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Mardi 26 novembre 2013


Amandine se réveilla en sursaut, comme lorsqu’on sort d’un cauchemar.

Une connexion venait de s’établir dans sa tête.

Il était presque 7 heures du matin. Elle sauta du lit et vérifia ses messages sur son téléphone portable posé juste à côté. Il y avait un SMS de Johan datant d’une vingtaine de minutes : « Ça se complique. Essaie de trouver La Voix du Nord… »

Bille en tête, elle se précipita vers le salon où elle avait laissé son carnet. Elle retrouva les notes qu’elle avait prises concernant Jean-Paul Buisson. Elle relut chaque ligne puis fixa son regard sur le rendez-vous du retraité avec son fils greffier : ils avaient déjeuné au Palais de justice. Elle tourna quelques pages. Dans son interrogatoire, l’autre malade de Lariboisière, Théo Durieux, avait signalé être comptable au 36, quai des Orfèvres. Or, le 36 était le voisin immédiat du Palais de justice.

Elle jeta un œil sur Internet. D’après les quelques photos et les explications, les prévenus et le personnel pouvaient même passer de l’un à l’autre par de longs couloirs. Il y avait sans doute une piste à explorer de ce côté-là.

Amandine enfila un pantalon en similicuir gris, un sweat assorti, avala ses médicaments et donna un coup de fil à Jean-Paul Buisson. Le retraité grogna un peu qu’elle le réveille ainsi, à l’hôpital, mais Amandine avait besoin de quelques précisions. Tout d’abord, son fils greffier était-il grippé ? Malade ? Aux dernières nouvelles, qui dataient de la veille, Buisson lui répondit que non.

La jeune femme lui demanda ensuite des éclaircissements au sujet de la rencontre avec son fils au Palais de justice. Buisson expliqua qu’il avait d’abord prévu d’aller dans un restaurant du 1er arrondissement, mais qu’ils avaient finalement déjeuné dans le restaurant du Palais, parce que son fils était bloqué par une affaire. De fait, ils s’étaient donné rendez-vous sur les marches, côté place Dauphine, et avaient pris leur repas dans ce qui servait de cantine aux flics, aux avocats et à tout ce petit monde judiciaire. Puis ils s’étaient quittés et ne s’étaient pas revus depuis.

Elle le remercia et raccrocha, pensive. C’était peut-être entre les murs du Palais que Buisson et Durieux avaient tous deux rencontré le patient zéro sans s’en rendre compte. Ça ne coûtait rien d’aller poser quelques questions dans le service administratif de Théo Durieux, au Quai des Orfèvres, puis d’essayer de rencontrer le fils de Buisson avant d’entamer sa journée à l’Institut Pasteur.

Phong arriva derrière elle, l’enlaçant avec douceur.

— Déjà sur le pont, ma puce ?

— J’ai peut-être une piste.

— L’une de ces illuminations nocturnes dont tu as le secret ? C’est quoi ?

— Je te dirai si ça se confirme.

Elle piqua une pomme bio dans la corbeille à fruits, prit son sac dans lequel elle mit sa tablette numérique et embrassa Phong sur la joue.

— Et ne fais plus la bêtise d’hier, d’accord ? Si t’as besoin de sortir pour trouver quelque chose, tu me le dis.

— Bien, chef.

Il enfila un masque et l’accompagna jusqu’à la porte. Il lui fit signe longtemps à travers le rétroviseur, avant de rentrer dans sa prison de verre. Amandine détestait ces moments où elle avait l’impression d’abandonner Phong.

Quelques minutes plus tard, elle se gara à proximité de la station de métro et attrapa la ligne 9. Il y avait quelques perturbations à cause des mouvements de grève sur les lignes C et A du RER. Comme toujours, on la regarda avec curiosité dans la rame. Son teint d’albâtre, sa protection sur le visage, sa coupe militaire. On devait la prendre au mieux pour une malade atteinte d’une pathologie gravissime et incurable, au pire pour une espèce de junkie.

Assise dans un coin, elle gardait les yeux baissés, ses mains désinfectées parcourant l’écran de sa tablette. Sur le site de La Voix du Nord, elle s’abonna et téléchargea le journal du jour.

Des gens toussaient. La plupart mettaient leur main devant la bouche, poliment, puis les posaient ensuite sur les barres, les sièges, les poignées de porte. Certains virus comme la grippe pouvaient vivre largement plus que vingt-quatre heures sur de l’inox. Les microbes se répandaient partout, transitaient d’un individu à l’autre, s’insinuaient dans les fosses nasales, arrivaient aux poumons, puis au sang. Rien ne pouvait les empêcher de se propager. Il y avait, rien que dans la rame, des millions de fois plus de micro-organismes que d’humains sur Terre.

Amandine parcourut les pages du journal. Grèves, revendications, conflits politiques, le pain quotidien d’un automne en France. Elle s’arrêta à la page 9, interloquée. On voyait un cygne mort sur une étendue d’eau. Et un titre, terrible : « Soupçons de grippe H5N1 dans le nord de la France ? »

La jeune femme se trouvait devant le fait accompli : il y avait eu une fuite, qui plus est dangereuse et mensongère, puisqu’on parlait de H5N1 et non de H1N1. Elle lut le papier avec attention. Le directeur du parc du Marquenterre avait été interrogé, il n’avait pu nier la présence des scientifiques de l’Institut Pasteur qui avaient demandé la fermeture du parc. Plus loin, un dirigeant de l’IVE, questionné par le journaliste, tentait de désamorcer la situation : non, il ne s’agissait surtout pas de H5N1, des analyses étaient en cours à l’Institut Pasteur à Paris, mais dans tous les cas, il n’y avait absolument aucune inquiétude à avoir. À la question « Y a-t-il eu d’autres cas d’oiseaux morts recensés ? », le responsable répondait : « Aucun à ma connaissance ». Et pourtant, juste en dessous, le journaliste parlait de trois autres cygnes retrouvés morts en Belgique, supposant qu’il y en avait peut-être eu ailleurs en Europe. Évidemment, il amplifiait les choses en disant que les oiseaux étaient en pleine migration et que, s’ils portaient un virus, ce dernier pourrait se diffuser très rapidement sur l’ensemble de l’Europe.

Cet article avait tout du scénario de film catastrophe et pouvait embraser l’imaginaire collectif. Amandine en resta bouche bée. Comment le journaliste avait-il pu être au courant aussi vite ? Impossible, également, de savoir que des cygnes allaient mourir dans le Marquenterre. Amandine ne voyait qu’une possibilité : quelqu’un de la réserve avait prévenu un journaliste avant ou après leur intervention.

Elle éteignit sa tablette et la mit dans son sac. C’était catastrophique. La presse ne les lâcherait pas, allait attendre les résultats, demander des explications. S’ils étaient informés pour les cygnes, ils ne tarderaient pas à savoir pour les cas humains. Le ministre de la Santé, les instances politiques ainsi que l’OMS allaient être obligés de communiquer de façon officielle.

La jeune scientifique se leva et sortit. Il fallait changer de ligne. Ne toucher à rien, ne pas regarder les gens en face, avancer la tête baissée. Être inexistante, juste un fantôme qui ne voulait surtout pas d’ennuis ni engager une conversation ou aider un touriste à trouver son chemin. Limiter au maximum les échanges biologiques.

Après quelques arrêts, elle descendit à la station Cité, ligne 4. Vite, déguerpir des tunnels couleur gris acier, qui ressemblaient aux coursives d’un paquebot. Les micro-organismes devaient y circuler comme sur un boulevard. Elle remonta à l’air libre où elle put enfin se libérer de son masque. Il était 8 h 15.

Elle envoya un SMS à Johan : « C’est dingue cet article. De mon côté, j’ai peut-être une piste, je te tiens au jus. » Puis elle traversa le boulevard du Palais à grandes enjambées et utilisa une nouvelle protection respiratoire. La liberté avait été de courte durée.

Elle se présenta devant le poste de garde du 36, quai des Orfèvres, montra sa carte professionnelle : elle avait besoin de se rendre aux services administratifs pour poser quelques questions sur l’un des employés, Théo Durieux. Elle demanda, comme contact, son responsable direct.

Le planton fit une recherche, passa un coup de fil et revint vers elle. Gabin Coudrier, le chef en question, l’attendait au premier étage.

Avant d’entrer, Amandine enfila une paire de gants en latex transparents et jeta un œil alentour. Ça bouillonnait. Des voitures de police, des fourgons allaient et venaient ; des dizaines de personnes s’orientaient vers l’immense Palais de justice, juste à côté ; des flics regagnaient leur service.

Elle pénétra dans l’une des ailes latérales du bâtiment. Ça lui faisait drôle d’être ici, dans cet endroit mythique où l’on traitait les plus grandes affaires criminelles. Pourtant, plus elle avançait sur les marches en vieux bois, plus une impression désagréable grandissait en elle. Elle voyait de grands écussons accrochés ou peints sur les murs, un tigre noir sur fond blanc en souvenir de Georges Clemenceau.

Gabin Coudrier l’attendait, la main tendue, au début d’un couloir qui partait sur la droite. Elle lui montra la sienne, gantée, et évita le contact.

— Je suis Amandine Guérin, je travaille à l’Institut Pasteur. Hier après-midi, j’ai rencontré l’un de vos employés à l’hôpital, Théo Durieux, qui a contracté un virus de grippe particulièrement mauvais.

— Je sais, oui. Sa femme m’a prévenu qu’il allait mal il y a deux jours. C’est grave, ce qu’il a ?

— Assez, surtout parce qu’il est asthmatique, et que ça complique tout. J’essaie de comprendre où et comment il a pu attraper la grippe. J’aimerais savoir, dans un premier temps, si vous avez recensé d’autres cas. D’autres personnes absentes, ou qui présenteraient des…

— Il n’y a que ça, des absents. Rien que dans mon équipe, il manque trois employés. Et, à ce que j’ai cru comprendre, on n’est pas le seul service concerné.

Amandine était suspendue à ses lèvres. Coudrier ajouta d’une voix blanche :

— Ça tombe bien que vous soyez là. Parce qu’on dirait que c’est l’hécatombe, ici.

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