[25]

Alors que Lucie avait regagné le 36 par ses propres moyens après avoir déposé les jumeaux à la crèche, Sharko attendait avec impatience Paul Chénaix à l’accueil de l’Institut médico-légal de Paris.

Le bâtiment de briques rouges, situé en bordure de scène, quai de la Rapée, était un peu la deuxième maison des flics de la Criminelle. L’antichambre des enquêtes. On y découpait du cadavre à tour de bras, des noyés retrouvés au fond de la Seine, des pendus, des accidentés, des « pourris » qu’on ramassait parfois après des semaines, morts seuls chez eux sans que personne s’en aperçoive. Sharko ne comptait même plus le nombre de fois où il était venu dans ces couloirs glauques ni la quantité de tripes à l’air qu’il avait pu apercevoir. Ces horreurs faisaient partie de son quotidien, comme lorsqu’on va acheter sa baguette le matin.

Chénaix vint le chercher, ils se saluèrent et s’enfoncèrent dans les ténèbres du bâtiment. Sharko s’était depuis longtemps habitué aux cadavres, mais jamais aux odeurs qui imprégnaient les murs et saturaient l’air. La mort puait. Certes on s’y faisait au bout de cinq minutes, mais le cap n’était jamais simple à franchir.

— Faut qu’on cale un soir pour une bouffe à la maison. Ordre de Lucie. T’as ton agenda sur toi ?

Chénaix sortit son téléphone et en consulta l’écran.

— J’ai des conférences à droite à gauche et je donne pas mal de cours à l’université ces jours-ci. Après les fêtes de fin d’année, c’est bon ?

— On bloque le deuxième samedi de janvier. Le 11.

— Ah, le 11 ? J’ai un truc chez les parents de ma femme et…

— 18 janvier.

Le légiste pianota sur son écran tactile.

— C’est enregistré.

Franck nota aussi le rendez-vous dans son petit agenda papier.

Ils arrivèrent dans l’une des nombreuses salles d’autopsie réfrigérées. Angles acérés, outils tranchants, brillance malsaine des métaux. L’un des quatre corps retrouvés au fond de l’eau était posé sur la table en acier inoxydable et puissamment éclairé par la lampe Scialytique. Chénaix récupéra quelques feuillets sur la paillasse et les tendit à Sharko.

— Voilà une copie des premières déductions. Juste des notes à la volée de l’anthropo, en attendant le rapport officiel. Mais l’essentiel y est.

Le lieutenant de police en roula les feuilles, les mit dans la poche intérieure de sa veste et fixa du regard cet ensemble d’os qu’on avait rapprochés les uns des autres. Avec la lampe, on voyait encore de petits morceaux de chairs accrochés au crâne, aux côtes, aux tibias.

— L’expert a bossé à fond sur celui-là, il continue sur les autres pour les détails, mais, aux mensurations près, on peut dire qu’on est sur le même type d’analyse. Le sac contenait donc quatre corps d’hommes adultes, type caucasien. Âge approximatif : entre 35 et 50 ans. T’as les tailles estimées sur les feuillets.

Chénaix enfila des gants et manipula un radius.

— Regarde, les chairs ont été bouffées par de l’acide. On le voit à l’aspect écaillé, digéré de la corticale, voire faussement cuit pour certains ossements.

— L’acide… Solution radicale.

— C’est toujours plus facile de se débarrasser de squelettes que de corps complets. Et surtout, il n’y a pas de risques de putréfaction. Ça implique des cadavres beaucoup plus difficiles à détecter. Si votre assassin ne s’était pas fait surprendre, probable que ces ossements seraient restés au fond de l’étang pendant encore de nombreuses années. En tout cas, pour l’acide, ce n’est pas le genre de produit dilué qu’on trouve dans le commerce. C’est du costaud. Et puis, il en a fallu des dizaines de litres par corps. La réaction avec les chairs a dû être violente et malodorante.

Sharko imaginait l’assassin, masqué et ganté, verser des litres d’acide sur des cadavres étalés au sol… Les vapeurs, l’odeur âcre qui avaient dû se dégager au contact des chairs… Quel genre de monstre fallait-il être pour faire une chose pareille ?

— Difficile de faire ça dans un appartement.

— Il faut de l’espace, de la discrétion. Et puis, le temps que l’acide attaque les chairs… Soixante-dix kilos de barbaque, je te laisse imaginer. Il a dû s’y prendre à plusieurs reprises pour en arriver à ce résultat.

— Un type qui vit dans un lieu isolé. Ou qui a une cave, un jardin à l’abri des regards.

Sharko pensait à l’endroit où l’assassin avait jeté le sac, à sa connaissance des lieux. Meudon, sa forêt. Il avait dû faire des repérages.

— Peut-être. Mais à la cave, c’est difficile, à cause des odeurs puissantes et des émanations nocives. Le voisinage aurait pu être alerté. À moins, vraiment, qu’il ne vive isolé. En tout cas, des prélèvements de chair sont partis à la toxico pour analyse. Des tests ADN pour identification devraient arriver.

Paul Chénaix reposa le cubitus.

— Votre gars ne fait pas dans la dentelle, en tout cas. L’acide, les mutilations sur l’autre victime et son chien. Manipuler les chairs ne lui fait pas peur.

— Pas d’impacts de balles ?

— On n’en a relevé aucun. Impossible de savoir comment ils ont été tués ni quand. C’est la grande inconnue. Enfin, ça reste tout de même récent, je dirais deux ou trois semaines maximum. Par contre, l’un des tibias présente des traces de fracture pas soignée.

Chénaix pointa du doigt les mâchoires.

— Les quatre sujets avaient des dents en très mauvais état. Certaines se sont même déchaussées dans le sac. Je vais demander des recherches d’empreintes dentaires, mais j’ai un gros doute sur le fait que ces types soient un jour allés chez le dentiste. Et regarde ici, c’est très intéressant.

Il désigna une partie du crâne, là où s’accrochaient encore un peu de chair foncée et des cheveux.

— On voit des zones inflammatoires sur les faces postérieures qui indiquent un grattage chronique, en général en rapport avec la présence de poux dans la chevelure. On trouve ça surtout dans les milieux sociaux défavorisés. Tu peux essayer de chercher du côté des SDF. J’en ai déjà eu à autopsier, il y a ce genre de points communs.

Franck marqua sa satisfaction.

— Bonne idée. Je vais contacter la BRDP[13], on ne sait jamais. Bien joué, Paul.

— Tu féliciteras surtout l’anthropo.

— Fais-le pour moi.

Ils bavardèrent encore un peu, puis Sharko le remercia et quitta le parking de l’IML sous un ciel uniformément gris. Ça commençait à peser sur le moral, cette chape de plomb permanente qui écrasait la capitale, cette humidité qui glaçait les chairs, imprégnait les vêtements.

Le flic traversa le pont Charles-de-Gaulle, passa devant la gare d’Austerlitz et se dirigea vers le 5e arrondissement. En route, il appela Jules Chapnel, un collègue du groupe Disparitions de la BRDP basée rue du Château-des-Rentiers, et lui expliqua le topo : quatre hommes disparus de milieux défavorisés, ces dernières semaines. Chapnel et son équipe ne comptabilisaient pas moins de trois mille disparitions inquiétantes annuelles, rien qu’à Paris. A priori, il n’avait pas eu vent d’affaires en cours concernant des SDF, mais peut-être ses collègues ? Chapnel promit de se renseigner, au cas où, et raccrocha.

Vingt minutes plus tard, Sharko se gara dans un parking souterrain à proximité du boulevard du Palais et remonta en direction du Quai des Orfèvres. Lorsqu’il entra par la porte principale du bâtiment, escalier C, des hommes qu’il n’avait jamais vus — du personnel de santé, vu leurs blouses, leurs gants et leurs masques — surgirent de l’ombre, lui demandèrent de regagner son service et de ne plus en sortir en attendant les instructions. Des têtes et des équipements à faire peur. Sharko songea à tous ces films sur les virus, et il en eut la chair de poule.

Lorsqu’il se renseigna, on lui répondit qu’il s’agissait d’un exercice.

Mais on ne trompait pas un flic comme lui.

Sharko comprit immédiatement qu’on lui mentait.

Загрузка...