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Nicolas Bellanger et Camille Thibault étaient rentrés ensemble à l’appartement de Boulogne-Billancourt. Un petit quarante mètres carrés, vue monotone sur des immeubles aux façades grises, un boulevard bruyant qui courait juste en bas. Le couple avait pour projet de changer de logement, s’éloigner encore un peu de la périphérie pour vivre sur une plus grande surface. Camille se sentait mal entre ces murs, à l’étroit, déphasée par rapport à son Nord natal, à sa caserne de gendarmerie de Villeneuve-d’Ascq, avec son parc, ses enfants qui couraient, ses collègues qu’elle connaissait depuis des années. Elle avait rejoint Nicolas parce qu’elle l’aimait, parce que sa vie à lui, c’était le 36. Paris, et rien d’autre. La jeune femme savait qu’elle finirait par apprivoiser cette ville, par entendre les pulsations de son cœur d’acier et de béton, mais il allait lui falloir encore un peu de temps.

Ils avaient commandé des sushis au restaurant du coin, nourri le chat Brindille et pris le journal télévisé en cours de route. On ne parlait que de la « grippe des oiseaux » : la ministre intervenait de nouveau, en direct sur TF1. Sur France 2, on interviewait des spécialistes, des ornithologues, on s’interrogeait sur l’origine du virus. On incitait chaque citoyen à se rendre sur le site du ministère de la Santé pour s’enquérir de la marche à suivre en cas de soupçon, et pour se prémunir de la maladie.

Nicolas secoua la tête de dépit.

— C’est terrible de savoir que les gens qui nous gouvernent mentent. Enfin, je veux dire, on sait tous qu’ils nous mentent en permanence. Mais là, on vit le truc depuis les coulisses. Je ne sais pas combien de temps ils pourront cacher la vérité.

— Ne t’inquiète pas pour eux, ils savent faire. Ça peut tenir des semaines, des mois. Ou ressortir dans des années.

— Un bon gros scandale qui fera des dégâts.

— Et les vrais responsables ne seront peut-être plus là.

Ils dînèrent sans appétit, taraudés par ce qui était en train de se passer. Au 36, dans les rues, dans les égouts de la ville. Après le repas, Camille avala ses comprimés de cyclosporine, des antirejets qu’elle prendrait à vie.

— Merci, Nicolas.

— Merci pour quoi ?

Elle s’approcha de lui et l’enlaça par-derrière.

— Pour tout ce que tu fais pour moi. Tu m’as trouvé un travail. Tu me permets de suivre un peu ce que vous faites, de comprendre ce qui se passe. Tu essaies de me laisser au contact des enquêtes, parce que tu sais que… que ce métier, c’est toute ma vie. Merci de t’occuper de moi.

— C’est vrai qu’un mètre quatre-vingt-trois de caractère, ce n’est pas simple tous les jours.

Il lui sourit, se leva et alla chercher dans la bibliothèque L’Aiguille creuse. Édition originale Pierre Lafitte de 1909 sur papier courant, couverture rouge illustrée.

— Tu te rappelles ce que tu m’as dit quand je te l’ai offert ?

Camille caressait Brindille. Elle interrogea Nicolas du regard. Elle savait, oui, mais elle préférait qu’il le lui répète malgré tout.

— Tu as dit que chaque livre que tu avais lu était comme un éclat de ta mémoire, un petit morceau de ta vie. Tu es comme ce livre, Camille, tu es un morceau de ma vie. Un morceau de moi. (Il posa un doigt sur sa poitrine.) Toi, ton cœur anonyme, vous êtes tout ce qu’il y a de plus précieux à mes yeux. Le reste, ça ne compte pas.

Camille l’embrassa et mit à son tour une main sur sa poitrine, le regard vague. Elle pensa à son donneur qu’elle ne connaîtrait jamais. Cette personne décédée de façon tragique et qui lui permettait de continuer à vivre. C’était si étrange et magique à la fois.

— Je suis sûre que mon donneur était quelqu’un de bien. Je le sens au fond de moi.

— Il l’était, c’est évident.

— Tu crois que… qu’on finira par le coincer, cet Homme en noir ? Avec ce qui se passe, je ne suis plus tranquille.

Elle se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur le boulevard et écarta le rideau.

— Il peut être n’importe où. Et s’il s’en prenait à nous ? Et s’il… finissait le travail commencé l’année dernière ?

— Je suis là, OK ?

Lorsqu’ils furent au lit, Nicolas passa ses doigts sur la grande cicatrice verticale qui traversait le torse de sa compagne. Elle ne le repoussait pas, au contraire. Cette marque, c’était la vie. Sa compagne avait eu un parcours tellement compliqué, avec son cœur malade, ses opérations chirurgicales, son adolescence chaotique… Nicolas se demandait parfois comment elle tenait encore debout. Elle était une vraie battante, un sacré morceau de femme. Il n’était pas aussi fort qu’elle, il le savait.

Ils firent l’amour, ce soir-là. Ils avaient besoin de s’évader, de ne penser qu’à eux, l’espace d’une soirée. Chasser la peur et les ténèbres qui les entouraient. Quand ils furent épuisés, ils se laissèrent aller à la rêverie, serrés l’un contre l’autre. Nicolas finit par s’endormir, le menton dans le creux de l’épaule de la jeune femme.


Camille le secoua à 3 h 44.

— Réveille-toi, Nicolas.

Il plissa les yeux, encore dans les vapes.

— Quoi ?

— Viens. J’ai trouvé quelque chose.

— Camille, merde, il est presque 4 heures du mat !

— Viens, je t’ai dit !

Elle avait allumé une veilleuse. Nicolas s’arracha de son lit, fit glisser une couverture sur ses épaules et la rejoignit dans le salon. La chatte dormait sur le canapé. Camille avait étalé sur la table des photos du dossier concernant l’affaire des squelettes. Elles étaient éclairées par l’halogène qu’elle avait rapproché. L’ordinateur était allumé. Une page Internet y affichait un tableau où l’on voyait quatre cavaliers au visage effrayant.

Nicolas remarqua la couleur des chevaux : blanc, noir, rouge et vert.

Comme les chaînes qui avaient retenu les prisonniers dans les égouts.

L’un des cavaliers, le vert, était un squelette enroulé dans un long drap et armé d’une lance.

La Mort.

— Tu as sous les yeux la peinture d’un artiste russe, Viktor Vasnetsov, mais il y a des dizaines d’autres interprétations de cet épisode de la Bible, expliqua Camille. C’est pour cette raison que les couleurs et les squelettes me disaient vaguement quelque chose. J’ai dû voir ce genre de tableau dans un musée.

Nicolas s’approcha, interloqué.

— Ce sont…

— … les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Les annonciateurs de la fin du monde.

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