toujours plus important, les restrictions de personnel…

Le dimanche passé dans la Baie de Somme avec Phong avait fait un peu baisser la tension, mais pas suffisamment. Ils avaient observé les oiseaux migrateurs et avaient devisé sur le H5N1.

Amandine revint à la réalité. Elle s’occupa de recaser son stagiaire dans une autre équipe, le temps que les choses se tassent. Les demandes d’expertises en charges microbiennes des différents laboratoires pharmaceutiques, de cosmétiques, de produits de santé s’accumulaient dans sa bannette. Ce travail, comme les analyses de prélèvements au CNR, n’avait rien de passionnant, mais il permettait de faire entrer de l’argent à l’Institut Pasteur. Aujourd’hui, hormis ses rares missions de chasseuse de microbes au GIM, son job consistait davantage à trouver des financements qu’à faire des recherches. Or l’argent manquait cruellement. Avait-elle le choix ?

Des coups à la porte la sortirent de ses pensées. C’était Johan, qui passait la tête dans l’ouverture. Sa raie n’était plus très nette, signe d’une nervosité extrême.

— On file ! On a une nouvelle alerte qui émane du CNR. On a carte blanche de Jacob pour mener l’enquête et prendre les dispositions nécessaires. Encore une fois, faudra être discrets.

— Et on va où, aujourd’hui ?

— On reste à Paris.

Amandine se leva et enfila son manteau.

— Paris ? Genre d’alerte ?

— Le genre qui craint. Et cette fois, ça ne concerne plus des oiseaux. On a un premier cas humain.

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