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À vingt kilomètres de Byszkowo, Czaplinek était une ville agréable, bordée de grands lacs, de petites forêts et, surtout, épargnée par les odeurs nauséabondes. De petits bateaux de plaisance étaient rangés le long des berges, quelques pêcheurs s’étaient regroupés au bout des pontons, insouciants. Sharko fut surpris par le nombre et la beauté des hôtels qu’ils croisèrent sur la route.

— Des gens de toute la Pologne, mais aussi de l’étranger viennent passer quelques jours ici, fit Kruzcek. Évidemment, on ne leur parle pas de la BarnField. C’est un mot tabou, ici.

Plus loin à l’horizon, des nuages noirs s’accumulaient, annonçant l’arrivée de la dépression qui balayait l’Europe d’ouest en est. Les deux hommes se garèrent devant une agréable petite propriété clôturée, au calme, à la lisière d’un bois.

— Il faut que ce médecin parle, fit Sharko. Je ne veux pas perdre du temps avec des procédures.

— Ne vous inquiétez pas. Avec ce qu’on sait, il n’aura pas le choix. Et moi aussi, je déteste les procédures.

Avant leur départ de Byszkowo, ils avaient interrogé quelques villageois au sujet du médecin. Les réponses des habitants étaient tombées, claires et précises. Sharko détenait désormais une partie de la vérité au sujet de la sinistre organisation qui s’était mise en place pour qu’un virus finisse par infecter des gens. Le médecin était impliqué, d’une façon ou d’une autre. Le tout était d’apprendre ce que l’homme savait et quel était son rôle dans l’organisation.

Un gros chien vint à leur rencontre alors qu’ils s’avançaient vers l’entrée. La porte s’ouvrit avant qu’ils aient frappé. Slawomir Adamczak était un grand type d’une quarantaine d’années, au dos un peu voûté. Il avait les pommettes hautes, le nez disgracieux d’un boxeur. Il portait une tenue kaki de pêcheur. Une lueur passa dans ses yeux gris lorsque son regard croisa celui du policier polonais.

— En quoi puis-je vous aider, lieutenant ?

— Avec mon collègue français, on aimerait entrer pour discuter.

— Très bien, mais… vous avez des papiers, quelque chose ? C’est qu’on est dimanche, et je n’ai pas beaucoup de temps.

— Une petite partie de pêche au bord d’un lac ?

— En effet.

— La météo a l’air de tourner.

Adamczak acquiesça avec un sourire.

— Un bon pêcheur se fiche de la météo.

Le sourire disparut aussitôt quand Kruzcek lui plaqua une photo de la scène de crime sous le nez. Sharko ne comprenait rien à ce qu’ils racontaient, mais il devinait aisément les intentions de son homologue : faire du rentre-dedans et aller à l’essentiel.

— C’est ça, mes papiers.

Le médecin grimaça. Il resta devant la porte, et toute expression de sympathie quitta son visage.

— Qu’est-ce que vous voulez, exactement ? Je vous ai déjà dit tout ce que je savais. C’était il y a deux mois, non ?

Kruzcek se mit à parler en anglais pour que Sharko comprenne, repoussant d’un geste sec le chien qui le harcelait.

— Début octobre. Dites-moi, chaque mercredi, vous continuez à faire la tournée des villages proches de la BarnField pour soigner les villageois ?

— Pourquoi aurais-je arrêté ? C’est quelque chose qui me tient à cœur. Je le fais depuis plus de dix ans. Ces gens souffrent de maladies respiratoires chroniques, de diarrhées, ils ont besoin de soins, et si on ne va pas à eux, ils ne viennent pas à vous. Pourquoi cette question ?

— Avant de venir ici, nous avons interrogé quelques villageois qui ont été vos patients ces derniers mois, fit Sharko en anglais. Des voisins des Jozwiak, eux aussi frappés par des maladies respiratoires. Des enfants, des personnes âgées…

— Et alors ?

— À tous les malades dont les symptômes étaient ceux de la grippe, et à eux uniquement, vous avez fait des prélèvements. Selon eux ça a commencé il y a environ un an.

Slawomir Adamczak s’était réfugié dans l’encadrement de sa porte, mais les flics s’étaient approchés, pressants.

— Les villageois nous ont raconté que, lors de vos visites médicales, vous avez sorti des kits de prélèvement, des tiges que vous leur avez plongées dans les narines, et que vous avez enfermées ensuite dans des tubes spéciaux. Vrai ou faux ?

Le médecin avait perdu toute forme d’assurance et se sentait mal, de toute évidence.

— C’est vrai. Les maladies étaient de plus en plus nombreuses dans ces villages. Je voulais m’assurer de la justesse de mes diagnostics et surtout essayer de comprendre. Je faisais analyser ces prélèvements pour apporter les soins les plus appropriés. Où est le mal ?

— Pourquoi les avoir arrêtés après la mort des Jozwiak, ces prélèvements ?

— Je… Je comptais reprendre. C’est juste que… il faut que je me fournisse de nouveau en kits de prélèvement.

Kruzcek sortit un carnet et un stylo de sa poche.

— Où envoyez-vous ces échantillons ? À quel laboratoire ? Nom, adresse. On veut des papiers, des preuves d’analyses, on veut aussi connaître l’endroit, la date où vous vous êtes procuré ces kits.

Le médecin ne répondit pas, incapable de se justifier. Il porta une main à son front, le visage décomposé.

— Écoutez, je… dois partir.

— Vous n’irez nulle part, dit Sharko d’un ton ferme. C’est l’un de vos tubes que nos laboratoires français ont en leur possession. Analysé le 5 octobre, trois jours après votre diagnostic sur la famille Jozwiak. Le 6 ou le 7, on les assassinait sauvagement. Aujourd’hui, une pandémie est en train de se répandre parce que ce tube contenait un virus de la grippe inconnu. Un virus capable de toucher n’importe qui, n’importe où. Les Jozwiak étaient les patients zéro. Alors maintenant, vous allez nous cracher toute la vérité.

Adamczak se sentit mal. Il partit s’asseoir au salon, laissant la porte ouverte. Les deux policiers le suivirent et restèrent debout face à lui. L’homme se tenait la tête.

— Expliquez-nous.

Acculé, le médecin garda le silence quelques instants, tête baissée, avant de la redresser et de se mettre à parler.

— Un homme du nom d’Henri Ommeno est venu me voir au début de l’année. En janvier… Il attendait son tour dans mon cabinet, comme n’importe quel autre patient, mais il avait un masque respiratoire sur le visage. Il connaissait mon cursus, mes centres d’intérêt, il savait que j’allais dans les villages proches de la BarnField le mercredi. Il s’est présenté comme le financier d’une grosse industrie pharmaceutique française, Tadeus, qui travaillait sur un projet concernant les mutations des virus respiratoires, les paramyxovirus, les parainfluenza, les pneumovirus…

Tadeus… L’un des plus gros laboratoires pharmaceutiques français, se rappela Sharko. Il s’assit face au médecin pour bien l’observer dans les yeux. Son homologue polonais l’imita.

— Cet homme n’y est pas allé par quatre chemins et m’a fait une proposition. Il voulait que je continue mes tournées dans les trois villages voisins de la BarnField mais que, pour chaque soupçon de grippe, je réalise un prélèvement. Je devais ensuite simplement l’envoyer par la poste depuis Szczecinek et n’en parler à personne, bien sûr. C’était tout. Il proposait de me payer une sacrée somme par échantillon.

Le policier se tourna vers Sharko.

— Szczecinek est une grosse ville, à vingt kilomètres d’ici…

Il revint vers le médecin.

— Combien il vous donnait ?

— L’équivalent de trois cents euros par échantillon. Il ne voulait pas qu’il y ait de traces, il m’a expliqué que le financement de leur projet n’avait rien d’officiel, que… les fonds provenaient de donateurs privés qui avaient des parts dans l’entreprise. Il m’a montré un moyen simple pour le virement de l’argent. Par Internet, dans une monnaie qu’on appelle les bitcoins.

Il soupira longuement.

— Au départ, j’ai bien évidemment refusé, je ne voulais pas entrer dans ce genre de magouille, ce n’était pas net du tout. Mais il m’a dit que j’étais libre de décider ou pas, il m’a juste laissé un moyen de le recontacter si j’étais intéressé. Pas de pression, pas de menace, rien. Il est parti, c’est tout.

— Il vous proposait de le recontacter par le Darknet, c’est ça ?

— Oui, il m’a expliqué comment tout ceci fonctionnait… Le Web souterrain, l’anonymat absolu… Je pouvais le joindre à l’aide d’un logiciel spécial. Cet homme avait un drôle de pseudonyme sur Internet.

— Lequel ?

— Il se faisait appeler l’Homme en noir.

Sharko et Kruzcek se regardèrent avec gravité. Le flic français sentit une boule dans sa gorge. Après tous ces jours d’enquête, tous ces kilomètres, il tenait une trace physique de ce fantôme qu’il traquait.

— … Cette étrange visite m’a empêché de dormir des jours et des jours. Je ne suis qu’un petit médecin de campagne pas bien riche, j’ai réfléchi et je… (Il soupira.) J’ai répondu. J’ai dit que je le ferais. Après tout, ce n’étaient que de simples prélèvements qui seraient utilisés pour la recherche. Il n’y avait là aucune faute grave. Alors, je me suis procuré des kits auprès d’un laboratoire de Poznań, j’ai commencé les prélèvements, j’ai envoyé les échantillons depuis Szczecinek et… j’ai reçu l’argent. Sans avoir aucune nouvelle de cet homme.

Il serra les lèvres et secoua la tête de dépit.

— Vous auriez dû me parler de ces prélèvements quand je suis venu vous interroger sur la disparition des médicaments, annonça le policier polonais. Vous aviez forcément fait le rapprochement avec le massacre des Jozwiak.

— Je sais, je me doutais qu’il devait y avoir un rapport mais… comment imaginer lequel ? J’étais coincé. Je suis désolé.

— Vous pouvez l’être.

— À quelle adresse envoyiez-vous les résultats ? demanda Sharko.

Le médecin se leva et prit un papier dans un tiroir qu’il tendit au policier français. Il y avait plusieurs identités, plusieurs adresses… Noisy-le-Sec, Bourg-la-Reine, Pantin.

— Il fallait que j’alterne entre ces adresses.

Ainsi, les livraisons se faisaient à différents endroits de banlieue parisienne afin de noyer le poisson. Sharko songea à un circuit aux multiples intermédiaires, cloisonné, destiné à brouiller toutes les pistes.

— Vous savez qui sont ces gens à qui vous envoyiez les échantillons ?

Le médecin secoua la tête.

— Et, évidemment, envoyer à des endroits différents ne vous a pas paru suspect, ajouta Sharko.

Silence du médecin. Sharko recopia les adresses sur son carnet et transmit le papier original à son homologue polonais.

— Dites-nous tout ce que vous savez sur l’homme qui est venu vous voir. Cet Henri…

— Ommeno. Henri Ommeno. J’ai réalisé qu’il s’agissait d’une fausse identité quand j’étais devant mon écran, et que j’ai vu affiché « Homme en noir ».

— Une anagramme.

— Oui… Il avait une soixantaine d’années, je dirais, mais il pourrait en avoir moins, il tenait la forme. La seule fois où je l’ai vu remonte à presque un an, et il avait un masque sur le visage. Mais je me souviens bien de lui. Il portait un chapeau, un costume noir de marque, ça se voyait. Très… soyeux… Même ses yeux étaient noirs… Un noir profond, insondable. Il faisait à peu près ma taille. Un mètre quatre-vingts. Cheveux grisonnants, petite barbe ; de grandes rides, très profondes, lui barraient le front comme des entailles. Physique svelte et dynamique. Pas le genre de type qui se laisse aller.

Il croisa les bras, comme s’il avait soudain très froid.

— Je pense qu’il était médecin, lui aussi. Ou en tout cas, qu’il travaillait dans le milieu médical.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Il s’exprimait comme un médecin. La manière dont il parlait des maladies respiratoires, avec des termes très spécifiques que l’on n’emploie que dans notre jargon.

C’était au final cohérent avec son parcours, songea Sharko, et le type d’organisations criminelles qu’il mettait en place. Tout avait chaque fois un rapport avec le corps humain, les maladies, les organes. Il songea également à la façon dont Camille avait été mutilée, aux propos du légiste, qui affirmait que l’assassin était du métier.

— Quoi d’autre ? Était-il français ?

— Je ne sais pas. Mais il parlait très bien l’anglais.

— Et est-ce que lors de vos échanges sur le Darknet il évoquait des « Nègres » ? Comme dans le roman d’Agatha Christie ?

Le médecin acquiesça.

— En effet. À la fin de nos conversations virtuelles, il me demandait toujours de choisir un chiffre entre 1 et 10. Je ne pourrais plus vous citer les répliques, mais chaque fois, des Nègres mouraient en respirant, en nageant, en fumant. Ou piqués par des parapluies. C’était vraiment très curieux. Cet homme était très… troublant.

Des empoisonnements, des meurtres de Nègres… L’Homme en noir avait-il, lors de ses multiples méfaits, tué des gens avec du poison ? Un médecin tueur ? Un exécuteur du passé ? Le bourreau d’une quelconque dictature ? Pourquoi ces énigmes ? Alors que Sharko était plongé dans ses réflexions, le flic polonais se leva et désigna l’ordinateur portable.

— Vous l’embarquez avec vous. Et prenez quelques affaires. Je vous emmène à Poznań.

Le médecin était au bord des larmes. Sharko annonça qu’il sortait passer un coup de fil. Une fois dehors, il leva la tête vers le ciel. Le soleil perçait encore timidement entre les nuages. Il poussa un profond soupir, à la fois frustré et soulagé de tenir une piste sérieuse. L’Homme en noir n’était pas qu’un fantôme, une silhouette sur une photo floue. Ici, en Pologne, il avait été obligé de se dévoiler. De laisser d’infimes traces dans la mémoire du médecin, malgré tous ses subterfuges. Il n’était pas invincible.

Sharko téléphona à son divisionnaire, qui était au 36, et entra dans le vif du sujet. Il lui expliqua ses découvertes. Il parla de l’entreprise Tadeus, même s’il était persuadé que l’Homme en noir s’était servi de cette entreprise comme couverture. Puis il lui donna les trois adresses différentes de livraison où les échantillons de grippe des oiseaux avaient atterri.

— Très bien, fit Lamordier. J’appelle immédiatement le juge pour la commission rogatoire, et je mets Casu et Levallois sur le coup. On va faire le tour de ces adresses.

— Jacques Levallois est revenu ?

— Ce matin. Sale tête, encore un peu sonné, mais depuis qu’il a appris pour la compagne de Bellanger, il veut en être. Vu le torpillage de nos effectifs, je prends tout ce qui vient.

— Et la liste des égoutiers, ça donne quelque chose ?

— On est dessus, on fait ce qu’on peut. Avancez votre retour, prenez le premier vol. J’ai des demandes du ministère de l’Intérieur et de la DCRI : il me faudrait pour ce soir des profils les plus précis possibles de cet Homme en noir et du tueur déguisé en oiseau, avec toutes les informations. Je mets Levallois sur le profil du second, occupez-vous de celui de l’Homme en noir. On va diffuser aux différents acteurs de l’enquête, des militaires aux scientifiques. Faisable pour vous dans les délais impartis ?

— J’attaquerai la note à l’aéroport, je la terminerai au bureau.

— Parfait, Sharko. Soyez clair, précis, votre papier est d’une importance extrême.

Il raccrocha. Franck soupira et releva les yeux. Le médecin venait de s’installer à l’arrière du véhicule de Kruzcek, entre les sièges pour enfant. Il regarda sa montre : bientôt 10 heures. Le flic polonais s’approcha de lui, une cigarette aux lèvres. C’était la première fois que Sharko le voyait fumer. Il tira sur sa clope et recracha la fumée.

— Si j’ai bien compris le cheminement, l’Homme en noir demandait au médecin d’envoyer en France des prélèvements réalisés au hasard sur des villageois soupçonnés d’être infectés par la grippe ?

— Exact.

— Ces prélèvements étaient ensuite analysés dans un laboratoire par un « complice », jusqu’à ce que celui-ci découvre la grippe inconnue qui a ensuite servi à contaminer des oiseaux, puis des humains. C’est bien ça ?

Sharko acquiesça et se mit à expliquer, comme des prémices à la note qu’il allait rédiger :

— L’Homme en noir était au courant des maladies respiratoires dans ces villages, des microbes qui y circulaient et mutaient en permanence. Il est peut-être un médecin mobile, un spécialiste des microbes, quelqu’un en contact avec le terrain en tout cas. À force de faire des analyses de virus où se mêlaient porcs, oiseaux et humains, il espérait sans doute tomber sur un mutant qui transpercerait toutes les défenses immunitaires.

— Il aurait pu patienter des années, non ? On ne peut pas contrôler les aléas de la nature.

— En effet, mais peut-être qu’il était prêt à attendre, justement. Il a bien attendu dix mois, fait analyser des centaines de prélèvements avant de découvrir cette grippe. Il n’est pas pressé, c’est sa force. Les erreurs se commettent souvent dans la précipitation.

Le Polonais lui adressa un sourire.

— Vous êtes un flic très efficace.

— Vous n’êtes pas mauvais non plus.

Sharko lui tendit une carte de visite.

— Tant que j’y pense… Je compte évidemment sur vous pour me transmettre directement tout ce que vous pourrez obtenir du médecin, de son ordinateur, des témoins qui auraient pu croiser l’Homme en noir. Si vous pouviez aussi établir un portrait-robot. Chaque indice, aussi petit soit-il, compte.

— Très bien, mais vous ferez de même.

— On doit faire des synthèses très vite, je vous les transmettrai.

Sharko observa les arbres qui frissonnaient sous le vent. Les premières gouttes de pluie arrivaient.

Son voyage en Pologne avait été fructueux. Il tenait désormais le début de la chaîne.

Restait à atteindre l’autre extrémité.

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