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Vingt-quatre kilomètres de couloirs, des milliers de portes, des centaines de bureaux. Le Palais de justice de Paris était un Titanic terrestre qui brassait, en moyenne, quinze mille personnes par jour : l’équivalent d’une petite ville.

Pendant plus d’une heure, après ce qu’elle avait appris au 36, Amandine avait couru dans une partie de ce labyrinthe, montant aux étages, frappant aux portes au hasard. Elle avait presque systématiquement fait chou blanc. Pas de malades. Mais, ici ou là, elle avait appris qu’un avocat avait été grippé, qu’une autre personne était en congé de maladie depuis le début du week-end. Des cas essaimés, mais qui existaient bel et bien.

La jeune femme réfléchissait, allant et venant devant les grilles du Palais où elle attendait Johan et Alexandre Jacob. Face à elle, des véhicules de gendarmerie étaient alignés les uns derrière les autres. Elle voyait tous ces gens qui entraient et sortaient, se dispersaient dans les méandres de la capitale, touchaient, respiraient, échangeaient leurs microbes. Elle en eut une suée. Peut-être qu’en ce moment le virus jouait à saute-mouton. Quant aux oiseaux migrateurs… ils avaient dû se disperser un peu partout, atterrir sur des étangs naturels ou artificiels, s’approcher de zones habitées ou d’autres animaux sauvages. Des gens possédaient parfois de petits étangs chez eux où ils accueillaient les migrateurs et les nourrissaient. Par le biais de leurs plumes, de leurs déjections, de l’eau sur laquelle les oiseaux se posaient, ceux-ci entraient en contact avec les hommes…

Bon Dieu.

Elle aperçut enfin ses deux collègues. Ils traversèrent le boulevard et la rejoignirent. Jacob était sur les dents.

— Combien de cas ?

Les trois scientifiques se dirigèrent vers les marches du Palais et se mirent à l’écart, sur la partie droite devant l’entrée. Amandine baissa son masque. Les deux autres l’avaient autour du cou, retenu par un élastique.

— Préfecture de police touchée, services judiciaires aussi. Rien qu’au Quai des Orfèvres, sur les trois cents personnes que comptent la Criminelle, les Stupéfiants, la Brigade rapide d’intervention et l’état-major, on recense trente et une personnes qui ne sont pas venues travailler.

Jacob mit une main sur son front.

— Ce n’est pas possible ! Ça pourrait être la grippe saisonnière, non ?

— Oui, mais douze malades vendredi, sept samedi, et le reste lundi… c’est trop énorme, aussi. D’après les ressources humaines, tous ont donné le même motif : la grippe.

— De nouveaux cas entre hier et aujourd’hui ?

— Trois autres ne sont pas venus ce matin. Ça porte l’ensemble à trente-quatre.

— Plus de 10 % des effectifs en quelques jours. C’est pas vrai…

Les trois se regardèrent gravement.

— On arrête les chaînes de production à 3 % d’absentéisme dans les usines automobiles, fit Jacob. Ici, chez les fonctionnaires, la désorganisation n’est pas loin. L’absentéisme va encore s’accroître. Les malades ne vont pas revenir, le nombre de nouveaux cas secondaires risque d’aller crescendo si le virus se transmet aussi facilement qu’on le pense. Ça risque de méchamment partir en sucette chez les fonctionnaires de police et le personnel qui travaille dans l’enceinte du Palais de justice.

Amandine désigna derrière elle l’interminable hall.

— Je viens de parcourir quelques étages du bâtiment : même scénario. Peu de cas, mais quelques-uns quand même, à droite, à gauche. Aucun lien apparent entre les malades. Des services et du personnel frappés de façon aléatoire, à première vue.

S’il y avait bien un mot que Jacob détestait, c’était « aléatoire ».

— Tu as dit « à première vue. »

— Depuis tout à l’heure, je creuse le sujet. Il y a deux points qui ressortent. D’abord, la concomitance des premiers cas de maladie : tout s’est passé à partir de vendredi, ce qui nous porte à penser qu’il s’agit de notre virus. Certains employés sont restés chez eux, trop atteints, d’autres ont certainement résisté et sont quand même venus pour finir absents lundi.

— Vendredi, répéta Johan, comme pour Buisson et Durieux. Ça impliquerait qu’ils ont attrapé le virus aux alentours de mercredi. Et tous en même temps, donc.

Amandine fixa son chef dans les yeux.

— Tous ces malades touchés par notre H1N1… De quoi parle-t-on ?

Jacob serra les mâchoires.

— Désolé, mais je ne peux pas en parler.

— On n’est pas dupes, trancha Amandine, et on doit savoir si on veut bien bosser. Si on met de côté le fait qu’une volée d’oiseaux migrateurs ait pu pénétrer ici, la semaine dernière, et contaminer tout le monde instantanément, on parle bien d’un acte délibéré, n’est-ce pas ? Quelqu’un qui veut s’en prendre à la justice ? Y a-t-il un meilleur endroit qu’ici ?

— Entrons… se contenta de répondre Alexandre.

Amandine et Johan échangèrent discrètement un regard grave. Ils pénétrèrent tous trois dans le Palais, jusqu’au poste de sécurité. Des gendarmes filtraient les entrées. Comme dans un aéroport, les scientifiques déposèrent leurs sacs, clés, blousons dans une corbeille qui avança sur un tapis roulant pour passer sous un scanner. Eux-mêmes durent franchir un portique équipé de détecteurs de métaux. Amandine fut bloquée par un gendarme lorsque le système sonna.

L’homme s’approcha avec un détecteur manuel.

— Plus rien dans les poches ?

Amandine fouilla et en sortit un peu de monnaie.

— C’est sans doute ça…

— Vous pouvez ôter votre masque et le poser dans le bac ? Je vais procéder à un contrôle.

— Pourquoi je devrais ôter le masque ? Je suis déjà passée sous le portique tout à l’heure, rien n’a sonné. J’ai juste bu un café dans le Palais, d’où la monnaie.

— S’il vous plaît. Des éléments peuvent être cachés dans ou même entre le masque et votre visage.

Amandine hésita, Jacob la fixa, lui intimant d’obéir. À contrecœur, elle se plia à l’exercice et abaissa la protection sur sa poitrine. Le gendarme passa le détecteur autour de son corps. Amandine gardait la bouche fermée. L’homme était juste en face d’elle.

— Désolé, c’est la procédure.

Il lui avait parlé en pleine face. Amandine retenait son souffle.

Après le contrôle, elle se précipita vers les toilettes et se passa le visage sous l’eau, puis elle se frotta avec du savon aussi fort qu’elle le put. Ses mains tremblaient.

Dans la foulée, elle goba des cachets et s’empressa d’enfiler un masque neuf.

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