[113]

Mardi 3 décembre 2013


Sharko et Casu apprirent la nouvelle par téléphone onze heures plus tard, dans le hall de l’aéroport international Guarulhos, à São Paulo, à 4 h 12 du matin, heure locale.

Christophe Muriez était mort, mais il avait eu le temps de lâcher des milliers de puces dans une grande boîte de nuit parisienne. Des scientifiques de Pasteur et de l’IVE continuaient à évacuer au compte-gouttes les mille cent douze personnes présentes à ce moment-là dans l’établissement. Toutes les issues avaient été verrouillées, sécurisées avec de l’insecticide, et quatre douches de désinfection avaient été gonflées dans le hall menant à La Spirale, là où les gens avaient fait la queue la veille. Une procédure extrêmement lourde de suivi médical allait se mettre en place. Même si la presse s’agglutinait déjà rue de Rivoli, on n’avait pas encore prononcé le mot « peste ». Mais le brasier médiatique n’allait pas pouvoir être contenu bien longtemps.

Le drame avait pu être évité, même s’il s’en était fallu de peu. Sharko songeait encore aux images effroyables des webcams. Qui savait ce qui se tramait en ce moment même, ailleurs dans le monde ? Qu’est-ce que ce serait, la prochaine fois ? Il fallait en finir au plus vite. Arrêter l’Homme en noir et éteindre, petit à petit, toutes les mèches qu’il avait allumées.

Après les contrôles de sécurité et la récupération des bagages, les deux policiers rejoignirent trois de leurs homologues brésiliens qui les attendaient à l’arrivée des voyageurs. Les présentations furent rapides. Le commandant Eduardo Fagundes, épaisse moustache noire et cheveux très courts, était un homme de poigne, solide dans son uniforme bleu nuit marqué de l’insigne « Polizia ». Il leur annonça sans détour que les ordres étaient d’agir immédiatement vu ce qui se passait en ce moment en France, rue de Rivoli. Tamboré 0 se situait à une cinquantaine de kilomètres de l’aéroport, dans la banlieue nord-est de la ville. Il leur annonça également que, d’après leurs services secrets et une image satellite, le véhicule de Josh Ronald Savage avait franchi les portes de la résidence sécurisée une vingtaine d’heures plus tôt, pour ne plus en sortir.

Les policiers embarquèrent dans une voiture de police qui en suivait quatre autres. En route, Sharko consulta les messages de son téléphone. Tomeo, l’informaticien, ne l’avait toujours pas contacté concernant le mot de passe permettant l’accès à l’identité de l’Homme en noir.

— On a douze hommes dans l’équipe d’intervention, fit Fagundes, avec nous quatre ça fait seize. La police n’est jamais entrée dans Tamboré 0, mais on dispose d’images précises des lieux. Les instructions sont d’attraper Josh Ronald Savage vivant et de le mettre en garde à vue. Nous vous laisserons l’interroger une fois au poste.

— Très bien.

À l’arrière avec Casu, Franck ôta sa veste et ouvrit le col de sa chemise. Il devait faire dans les 24 °C.

— Tout va aller très vite maintenant, souffla Casu en l’imitant. On arrive au bout.

Bertrand était fatigué par le voyage, mais l’excitation brûlait au fond de ses yeux. Il s’était investi plus que de raison dans cette enquête.

— Tout va aller très vite, répéta Sharko dans un profond soupir. C’est notre affaire, et on n’est que spectateurs. On ne maîtrise rien, on suit comme des bons chienchiens. Savage ne sera extradé qu’après de longues semaines de procédures, et les Brésiliens ne nous transmettront que les informations qu’ils voudront bien nous donner.

— L’essentiel est d’en finir, tu ne crois pas ? Et de mettre Savage hors d’état de nuire.

— Les graines qu’il a semées continueront à germer.

— Mais il n’y aura plus personne pour les arroser et elles finiront par mourir.

Il avait peut-être raison, finalement. Franck Sharko appuya l’arrière de sa tête contre le siège et se laissa envelopper par les lueurs de la ville. Les lumières des gratte-ciel montaient si haut qu’elles se confondaient avec les étoiles. São Paulo paraissait interminable. Le policier se rappelait Buenos Aires, l’année précédente. Même démesure, même folie. À côté des mégapoles sud-américaines, Paris ressemblait à un village.

Ils s’approchaient de leur destination. Le paysage changea aux abords de la banlieue nord, après plus d’une demi-heure de route. Aux buildings se substituèrent d’immenses murs d’enceinte gris surmontés de barbelés, passablement éclairés, qu’ils longèrent sur des kilomètres et des kilomètres. Casu était impressionné.

— Je crois que c’est la fameuse Alphaville. J’ai déjà vu ça à la télé. Plus de quarante mille habitants cloisonnés comme des lapins à l’intérieur de l’enceinte. L’un des plus grands complexes de quartiers sécurisés pour familles aisées du monde.

Sharko songea au film de Godard Alphaville. Une cité désincarnée, à des années-lumière de la Terre… Un ordinateur qui régit toute la ville… Plus de sentiments humains à l’intérieur même de l’enceinte. Franck se dit que la fiction n’était pas si loin de la réalité.

Le paysage changea encore. São Paulo paraissait désormais bien loin. Le béton avait cédé la place à de petites collines, la forêt s’était déployée, dense et odorante. Des allées de lampadaires au design épuré éclairaient des routes larges et bordées de palmiers. Le plus impressionnant était sans doute l’absence de vie. Certes, on était en pleine nuit, mais rien ne bougeait, on ne voyait pas une voiture, pas un animal. Comme si cette partie du monde, pourtant si proche de la mégapole, n’abritait aucun être vivant.

Plus loin apparurent les premières enceintes des complexes Tamboré. Des murailles dans la végétation, des postes de garde pareils à des miradors d’où irradiait un halo orangé, de grosses grilles fermées aux pointes acérées. Les véhicules longèrent les différents îlots sécurisés éparpillés dans la forêt obscure, jusqu’à atteindre le dernier d’entre eux, caché par les arbres. Eduardo Fagundes se tourna vers les deux Français.

— Les équipes d’intervention vont y aller, on suit. Restez bien à l’arrière avec moi, d’accord ?

Sharko n’eut d’autre choix que d’acquiescer. Les voitures se rangèrent le long du poste de garde et douze policiers brésiliens, tous lourdement équipés — casques à visière, gilets pare-balles, fusils d’assaut et chiens —, en jaillirent, le chef en tête. Eduardo Fagundes, son collègue, Sharko et Casu suivirent. En tête de peloton, le leader se précipita vers la guérite où deux gardiens s’agitaient déjà, talkie-walkie à la main. Après quelques secondes, les grilles s’ouvrirent. Tous les policiers se ruèrent à l’intérieur sauf deux d’entre eux, se postant à l’entrée avec leurs molosses, armes le long du flanc droit.

La fin approchait.

Загрузка...