[81]

Des murs, des couloirs, des pièces abandonnées, vides, poussiéreuses.

Et un faisceau lumineux craché par le flash de son téléphone, qui creusait les ténèbres.

Amandine avait l’impression d’être un petit bathyscaphe qui s’enfonçait dans les abysses de l’océan. À chaque pas, l’obscurité se refermait derrière elle, comme pour l’emprisonner, l’empêcher de faire demi-tour et l’attirer toujours un peu plus profondément. Elle ne savait où ni quoi chercher précisément, mais lorsqu’elle se trouva dans une pièce circulaire et qu’elle vit un escalier torsadé plonger sous ses pieds, elle sut qu’elle était sur la bonne voie. Elle eut alors le sentiment de se trouver dans un phare ou à l’intérieur d’un silo à grains. Le béton, les courbes, les matières métalliques, ce tourbillon qui donnait le vertige… Elle éclaira le bas, mais sa lampe n’était pas suffisamment puissante pour que se dessine l’ensemble des escaliers.

Elle était gelée, ses mains étaient bleues, ses membres tremblaient. Lampe éteinte, allumée, éteinte, elle se mit à descendre, tandis que son esprit imaginait les pires scénarios. Était-ce dans ce lieu lugubre qu’était née l’idée de répandre le virus ? Était-ce entre ces murs que Crémieux avait mis sous éprouvette le microbe avant de l’introduire au Palais de justice ? Qui était l’autre individu, celui au masque ? Un complice ?

Quelques mètres plus bas, elle passa devant une lourde porte en bois fermée à clé. C’était assurément là que les deux silhouettes avaient disparu alors qu’elle les observait secrètement par la vitre, depuis l’extérieur. Elle vit des gouttes d’eau sur les marches.

Eux aussi étaient descendus.

Elle progressait dans leur antre secret. Elle sentit la peur monter en elle et accéléra le pas. Son téléphone se mit à biper… Trois fois. Niveau de batterie rouge clignotant. Un message lui recommandait d’éteindre le téléphone ou de brancher le chargeur. Amandine fut prise de panique : réussirait-elle à remonter dans l’obscurité la plus totale ?

À quelques mètres sous elle, l’escalier se terminait enfin. Elle décida de poursuivre sa descente et pénétra dans une large salle voûtée, où traînaient encore de vieux sacs vides en toile, des palettes de bois, des bâches en plastique roulées et du matériel obsolète. Elle devait être sous terre, pas loin d’une ancienne gare, estima-t-elle lorsqu’elle devina la forme d’un quai.

Elle remarqua un interrupteur, au loin. L’actionna. Un néon crépita, une lumière crue jaillit. Amandine avait presque envie de crier de joie.

Elle eut soudain l’impression d’entendre un bruit lointain, derrière elle. Comme un objet métallique butant contre de l’acier. Elle pensa à l’escalier en spirale, elle était certaine que le bruit venait de là. Son cœur battait aussi vite qu’après avoir couru un cent mètres. La peur, le stress, la sensation du danger… tout se mélangeait.

Après quelques secondes d’immobilité et de silence absolus, elle se convainquit qu’il n’y avait personne.

Elle regarda de nouveau devant elle. L’installation électrique était récente, il y avait un disjoncteur, et un câble avait été tiré de l’interrupteur jusqu’au néon, neuf lui aussi. D’autres fils électriques partaient en direction d’une porte métallique qu’Amandine repéra, à quelques mètres du fameux quai dont les issues avaient été bétonnées. C’était là que les gros câbles électriques disparaissaient.

Qu’est-ce qui se cachait derrière la porte ?

Elle prit cette direction, toujours trempée et grelottante. Ses yeux tombèrent sur un énorme cadenas à clé, censé empêcher l’ouverture de la porte métallique.

Sauf que le cadenas était resté ouvert, avec la clé dans la serrure.

Ils ne pouvaient pas avoir oublié de refermer.

Amandine fut prise d’une bouffée d’angoisse : ils allaient revenir. Elle jeta un œil à la carte envoyée par son traceur GPS.

Le point rouge était immobile, rue des Frigos. Hervé Crémieux était toujours dans le coin. Elle se maudit et, au moment exact où elle comprit qu’elle était piégée, la batterie de son téléphone lâcha.

Puis ce fut l’obscurité : une main venait d’éteindre le néon.

Réagissant à l’instinct, Amandine s’empara du cadenas, poussa le battant et s’enferma à l’intérieur. Elle rabaissait à peine le verrou de la porte que des poings s’abattaient sur le métal.

Ils se mirent à tambouriner. Amandine hurla, les mains sur le crâne. Les coups redoublèrent. Affolée, la jeune femme peinait à respirer et ses jambes se dérobaient. Elle allait mourir.

Non. Elle était dedans, et eux dehors. Le métal les séparait. Réfléchir, réfléchir vite. Elle se laissa glisser contre la paroi et serra son téléphone portable.

— J’appelle la police ! Je sais qui vous êtes, Hervé Crémieux !

Le brouhaha sur le métal cessa. Amandine essaya d’allumer son téléphone, espérant un ultime sursaut de la batterie, en vain. Elle porta néanmoins l’appareil à son oreille, déglutit et se mit à parler d’une voix saccadée où les mots se chevauchaient.

— Ils… Ils veulent me tuer ! Venez m’aider. Je… Je suis enfermée dans un bâtiment de la rue des Frigos. J’ai descendu un escalier en spirale, je suis proche d’un ancien quai de déchargement, je crois. L’un d’eux s’appelle Hervé Crémieux, il… il habite Fontenay-sous-Bois. Venez vite !

Elle écarta son téléphone de son oreille, retenant son souffle. Elle avait lancé le message d’un bloc, comme ça, sans réfléchir. Comme s’il y avait quelqu’un à l’autre bout de la ligne.

Il y eut un ultime fracas contre la porte.

Puis plus rien.

Ça avait fonctionné.

Après deux minutes, Amandine n’avait toujours pas retrouvé un rythme respiratoire normal. Elle était piégée elle ne savait où, dans le noir, et la police ne viendrait pas puisqu’elle avait feint cet appel. Personne ne viendrait.

Progressivement, au fur et à mesure qu’elle se calmait, les sons de la pièce où elle était enfermée lui parvinrent. Elle entendait des froissements de paille, d’infimes raclements contre de l’acier. L’air était moite. Puis il y avait cette odeur, aussi. Quelque chose de bestial, d’organique. Amandine voulut sortir un masque de sa poche, mais son paquet était trempé. Elle se contenta d’enfiler une paire de gants en latex.

Elle entendit un bourdonnement de moteur. Comme celui d’un réfrigérateur ou d’un congélateur. Qui disait appareil électrique disait électricité. La jeune femme se rappela les gros câbles qui partaient de la boîte de dérivation. Il y avait peut-être de la lumière. Elle se releva, avec l’impression que ses jambes étaient anesthésiées. Elle dut se retenir à la poignée de porte pour se hisser. Ses doigts tâtèrent le mur jusqu’à trouver un bouton pressoir.

Déclic.

Rien ne se passa. Dans le même temps, les ronflements d’appareils cessèrent.

Ils venaient de couper l’électricité. Ça signifiait qu’ils étaient encore là, de l’autre côté de la porte. Ils la retenaient prisonnière et ne la lâcheraient pas. Et s’ils n’avaient pas cru à son appel téléphonique ? Et s’ils avaient deviné qu’elle bluffait ? Et s’il n’y avait pas de réseau à une telle profondeur et qu’ils le savaient ?

Soudain, des bruits violents. Ils cognaient désormais avec autre chose que leurs poings. Des barres métalliques, des objets lourds.

— Fichez le camp !

La porte vibrait, le fracas métallique était insoutenable. Il fallait qu’elle avance, qu’elle s’éloigne de cette maudite porte, qu’elle trouve une autre issue. Elle suait, la chaleur la prenait à la gorge, l’humidité l’empêchait de respirer correctement.

Comme dans une jungle…

Elle s’aventura dans le noir, apeurée, courbée comme si le ciel allait lui tomber sur la tête. Les crissements de paille étaient tout autour d’elle. Devant, à droite, à gauche, au-dessus. Et toujours cette puanteur animale. Ses doigts palpèrent sur le côté, frôlèrent de fins barreaux métalliques. Tout à coup, Amandine ressentit une douleur vive au bout du pouce droit. Elle retira sa main en poussant un cri, ôta son gant et porta son doigt à sa bouche. Du sang.

On l’avait mordue profondément.

Les rats… Les rats sont là, tout autour de toi.

Elle imagina des centaines de bestioles immondes agglutinées autour d’elle, prêtes à lui tomber dessus, à la dévorer. Dans la panique, elle sortit son gel antibactérien de sa poche et, à l’aveugle, s’en versa sur le pouce. Elle frotta avec acharnement, pressant pour que le sang s’écoule, comme lorsque l’on veut chasser le venin d’une piqûre.

Les fracas s’arrêtèrent de nouveau. Elle se réfugia dans un coin, sentit des parois lisses, des volumes cubiques. Un monde d’arêtes saillantes. Des aquariums ? Des vivariums ?

Elle plaqua ses mains sur ses oreilles pour que les bruits, les grattements, les froissements de paille cessent. Mais tout était incrusté dans sa tête. Si profondément qu’elle se demandait si ce n’était pas un mauvais tour de son esprit.

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