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Jacob et Johan s’étaient arrêtés au milieu du long couloir voûté, bordé d’impressionnantes colonnes en pierre blanche. Johan leva la tête, fixa les caméras en forme de boules présentes dans tous les coins.

— Quelqu’un est venu avec un virus inconnu et l’a libéré quelque part dans ce Palais de justice, avec pour objectif de contaminer des gens, supposa-t-il. De répandre un virus grippal inconnu.

Il fixa Jacob.

— Dites-moi que je fais fausse route.

Le chef du GIM se passa une main sur le visage. Ses traits, ses yeux rougis trahissaient sa fatigue. Depuis la découverte des cygnes, il n’avait pas dû dormir beaucoup, sollicité de tous les côtés. Le pire des scénarios catastrophes se mettait en place : un fou se baladait en liberté avec un virus grippal non référencé et, semblait-il, extrêmement contagieux.

— Dans ce dossier, on ne doit pas perdre de vue nos objectifs. Nos consignes viennent d’en haut et sont très claires : il nous faut nous concentrer sur le virus en restant discrets. Le connaître au mieux, le traquer, essayer de savoir d’où il vient. Je suis le seul habilité à communiquer avec les services de police. Et personne ne parle à la presse. Faites le job, c’est tout.

Amandine fulminait intérieurement. Pourquoi ne leur disait-il pas qu’ils avaient raison ? Fichu confidentiel défense…

Jacob suivit du regard des policiers, des gendarmes en faction, des prévenus, des hommes de loi qui évoluaient comme des électrons libres.

— Réfléchissons, et supposons, je dis bien supposons, que quelqu’un veuille répandre un virus grippal ici. Comment atteindre toutes ces personnes en même temps, hormis avec une espèce d’aérosol qui permettrait aux particules de flotter dans l’air durant quelques secondes ? Il y a des caméras et des gendarmes partout. Et puis, c’est trop vaste. Il aurait fallu que des gens traversent le nuage pile à ce moment-là.

— Il a peut-être utilisé d’autres voies de propagation privilégiée que l’air, suggéra Johan. L’eau, mais ça fonctionne mal avec la grippe, ou alors…

— La nourriture, fit Amandine, j’y ai pensé. C’est le deuxième point dont je voulais vous parler. Suivez-moi. Et mettez un masque.

Ils évoluèrent dans le couloir, anonymes parmi les anonymes. Leurs masques attirèrent quelques regards, mais sans plus. Ici, personne ne se connaissait, et chacun se fichait des autres. Le porteur de virus devait le savoir.

Amandine en profita pour parler de l’article de La Voix du Nord.

— C’est un des pompiers présents quand on a retrouvé des cygnes morts qui a lâché l’info, expliqua Jacob. Mais ça n’aurait pas changé grand-chose, de toute façon. Il y a eu un papier en Belgique hier sur les cygnes de la réserve naturelle du Zwin. Comme ils avaient dû évacuer les promeneurs, ce n’était pas passé inaperçu. Ça commence à fuiter aussi en Allemagne. Maintenant, les réseaux sociaux ont pris le relais. On a désormais la presse sur le dos.

Il parlait tout bas, à la limite du murmure.

— Les journalistes veulent savoir ce qui se passe. Pour désamorcer un peu, le ministère a décidé de lancer une dépêche AFP en précisant que le virus qui a tué les oiseaux n’était pas le H5N1, mais de type H1N1, qu’on était en train de l’identifier. Ils vont y aller par paliers. Les oiseaux d’abord, les humains ensuite…

Ils traversèrent la salle des pas perdus, sur laquelle veillaient, à quelques mètres de hauteur, les statues de Charlemagne, Napoléon, Saint Louis et Philippe Auguste. Ils dévalèrent ensuite une volée de marches qui les mena devant un guichet fermé. Sur la droite, une autre porte sur laquelle était inscrit : « Restauration ». Amandine tenta de pousser sur le battant, mais c’était fermé à clé. Elle frappa avec insistance.

— Ce restaurant, c’est le point commun entre Buisson, notre retraité actif, et Durieux, qui bosse à l’administratif du 36. J’ai appelé sa femme juste avant votre venue : Durieux mange presque tous les jours ici. Quant à Buisson, il a déjeuné derrière cette porte mercredi dernier avec son fils, un greffier. Les deux hommes ont eu rendez-vous sur les marches, comme nous, sont venus ici, ont mangé et sont ressortis. Il faudrait faire le tour des personnes malades pour vérifier, mais… s’il y avait un endroit où vous voudriez contaminer un maximum de personnes venant de tous les secteurs de la police et de la justice, lequel choisiriez-vous ?

La porte s’ouvrit devant Johan.

— Le restaurant. Une pièce confinée, un endroit à forte concentration humaine, où tous les corps de métier se mélangent. De la nourriture pour y déposer le virus. L’idéal.

Ils avaient face à eux l’un des employés du restaurant. Il portait une veste de cuisinier, un pantalon bleu, une charlotte. Il les reluqua curieusement, surtout leurs masques. Jacob expliqua la raison de leur visite :

— Nous venons de l’Institut Pasteur. Nous aimerions inspecter les lieux et vous poser quelques questions.

L’homme s’appelait Arthur Kaplan. Il s’écarta pour leur laisser le passage.

— Que se passe-t-il ?

— Rien de grave, rassurez-vous. Vous travailliez la semaine dernière ?

Il acquiesça.

— Rien de suspect mercredi ? Pas d’incident ou de fait remarquable ?

Kaplan réfléchit et secoua la tête.

— Mais vous savez, je bosse dans les cuisines. On est une brigade de douze cuistots et on a vraiment la tête dans les fourneaux aux heures du déjeuner.

Amandine et Johan s’avançaient dans l’immense salle qui s’étendait sous celle des pas perdus. Ça ressemblait fort à une cantine d’entreprise. Des centaines de tables et de chaises serrées les unes contre les autres, une partie self-service… La jeune femme observa le système d’aération et de chauffage. Pas de ventilateurs, bouches d’air invisibles. Sur la gauche, du personnel préparait les présentoirs, installait les desserts et les entrées. En arrière-plan, au bout du self, deux caisses enregistreuses.

— N’importe qui peut entrer ici ?

— C’est réservé au personnel qui gravite autour du Palais de justice. Les gendarmes, les administratifs, les policiers, le personnel judiciaire. Ils peuvent néanmoins venir accompagnés d’un « extérieur ».

— Comment s’effectue le contrôle ?

— Au guichet, en bas des marches. L’employé vous demande d’où vous venez et peut réclamer un justificatif, comme la carte de police. Vous payez, on vous tend ensuite un ticket qui vous donne droit à un plat chaud et cinq éléments additionnels. Vous vous servez, vous donnez votre ticket aux caisses, là-bas, et vous pouvez vous installer.

Jacob retourna au guichet.

— On peut quand même entrer sans ticket.

— Oui. Il y a un coin café là-bas, au bout du restaurant. Rien ne vous empêche d’y aller directement, en effet.

Alexandre revint dans la salle, observa les murs, les plafonds.

— Pas de caméras de surveillance ?

— Pourquoi il y en aurait ? Vous m’inquiétez avec vos masques.

— Y a-t-il des malades parmi les équipes de cuisine ? Symptômes grippaux ? (Jacob désigna son masque.) C’est pour ça qu’on est équipés. On mène une étude sur le mode de dispersion de la grippe, on est souvent en contact avec des malades.

— Ah, d’accord. Euh… pas que je sache.

Le chef du GIM se dirigea vers le self et rejoignit ses subordonnés. Est-ce qu’ils faisaient fausse route ?

— Vous pouvez aller vérifier tout de même ?

— Bien sûr.

Il s’éloigna. Amandine observait les présentoirs. Tout était en libre accès, fruits, yaourts, parts de gâteau, entrées, boissons, ainsi que le pain. Seuls les plats principaux — dont les bacs étaient encore vides — étaient protégés par une vitre en verre arrondie. Les caisses étaient plus loin, en fin de chaîne. Comme l’avait fait remarquer Jacob, on pouvait non seulement entrer dans le restaurant sans ticket, mais on pouvait surtout prendre un plateau, se servir et, par exemple, faire demi-tour avant de passer aux caisses.

La jeune femme réfléchissait. Elle imaginait leur homme, en possession d’un virus grippal extrêmement contagieux, une bombe invisible, minuscule. Même s’il en possédait une quantité phénoménale — des milliards de particules —, ces dernières devaient tenir dans un récipient de la taille d’une tête d’épingle. Mais sans doute l’avait-il dilué dans un liquide, afin de le répandre de façon plus efficace et diffuse. Il devait être très nerveux, cerné de policiers, de gendarmes, de magistrats. Comment ne pas se faire repérer ? Comment verser le virus quelque part sans attirer les regards ?

Elle imagina des plats chauds face à elle. Ils étaient difficiles à atteindre, or c’était pourtant là qu’il aurait fallu taper pour toucher un maximum de monde. Mélanger le microbe à un gigantesque plat de pâtes. Les virus grippaux s’attrapaient principalement par les voies aériennes, via les postillons, les aérosols. Mais on pouvait très bien avoir des particules sur les mains et les porter devant la bouche, le nez. Respirer le virus par contact des doigts avec le système respiratoire.

Amandine essaya de mimer le geste, d’atteindre les plats virtuels avec la main. Non, impossible, il fallait se contorsionner pour passer le bras au-dessus de la vitre. Ça se serait forcément vu. Et puis les virus n’aimaient pas vraiment la chaleur.

Elle revint vers les desserts et les fruits. Là, c’était beaucoup plus simple. On pouvait prendre la nourriture, la toucher et la reposer. Il suffisait de déposer des particules virales sur une pomme par exemple, et la contamination était assurée. Mais on ne touchait que celui qui mangeait la pomme, et cela n’était pas le plus efficace pour atteindre un maximum de personnes.

Réfléchis, réfléchis…

La voix de l’employé qui leur avait ouvert la sortit de ses pensées. Il revenait des cuisines.

— Euh, vous parliez de malades, fit-il. On n’en a pas en cuisine, mais d’après un collègue, il y a un souci avec le personnel qui s’occupe de débarrasser et de nettoyer les tables.

Trois paires d’yeux s’orientèrent vers lui. Jacob l’incita à poursuivre.

— Ils sont huit d’ordinaire, et hier, ils n’étaient que cinq.

Amandine monta à l’étage. Une vitre donnait sur l’ensemble du réfectoire. Elle réfléchit : le personnel nettoyant et les clients avaient été touchés, mais pas les cuisiniers. Comment leur homme s’y était-il pris ?

Johan leva les yeux vers Amandine après quelques minutes.

— Je crois que j’ai compris ! Viens !

Amandine dévala les marches. Johan désigna les bacs à couverts. La jeune femme eut une bouffée d’adrénaline, comprenant soudain où il voulait en venir.

— Bien sûr. Les couteaux, les fourchettes. C’était évident. Facile, en prenant un couteau, de libérer le virus dans le bac… Tous ceux qui prennent alors les couverts ont de bonnes chances d’y passer. Le virus sur leurs mains… Leurs mains à leur bouche…

— Ça peut aussi expliquer que le fils Buisson n’ait rien eu, contrairement à son père. Il y a plusieurs bacs à couverts. Tous ceux qui ont tiré la mauvaise pioche y ont eu droit. Radical, efficace. Fallait avoir le cerveau bien tordu pour venir ici et faire une chose pareille à la barbe des flics. On n’a pas affaire au dernier des crétins.

— Quand on pense aux cadavres d’oiseaux à Rügen, ça fait froid dans le dos… Il y a de la méthode derrière ces actes horribles.

Jacob sortit son téléphone.

— Vous pensez qu’il est déjà trop tard ? demanda Amandine. Qu’on n’arrivera pas à arrêter le virus ?

Les doigts de Jacob se crispèrent sur son portable.

— Pour le moment, on ne se pose pas de questions. On nous demande d’agir, alors, on agit. Il faut faire venir du monde de l’IVE, du GIM, retrouver les malades et ceux qui ont été en contact avec eux. Peut-être que ce virus ne tiendra pas sur la durée, peut-être que… qu’il ne se transmettra pas aussi facilement qu’une grippe classique d’un humain à l’autre. Peut-être que… que les conditions extérieures ne lui permettront pas de survivre. Pour l’instant, je ne veux pas entendre de mots qui fâchent, OK ?

Il se prit la tête, avant de composer un numéro et de mettre le téléphone à son oreille.

— Quand tout sera en place, tu me rendras un service, Amandine. Tu fileras chez Séverine Carayol, essaieras de voir ce qui se passe avec elle. Je n’arrive pas à la joindre. Je vais avoir besoin de tout le monde.

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