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Rue Lesage, Fontenay-sous-Bois.

Une pluie battante, un ciel noir qui n’annoncerait aucune transition entre le jour et la nuit.

Amandine était garée le long d’une petite rue calme, bordée d’arbres et de maisons individuelles. Les gouttes claquaient sur son pare-brise, elles semblaient dessiner des visages en pleurs. À quelques mètres en décalé, de l’autre côté de la voie, une propriété en retrait, protégée par un petit portail en bois et une haie de cyprès taillée au cordeau. Une surface goudronnée et circulaire, entre la maison et le portail, devait servir à garer un véhicule. Malgré l’obscurité qui commençait à s’installer, Amandine n’avait remarqué aucune lumière à l’intérieur de l’habitation.

À l’évidence, Hervé Crémieux n’était pas là.

Elle sortit de sa voiture et ferma doucement la porte. Il n’y avait pas un chien dans la rue. Elle nota l’absence de caméra aux abords du portail qui mesurait à peine un mètre cinquante de haut et le franchit aisément. La pluie ruisselait sur ses épaules, sur son crâne chauve, les gouttes froides coulaient dans ses yeux. En atterrissant sur la propriété privée, Amandine se demandait ce qu’elle faisait là. N’était-ce pas une pure folie que de se retrouver ici, comme une vulgaire cambrioleuse ?

Elle se précipita vers l’entrée, essaya d’ouvrir en vain. Elle fit alors le tour de l’habitation au pas de course. Les hauts cyprès la protégeaient des voisins, elle se sentait à la fois libre et prisonnière, excitée et apeurée. Il n’y avait aucune porte à l’arrière, seulement deux fenêtres en bas et deux à l’étage. Toutes fermées et en double-vitrage. Elle plaqua ses mains contre la vitre de la salle à manger. Elle apercevait une table, des chaises, un intérieur classique et propre. Elle alla à l’autre fenêtre, qui donnait sur la cuisine. Qu’avait-elle espéré ? Découvrir un grand écriteau sur lequel était inscrit : « J’ai répandu le virus de la grippe » ?

Elle se dit qu’elle allait retourner à sa voiture et attendre que Crémieux revienne quand elle entendit un bruit de véhicule dans la rue. Le régime du moteur changea, Amandine se décala un peu et aperçut deux phares ronds qui éclairaient les cyprès derrière elle. Une silhouette courut sous la pluie, ouvrit le portail et retourna à son 4 × 4 Chevrolet pour le garer sur le cercle d’asphalte.

Moteur coupé… L’ombre qui se ruait vers la maison… Les lumières qui s’allumaient à l’intérieur de l’habitation…

Amandine se réfugia au fond du jardin et se faufila entre les cyprès, tremblotante. Ses vêtements étaient trempés, l’eau qui coulait des arbres pénétrait dans sa nuque, son dos. De temps en temps, elle voyait la silhouette du médecin se découper dans le carré de lumière. Il apparaissait et disparaissait de son champ de vision sans qu’elle ait le contrôle.

Amandine attendit que l’obscurité s’accroisse. Les arbres s’agitaient sous l’effet du vent, les branches craquaient. La jeune femme observait une flaque qui était en train de se former sur la pelouse. Des cratères de pluie y explosaient, l’eau de surface s’agitait en vaguelettes. Son regard fut attiré par un mouvement au pied des cyprès. Une forme noire qui semblait se déplacer rapidement. Mais quand elle leva les yeux, il n’y avait plus rien.

Elle décida de s’approcher à tâtons de la fenêtre de la salle à manger. 17 heures passées, déjà. Hervé Crémieux était assis dans son canapé, en train de manger un yogourt. Il regardait en même temps la télévision. Amandine voyait l’écran de travers, mais il lui semblait qu’il s’agissait d’une chaîne d’informations.

Et alors ? C’est parce qu’il regarde les informations qu’il est coupable ?

Là, protégée par le noir, elle fixa le visage du médecin, observa ses gestes, son attitude. L’homme avait un visage rond, des joues pleines, une petite moustache. Il portait un jean et un sweat bleu, ainsi qu’une paire de vieilles charentaises à carreaux. Il avait l’air paisible et ne correspondait pas au genre de type ténébreux qu’elle s’était imaginé au bras de Séverine Carayol. Que faisait-il depuis sa radiation de l’ordre des médecins ? Exerçait-il un autre métier ? Avait-il surmonté sa douleur, ses échecs ? Il se tourna, tapa plusieurs fois sur le canapé où un yorkshire vint le rejoindre. Il le caressa, l’embrassa sur le museau avec un sourire, puis s’allongea, la tête sur un oreiller, le chien à ses pieds. Cinq minutes plus tard, il dormait.

Amandine se sentit stupide. Et frigorifiée. Ce type n’avait rien du terroriste qu’elle imaginait. Elle décida de lever le camp. Elle retourna avec discrétion à sa voiture et s’apprêta à mettre le contact, quand soudain elle eut une idée. Elle récupéra la petite balise GPS sanglée sous le siège côté passager — le fameux traceur qui lui permettait de localiser sa voiture en permanence — et réfléchit. Ce qu’elle avait en tête n’était pas très légal, mais après tout…

Elle revint dans l’allée. Elle s’approcha du 4 × 4 Chevrolet et sangla le traceur sous le bas de caisse à un long tube dont elle ignorait la fonction. Sa respiration sifflait, son cœur battait vite et fort. Elle vérifia que l’appareil était solidement fixé.

Encore une fois, quelque chose — une ombre qui s’évanouissait dès qu’elle levait les yeux — passa, vraiment pas loin. Elle se releva et détala. Une fois le portail franchi, elle regagna son véhicule et s’y enferma, à bout de souffle alors qu’elle n’avait couru que quelques mètres.

Amandine regarda ses mains sales et tremblantes, l’air hagard. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, quelles étaient ces ombres qui la poursuivaient ni pourquoi elle faisait une chose pareille. Dans quel délire s’était-elle embarquée ?

Elle jeta un œil à son téléphone portable, ouvrit l’application du traceur GPS. Le système fonctionnait à la perfection : elle verrait la cartographie exacte des déplacements d’Hervé Crémieux. Ça ne lui servirait sans doute pas à grand-chose, mais elle voulait tenter le coup. Elle reprit la direction de Sèvres, se rendant compte qu’il était tard et qu’elle n’avait pas vu Phong depuis 7 heures du matin.

Lorsqu’elle entra dans le loft, son mari était assis dans sa cuisine. Il mangeait des nouilles, et Amandine pouvait entendre la radio en sourdine. Toutes les lumières du loft étaient allumées. La jeune femme était ruisselante. Elle ôta son blouson trempé, chassa l’eau de son crâne et s’approcha de la vitre qui donnait sur la cuisine.

— Comment s’est passée ta journée, Phong ?

Son mari leva un regard neutre vers elle. Observa avec dépit ses vêtements trempés, noirs de boue et de saleté, puis bougea sa chaise pour lui tourner le dos. Il replongea son nez dans son plat de pâtes sans lui adresser la parole et augmenta le son de la radio. Amandine tapa du poing sur la vitre, y laissant une trace sombre et humide.

— Phong, je t’en prie. Parle-moi.

Aucune réaction. Amandine était triste, elle le comprenait et savait que c’était elle qui avait un problème. Mais que pouvait-elle faire à présent ? Quelle était la solution ? Y en avait-il seulement une ?

Des rats dans un labyrinthe…

Elle alla prendre une douche, son téléphone toujours allumé. D’après la carte affichée sur l’écran, Crémieux n’avait pas bougé. Il ne se déplacerait a priori plus ce jour-là.

Longue séance de décrassage. Une fois sèche et propre, Amandine se passa une pince à épiler désinfectée sous les ongles. Quand elle alla dans sa chambre pour prendre son kimono, elle se rendit compte que Phong avait déployé un drap blanc le long de la vitre qui séparait les deux lits.

Ce fut insupportable. Amandine n’en pouvait déjà plus de cette guerre intestine, de voir leur couple se déchirer. Elle réfléchit, la tête entre les mains, puis se leva. Dans un soupir, elle déverrouilla toutes les issues qui emprisonnaient Phong, son mari, l’être qu’elle aimait le plus au monde. Elle rebrancha l’accès Internet et posa le téléphone portable sur la table du salon de Phong. Elle lui rendait sa liberté. Puis ce fut elle qui s’enferma dans sa propre chambre, roulée en boule sous les draps. Elle tremblait comme un animal blessé.

Elle sentit de la chaleur dans son dos bien plus tard, alors qu’elle avait commencé à s’endormir. Phong se serra contre elle, passant ses mains autour de son corps. Amandine ouvrit les yeux sans bouger, ses mains se refermèrent sur celles de son mari.

— Tu m’en veux ?

— Est-ce que je peux t’en vouloir de m’aimer ?

Il soupira, elle sentit le souffle chaud sur sa nuque. Elle songea au fait que ni elle ni lui ne portaient de masque, qu’elle était allée dehors, sous la pluie, qu’elle avait peut-être attrapé froid, ramené un microbe. Mais ce soir-là elle en avait marre des « peut-être », alors elle ne dit rien.

— Je suis juste fatigué, Amandine. Je ne veux pas que tu te détruises la santé pour moi. Je ne veux plus être un poids pour toi.

Il la fit basculer sur le côté, elle ne résista pas. Il la regarda droit dans les yeux. Sans masque. Leurs lèvres très proches. Depuis combien de temps cela n’était-il pas arrivé ?

— Laisse-moi juste te regarder comme un homme doit regarder sa femme.

Il la caressa, ses yeux détaillaient son visage, comme s’ils le découvraient.

Amandine luttait intérieurement pour ne pas le repousser. Elle ne pouvait pas. Pas ce soir.

Alors, pour la première fois depuis bien longtemps, ils s’embrassèrent.

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