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Kruzcek avait commandé deux Żywiec, des bières polonaises, ainsi que des encas à grignoter : chips, olives, charcuterie… Il laissa Sharko s’installer et attaqua dans le vif.

— Vous commencez ? Toute l’histoire, d’accord ? Il faut tout mettre à plat, ne rien se cacher si on veut avancer, vous et moi.

— Très bien.

Sharko se mit à raconter, tendant au fur et à mesure des photos au Polonais. Il commença par le début : la mort d’un pauvre homme et de son chien qui avaient surpris le meurtrier en train de se débarrasser de plusieurs corps dans un étang… Ces mêmes corps appartenaient à des SDF, enlevés et emmenés dans les égouts par un homme déguisé… Il parla de la découverte des quatre chaînes colorées, de la petite niche avec les bougies, des photos accrochées, des croix inversées, de la présence du symbole des trois cercles en haut d’un tronc découvert après coup sur la première scène de crime.

Il hésita de longues secondes, puis ajouta :

— Hier, la compagne de mon capitaine de police, une amie, a été assassinée par ce ou ces mêmes individus. Ils l’ont enlevée à son domicile… Puis ils…

Sharko serra ses mains autour de sa bière. Kruzcek remarqua les croûtes encore fraîches à la jointure de ses doigts et les difficultés que son homologue rencontrait pour parler.

— … l’ont crucifiée dans une carrière souterraine. Ils lui ont ouvert la poitrine, puis ils ont pris son cœur. Elle s’appelait Camille.

Kruzcek reposa sa boisson, l’air grave, et consulta les clichés tous plus horribles les uns que les autres : Sharko les avait embarqués avant son voyage.

— Pourquoi s’en sont-ils pris à elle ?

— C’est une longue histoire.

— On a le temps.

— L’année dernière, nous avons enquêté sur…

Et Sharko se replongea dans son enquête précédente. Il raconta la première fois où ils avaient été confrontés au symbole des trois cercles, puis à ces êtres malfaisants qui avaient mis en place une sinistre organisation à grande échelle.

— … On a réussi à démanteler le réseau. On croyait que tout était terminé, mais il en restait un : la tête pensante. On l’appelle l’Homme en noir, parce qu’on pense qu’il est vêtu de noir de la tête aux pieds. C’est lui qui se met de nouveau en action aujourd’hui, après un an de veille.

Sharko ne parla pas de l’acte terroriste autour du virus.

— L’Homme en noir ? Qui est-il ?

Franck montra la photo floue devant l’hôpital espagnol.

— C’est la seule que nous ayons. Elle date du début des années quatre-vingt, elle nous a été fournie par un journaliste. Il nous est impossible de définir son âge, mais à supposer qu’il n’ait qu’une vingtaine d’années sur la photo, ce qui est un minimum, il en a au moins 50 aujourd’hui.

Kruzcek fixa le cliché avec attention. Il n’y avait rien à voir, hormis des formes imprécises.

— Cet hôpital de Madrid a été au cœur d’un trafic ignoble à grande échelle dans les années quatre-vingt, et l’Homme en noir était là. Comme il était aussi en France, et en Argentine, quand nous avons…

Et le Français expliqua de nouveau toutes leurs aventures de l’année précédente, laissant Kruzcek sans voix.

— … L’Homme en noir semble toujours à l’origine des horreurs. En tout cas, il était présent, d’une façon ou d’une autre, chaque fois qu’un drame d’envergure visant à corrompre et détruire a eu lieu. Le symbole des trois cercles représente, dans La Divine Comédie de Dante, les trois derniers cercles de l’enfer. De cercle en cercle, on s’éloigne de Dieu, du monde de la lumière. On se rapproche du démon, de tout ce qui est interdit…

Sharko parlait tout bas. Ils étaient isolés, mais il fallait rester prudent.

— … Dans les derniers cercles, ceux les plus profonds, se trouvent les individus qui ont commis les plus lourds péchés. On a découvert que, dans le troisième cercle représenté par ce symbole, il y a les tueurs, les psychopathes meurtriers, des types de la trempe de cet homme déguisé en oiseau. Dans le suivant, des gens capables d’organiser le crime, des têtes pensantes qui utilisent des monstres du troisième cercle. Ceux du deuxième sont à un niveau d’intelligence supérieur, leur objectif est de mettre en place des actes criminels d’envergure. Et dans l’ultime cercle, l’Homme en noir. Le chef d’orchestre. Le démon en personne.

— Et vous savez ce que cet Homme en noir recherche aujourd’hui ? Vous savez quelle espèce d’acte criminel à grande échelle il cherche à organiser, cette fois-ci ?

— Pas encore, malheureusement.

Le Polonais le scruta d’un regard glaçant, comme s’il avait senti que Sharko ne lui disait pas toute la vérité. Aussi, le policier français crut bon de se justifier :

— Nous savons seulement qu’il est derrière ces meurtres et que celui qui se déguise en oiseau est à sa solde, c’est son exécutant. Nous savons aussi que cet individu caché derrière son costume est venu chez vous, en Pologne, pour une raison bien précise. Une motivation que nous devons comprendre pour avancer.

— Vous me décrivez cet Homme en noir comme une véritable figure du Mal. On dirait que… vous croyez en cette histoire d’enfer, des trois cercles.

Sharko lui tendit d’autres clichés de bonne qualité, où l’on voyait la clinique espagnole et son médecin chef, sans l’Homme en noir cette fois.

— Le journaliste qui a trouvé ces photos aujourd’hui entre vos mains avait aussi récupéré les négatifs… Sur toute la série, seul celui où l’Homme en noir apparaît est flou.

Kruzcek plissa les yeux.

— Un défaut de pellicule ? Un problème avec l’appareil photo à ce moment-là ? Un mauvais réglage ?

— Possible, mais avouez que c’est très étrange. Parmi tous les témoignages que nous avons pu obtenir, personne ne se souvient précisément de cet homme ni ne l’a jamais vu. Ceux qui l’ont approché ou qui le connaissaient sont morts. Nous avons cherché, sans jamais obtenir de trace.

Sharko récupéra la photo floue. La fixa intensément.

— Mais l’Homme en noir existe, cette photo en est la preuve. Son nom sort de la bouche de types qui n’ont aucun rapport entre eux, dans différents pays, et ce depuis des années. Des types impliqués dans la corruption, les assassinats, les enlèvements. Pour en revenir à notre affaire, il communique avec ses exécutants par l’intermédiaire du Web souterrain, le Darknet. Vous connaissez ?

Le Polonais acquiesça.

— Il erre dans les profondeurs, poursuivit Sharko, dans tout ce qu’il y a de plus malsain. Vous parlez d’une figure du Mal. Mais, après plus de vingt ans de Criminelle, je peux vous dire qu’il est le Mal. Pas un diable avec des cornes et des sabots, mais un individu bien réel qui cherche à détruire et à corrompre. À tuer le plus possible en utilisant les failles de notre société.

Ses propres mots lui donnèrent la chair de poule. Il lâcha la photo d’un coup, comme s’il en émanait une aura maléfique. Il la rangea dans le dossier et ferma le rabat, mal à l’aise.

— J’ai tout dit. C’est votre tour, à présent.

Kruzcek ouvrit une pochette qui parut bien maigre à Sharko. Il poussa une photo de qualité médiocre au milieu de la table. On y voyait une famille qui posait devant une vieille façade jaunâtre.

— Ce sont les Jozwiak. Il y a Dimitri, Tomasz et Stefan, les trois enfants, âgés de 5, 7 et 10 ans. Elle, c’est Tekla et lui, c’est Fryderyk. Une famille qui a toujours vécu à Byszkowo, comme leurs parents et grands-parents. Ils vendaient des produits issus de leur champ — surtout des pommes de terre — et de leur élevage de volailles… De petits producteurs sans le sou qui peinaient à survivre, comme il y en a tant dans cette région-là.

Il mit en avant des clichés de la scène de crime.

— Le 10 octobre, un habitant du village les a découverts dans leur domicile, disposés de cette façon, alignés les uns à côté des autres, les parents aux extrémités, les enfants au centre. Une vraie famille réunie dans la mort. Les Jozwiak étaient très croyants, or sur les murs, toutes les croix chrétiennes étaient retournées. Vous savez déjà ce que cela signifie, je suppose ?

Sharko acquiesça. Le Polonais manipulait son alliance sans s’en rendre compte.

— Nous avons envoyé les corps à Poznań pour les autopsier. D’après les examens médico-légaux, ils étaient décédés depuis trois ou quatre jours. On pense que le tueur s’en est pris d’abord aux parents en leur perforant la poitrine avec un long instrument tranchant et courbé. Ensuite aux enfants.

— Pourquoi croyez-vous qu’il a agi dans cet ordre-là ?

— Les parents dormaient en bas, là où ont été retrouvés tous les corps. Les enfants étaient à l’étage. Il y avait du sang dans l’escalier, que l’on a analysé. Du sang des parents qui a probablement coulé de son arme tranchante quand il est monté, et du sang des enfants quand il est descendu avec leurs cadavres dans les bras. C’est le seul schéma possible.

Il désigna les corps meurtris, les larges plaies rougeâtres.

— D’après le légiste, toutes les lacérations sont post-mortem. D’abord la mort brutale, puis je pense qu’il a disposé les corps les uns à côté des autres, avant de s’acharner. La mère, le père, les enfants, frappés au corps, au visage, comme le fait un tigre qui fond sur sa proie.

— Traces de viol ?

— Non, il n’y a pas eu d’acte sexuel. Or, c’est toujours ce à quoi on s’attend quand on a affaire à ce genre de massacre, ça concerne plus de 80 % des cas. La thèse de la vengeance non plus ne tient pas la route : pourquoi s’en prendre à toute la famille ? Pourquoi cette cruauté ? C’est gens-là étaient sans histoires, ils n’avaient jamais quitté leur village, ne possédaient qu’un vieux véhicule… Il y avait la piste religieuse à cause des croix retournées, mais là aussi, l’impasse. Les Jozwiak étaient de bons catholiques et allaient à l’église de la ville voisine, comme la plupart des habitants du village. Il n’a jamais été question de diable ni de satanisme à Byszkowo.

Il soupira, prit sa bière, but une gorgée.

— On a passé au crible la scène de crime, on n’a rien trouvé. Pas d’empreintes, pas de traces qui auraient pu nous mettre sur une piste. Juste ces croix retournées et ce signe des trois cercles, gravé dans le bois d’une poutre. On a cherché sa signification, vous venez de nous éclairer et je vous en remercie… Le tueur a utilisé une chaise pour atteindre la bonne hauteur. Aucune forme de panique. Un être méticuleux, précis, qui pourtant succombe à une colère folle au moment de tuer.

Sharko scruta les photos des cadavres. Celles de la maison, de la scène de crime dans son ensemble.

— Et personne n’a rien vu ? Rien entendu ? S’il y avait eu un étranger dans le village, on l’aurait remarqué ?

— Les Jozwiak vivent en périphérie du village. Et puis, les gens sont habitués à ce que des étrangers circulent. Des camions traversent le village en permanence. Il y a une énorme entreprise internationale à deux kilomètres seulement.

Kruzcek avala une rondelle de metka et but une gorgée de bière. Sharko grignota à son tour.

— Quoi d’autre ?

— Un détail… Un petit détail qui a ouvert une brèche mais sans que je sois capable de l’expliquer. Et vous êtes là… Je crois que vous allez pouvoir m’aider.

— Je vous écoute.

— Il s’est passé quelque chose de troublant durant les examens médico-légaux et toxicologiques. Dans les estomacs des cinq victimes, on a retrouvé de la pénicilline, des sirops et des antihistaminiques, bref, des médicaments pour lutter contre les maladies respiratoires, de type pharyngites ou grippes compliquées.

Sharko était aux abois. Le mot « grippe » venait de déclencher des alarmes dans son esprit. Kruzcek dut le remarquer, il fixa son homologue plus intensément.

— Je suis retourné chez eux, j’ai fouillé les poubelles, les tiroirs, je n’ai retrouvé aucun emballage de médicament, aucune bouteille de sirop, pas d’armoire à pharmacie. Rien. J’ai interrogé le médecin de la ville voisine qui passait chaque semaine dans ces villages, Slawomir Adamczak. Il avait bien prescrit des médicaments à l’ensemble des membres de la famille. J’ai récupéré une copie de l’ordonnance, elle a été établie le 2 octobre. Le tueur a donc fait disparaître ces médicaments. Pourquoi ?

Sharko réfléchissait à toute vitesse. Quelque chose commençait à se dessiner dans sa tête.

— Qu’a donné l’analyse microbiologique ? S’agissait-il bien d’une grippe ?

— Impossible de le savoir : les microbes étaient déjà morts depuis longtemps, les corps commençaient à se dégrader. Mais en embarquant ces médicaments, le tueur a sans doute voulu effacer les traces de la maladie. Et vous qui me dites qu’il est venu dans ce village, qu’il a fait plus de mille kilomètres depuis la France pour une raison bien précise…

Sharko ne tenait plus en place. Et si le tueur avait tué ces gens parce qu’ils avaient attrapé la grippe des oiseaux ? Mais pour quelle raison ? Et comment aurait-il pu être au courant ?

Le flic polonais l’interrompit dans sa réflexion.

— Il y avait forcément une piste avec ces médicaments, la seule que j’avais, d’ailleurs. Alors, j’ai creusé le sujet, en long, en large. Ça n’a pas donné grand-chose, mais j’ai découvert une bien sinistre vérité autour de ces villages.

Sharko se pencha vers son interlocuteur.

— Laquelle ?

— La plupart des habitants sont très souvent malades, surtout les plus jeunes. Ils souffrent de maladies gastro-intestinales, de pneumonies, de maladies respiratoires atypiques, de rhino, de sinusites, de grippes… C’est sans cesse, d’après le médecin, et tout le monde y passe, comme si ces gens vivaient dans un véritable réservoir à microbes.

Le flic français était aux abois.

— Pourquoi ? D’où viennent ces maladies ?

Le Polonais plissa les yeux.

— Ça a l’air de vous intéresser au plus haut point, cette histoire de maladies, je me trompe ? Bien davantage que les meurtres…

Sharko resta impassible, mais son homologue le scrutait au fond des yeux.

— … Vous m’appelez depuis la France il y a deux jours, vous me parlez de Byszkowo, trois cents habitants, alors que chez vous apparaît une grave épidémie de grippe inconnue dont tous les médias parlent. Je vous ai senti très sincère dans vos explications, mais je pense que vous ne m’avez pas tout dit, lieutenant Sharko. Que vous en savez beaucoup plus que vous ne le laissez entendre. Votre virus aurait-il un rapport avec ce qui s’est passé à Byszkowo ?

Sharko hésita. Il sentait qu’il pouvait faire confiance à ce flic.

— Donnant, donnant. Vous me dites tout ce que vous savez, et moi aussi. Mais nous devons aller vite. Des fous furieux sont en liberté et je n’ai pas de temps à perdre en bavardages.

Le Polonais regarda sa montre et se leva.

— Il est très tard. Demain, 7 h 30. Soyez prêt. Nous irons à Byszkowo. Il faut que vous voyiez ça de vos propres yeux.

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