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Jeudi 28 novembre 2013


Lucie était incapable de se lever.

Elle tremblait et s’était enroulée dans les couvertures, frigorifiée et percluse de courbatures. Sa température avoisinait les 40 °C. Franck, installé dans le canapé depuis la veille, n’avait pas dormi de la nuit. Le virus était entré dans sa maison.

Le flic allait et venait dans la chambre, l’œil rivé sur sa montre, tandis qu’Adrien et Jules se chamaillaient déjà dans le salon. Il était 8 heures du matin.

— Qu’est-ce qu’il fout, bordel ?

Le médecin avait déjà une heure de retard et ne répondait plus aux appels. Sharko en eut assez. Il sortit la carte d’Amandine Guérin que Lucie avait récupérée et lui passa un coup de fil. Une demi-heure plus tard, la scientifique frappait à la porte, accompagnée d’un médecin. Sharko la salua d’un mouvement de tête.

— Désolé pour le dérangement, mais…

— Les médecins sont débordés. Les gens appellent pour un rien. Une petite fièvre, une toux et, tout de suite, ils pensent à notre grippe des oiseaux. Ajoutez que tout cela se mélange à la grippe saisonnière qui va bientôt atteindre le stade épidémique, je ne vous raconte pas le chaos. Vous avez bien fait de me contacter. Où est-elle ?

— Suivez-moi.

Sharko les mena à la chambre. Le médecin à ses côtés sortit son matériel de sa valise en cuir. Les directives du plan pandémie grippe préconisaient de porter une protection respiratoire : le personnel de santé devait tout mettre en œuvre pour éviter d’attraper le microbe. Donc, avec un masque sur le visage, il ausculta Lucie, fit un test rapide qui indiquait qu’elle ne souffrait pas de la grippe saisonnière, mais d’une autre grippe.

— Elle a sans doute contracté la grippe des oiseaux.

— Vous allez l’hospitaliser ?

— Non. Désormais, on réserve les lits pour les cas les plus graves. Et vous avez entendu ce qui se passe avec les infirmières et les aides-soignantes ?

— Les grèves ?

— Oui. Elles profitent de l’annonce de la ministre pour descendre dans la rue à partir de la semaine prochaine.

— Génial.

Amandine fixa Lucie.

— Elle sera bien, ici. Mais surtout, veillez à ce qu’elle soit isolée.

Le médecin prescrivit des médicaments, remplit une fiche comme les autorités de santé le lui avaient demandé la veille et fit un prélèvement par écouvillage laryngé avec du matériel qu’on lui avait livré très tôt dans la matinée. Il le donna directement à Amandine.

— On va l’analyser en priorité.

Apparemment, Lucie ne souffrait d’aucune complication, les symptômes étaient « classiques », mais il fallait surveiller. Le médecin lui remit un arrêt de travail de dix jours. Lucie se recoucha, incapable de réagir.

Sharko en profita pour se faire ausculter, ainsi qu’Adrien et Jules. Pas de signes apparents du virus, ils semblaient tous trois en bonne forme, mais comme il y avait toujours cette phase asymptomatique, il fallait rester vigilants.

Amandine regardait les jumeaux qui jouaient autour d’elle avec des cubes. Ses yeux se troublèrent quelques secondes. Elle se ressaisit.

— Vous avez de beaux enfants. Prenez soin d’eux.

Sharko observa le curieux visage blanchâtre. Même avec le masque, Amandine Guérin dégageait un charme félin. Pourtant, elle avait l’air très fatiguée.

— Dites, vous pensez que je peux les mettre à la crèche ?

— Il vaut mieux éviter. Isoler la mère, laisser les petits dans les autres pièces, afin…

— … d’empêcher le virus de se propager. J’ai bien intégré le refrain.

— L’isolement est la clé, la vraie solution. Comme le masque. N’oubliez jamais de le porter si vous entrez dans la chambre.

Sharko acquiesça, se dirigea vers la cuisine et versa de l’eau du robinet dans le réservoir de la cafetière.

— Je vous propose quelque chose ? Un café ? Un thé ?

Amandine secoua la tête.

— Je retourne vite à Pasteur pour les analyses. On se revoit bientôt. Et j’utiliserais de l’eau en bouteille, si j’étais vous.

Sharko devina qu’elle lui souriait derrière son masque.

Elle sortit avec le médecin. Sharko laissa tomber le café et alla sur le seuil de la chambre. Il resta là, quelques minutes, immobile, à observer sa Lucie tremblotante. Il pensa alors au type à la casquette. À ses yeux qui transperçaient les objectifs des caméras. À ce visage sec et dur.

Il avait tellement la haine.

Le flic retourna dans le salon et se sentit rapidement débordé. Il avait appelé au bureau ; personne n’avait répondu. Qui y restait-il, à part Bertrand Casu ? Malade, lui aussi, ou juste en retard ? Dans un autre bureau, peut-être, à aider d’autres équipes ? Sharko avait également laissé un message sur le portable de Nicolas, entre deux cris des jumeaux, lui expliquant qu’il essaierait de venir dès que possible au 36, mais que ce n’était pas gagné.

Les enfants avaient faim. Il fallait les habiller. Franck avait beau les voir tous les jours, il ne savait pas vraiment quels habits choisir dans les placards. Pull, sweat ? De quelle couleur ?

— C’est pire que tenir un flingue, bon sang.

Il piocha au hasard, se demanda comment Lucie arrivait à leur enfiler leurs chaussettes : elles étaient si petites, et ses mains si grosses. Direction la cuisine. Où étaient les bouteilles de lait ? Combien de temps au micro-ondes, déjà ? Et puis, ils buvaient quelle quantité ?

Il put enfin respirer après les avoir installés devant un dessin animé. Une montagne de linge attendait devant la salle d’eau. Des chemises, des cravates, des tonnes de vêtements des enfants. Il fourra le paquet dans la machine et choisit le programme qui lui parut adéquat. Heureusement, il avait encore quelques reliquats de sa vie de veuf, avant de connaître Lucie.

Ensuite, il retourna dans la chambre.

— Je vais aller chercher tes médicaments à la pharmacie. J’emmène les enfants.

Lucie grelottait.

— Faut que tu appelles ma mère. Elle va venir passer quelques jours pour nous aider.

— Je ne sais pas, Lucie, je ne sais pas. On ne peut pas l’appeler chaque fois qu’on a un souci.

— C’est pas juste un souci… J’ai l’impression de mourir à cause d’une… ordure qui… s’en est pris à nous… Fais-le, appelle-la…

Après un aller-retour à la pharmacie, Sharko se mit à tourner en rond dans la maison, incapable de prendre une décision. Nicolas l’appela vers 10 heures, il était désolé pour Lucie. Très vite, il expliqua les découvertes de Camille, cette histoire d’Apocalypse, le lien entre les deux affaires et la possibilité que les SDF n’aient servi que de cobayes pour tester le microbe. Sharko intégra cette nouvelle donnée, qui lui fit l’effet d’une bombe.

Il avait une haine plus grande encore lorsqu’il raccrocha. L’affaire se compliquait. Même du fin fond de sa nébuleuse, Lucie avait raison. Rester ici, c’était laisser des coups d’avance à la horde de hyènes qui s’en étaient pris à eux. C’était leur ouvrir grandes les portes. D’un autre côté, il y avait sa famille. Ne devait-il pas veiller sur eux ? Les protéger ?

Mais, pour les protéger, il fallait agir et non pas rester là, le cul sur une chaise. Il n’y avait rien de pire que la passivité. Sharko n’était pas fait pour ça.

En fin de matinée, il contacta Marie Henebelle. Elle fut choquée d’apprendre que sa fille souffrait de cette grippe dont on parlait à la télé, mais une fois l’émotion passée, elle attrapa le premier TGV en partance de Lille et à destination de Paris. Sharko l’accueillit devant la gare du Nord aux alentours de 16 heures. Elle mit ses deux valises dans le coffre, embrassa Jules et Adrien sans prêter attention au masque que lui tendait Franck.

— Hors de question que j’embrasse mes petits-enfants avec cette chose sur le nez. Je n’ai jamais attrapé la grippe, et ce n’est pas demain la veille.

Elle s’installa à côté de Sharko qui, lui, portait un masque.

— Ça vous va comme un gant. Vous devriez le porter plus souvent.

Sharko ignora si elle plaisantait ou pas. Marie Henebelle avait l’énergie et le répondant de deux Lucie. Fatigante, mais le flic l’aimait bien. Elle ne les avait jamais laissés tomber et savait être présente quand il le fallait.

Une fois à la maison, elle se présenta devant la chambre de sa fille. Lucie somnolait à moitié, semblable à une bête fragile tapie au fond de son terrier.

— Salut, m’man… Vaut mieux pas que t’approches…

— Ma pauvre.

Elles échangèrent quelques mots et Marie ferma la porte. Alors qu’elle s’installait dans la chambre d’amis, le téléphone de Sharko sonna. C’était Nicolas Bellanger. Surexcité.

— La diffusion du portrait dans les services a été efficace, on a quasiment logé le pourri à la casquette qui a répandu le virus.

Le rythme cardiaque de Sharko s’accéléra. Sa main droite se crispa sur son portable.

— Quasiment ?

— Je t’expliquerai. T’en es ?

Sharko se précipita vers sa veste anthracite accrochée au portemanteau.

— Je ne manquerais ça pour rien au monde.

Avant de sortir, il fixa Marie dans les yeux.

— Je vous les confie encore une fois. Prenez bien soin d’eux.

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