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Amandine s’était réfugiée là où il y avait du monde en attendant la police : dans un petit café derrière la rue des Frigos. Entourée d’anonymes, elle se sentait protégée mais ne quittait pas la rue des yeux, observait chaque visage. L’humidité lui collait à la peau, ses vêtements n’avaient pas complètement séché. Elle était assise à une table, devant un verre d’eau vide et un chocolat chaud, observant le bout de son pouce qu’elle avait rincé à de multiples reprises et arrosé de gel antimicrobien, avant d’enfiler un nouveau gant en latex. L’entaille était droite, profonde. À l’évidence, provoquée par la morsure d’un animal. La jeune femme songea à un rat répugnant, à un vulgaire rongeur au corps chargé de microbes qui étaient désormais en elle. Dans son sang.

Le policier, à qui elle avait envoyé un SMS pour lui indiquer le nom du troquet, arriva en courant. Pas rasé, pas coiffé, la chemise de travers et les yeux comme des balles de ping-pong. Elle eut du mal à reconnaître le jeune flic si bien apprêté du Quai des Orfèvres. Elle se leva avec fébrilité et lui fit un signe de la main. Nicolas vint s’installer en face d’elle, scruta son visage qu’il voyait intégralement pour la première fois.

— Mes collègues vont arriver d’une minute à l’autre. C’était très confus au téléphone. Expliquez-moi précisément ce qui s’est passé.

La jeune femme ne savait pas par où commencer. Elle se concentra et reprit l’histoire au début :

— Pour faire vite, j’ai mené mes propres recherches pour essayer de savoir quel genre d’individu avait pu se rapprocher de Séverine Carayol. J’ai pensé à quelqu’un qui aurait déjà demandé des analyses au CNR, un médecin, un chercheur… Quand on remplit les papiers, on laisse toujours son identité au requérant. Je me suis dit que c’était comme ça qu’on avait pu approcher Séverine. En faisant des requêtes dans nos bases de données, j’ai obtenu une liste qui m’a orientée vers un certain Hervé Crémieux, un médecin du travail spécialisé dans les métiers liés à l’environnement : stations d’épuration, collecte des eaux usées…

Nicolas tilta.

— Sa spécialité peut intégrer les égouts ?

— Les égouts, oui, évidemment. Il s’occupait du personnel qui travaillait dans les égouts de Paris, en effet. Il a été radié de l’ordre des médecins il y a un peu plus de deux ans.

Avec ces révélations inattendues, le capitaine de police tenait quelque chose de lourd. Un moyen, peut-être, de remonter à l’Homme-oiseau par l’intermédiaire de ce médecin. Les deux hommes s’étaient peut-être connus par le biais des consultations.

— Radié pour quelle raison ?

— Il s’en est pris à la mairie de Paris, il est sorti du cadre de ses fonctions, il y a eu un procès. C’était un bon médecin, semble-t-il, très engagé. Alors moi, je n’étais plus sûre de rien, c’était juste une piste, je voulais être certaine d’être sur la bonne voie avant de vous prévenir.

— Vous avez des détails sur ce procès ?

— Je sais juste que ça avait un rapport avec les égoutiers.

Ses yeux fuyaient, à droite, à gauche, pleins de regrets. Elle tripotait son gant en latex, Nicolas aperçut le sang au bout du pouce.

— Calmez-vous. Tout va bien se passer. Parlez doucement et clairement, d’accord ?

Elle hocha la tête.

— Je voulais l’espionner, alors j’ai dissimulé une balise GPS sous sa voiture. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

— Ça a fonctionné, semble-t-il.

— Hervé Crémieux n’a pas bougé de chez lui, hier soir, mais cette nuit, il s’est déplacé pour se rendre dans les vieux bâtiments de la rue des Frigos. Les anciens lieux de stockage des marchandises, la vieille gare de fret… Sa voiture est encore garée dans la rue.

— Vous en êtes certaine ?

Elle régla la note et se leva.

— Je vais vous montrer. Venez.

Ils allèrent sur le trottoir d’en face, bifurquèrent et arrivèrent dans la rue des Frigos. Amandine désigna le 4 × 4 Chevrolet, une dizaine de mètres plus loin.

— Elle est là.

Ils s’approchèrent. Le véhicule était verrouillé. Nicolas jeta un œil à l’intérieur, essaya d’ouvrir le coffre, en vain, puis leva le nez vers l’ensemble des bâtiments sombres en retrait. Amandine croisa les bras, parcourue d’un frisson. Sans son blouson, elle avait froid.

— Ils sont peut-être repartis dans une seule voiture ?

— Ils étaient plusieurs ?

— Deux. L’un d’entre eux portait un masque vénitien sur le visage.

— En forme d’oiseau, c’est ça ?

— Avec un grand bec, oui. Il faisait nuit, il pleuvait, je n’ai pas vu grand-chose, mais j’en suis sûre.

Nicolas ressentit une profonde frustration, mêlée à une colère qui ne le quittait plus. Si seulement il avait été à la place de cette femme, cette nuit… Si seulement elle les avait alertés, au lieu de jouer les détectives, il aurait peut-être, en ce moment même, le meurtrier de Camille en face de lui.

Il serra les poings le long de son corps et tenta de garder son calme.

— Continuez.

— J’ai vu cet homme déguisé s’engouffrer dans l’un des bâtiments du fond, là-bas. L’autre l’attendait. Ils avaient des lampes, ils sont restés une bonne heure. L’un d’entre eux portait un gros sac de sport en sortant. J’ai attendu qu’ils s’éloignent et je suis entrée pour aller voir. C’est dans les profondeurs, dans ce qui ressemble à un vieux dépôt frigorifique, que j’ai découvert ce que je soupçonne être une animalerie. Je ne pourrais pas vous dire précisément, il faisait noir, et je n’avais aucun moyen de m’éclairer. Mon téléphone était déchargé. Je les ai crus partis, mais ils sont revenus, ils ont essayé de…

Amandine baissa les yeux.

— Ça va aller, la rassura Nicolas. Vous êtes en sécurité maintenant, d’accord ? Vous parlez d’animalerie. À quoi ça peut servir ?

— On en trouve surtout dans les laboratoires. Les animaux servent à faire des tests.

Deux véhicules banalisés passèrent devant eux et se garèrent à une trentaine de mètres. Trente secondes plus tard, Lamordier et quatre autres collègues les avaient rejoints, armés, gros blousons, bonnets sur la tête pour deux d’entre eux. Les lieutenants vinrent vers Nicolas, lui tapèrent amicalement sur l’épaule. Un geste, un mot de compassion pour témoigner de leur soutien.

Les yeux bleu-gris du divisionnaire transpercèrent ceux d’Amandine, puis se figèrent sur ceux de Nicolas.

— On m’explique ?

Nicolas dressa un rapide topo, expliqua la connexion possible entre Crémieux et l’Homme-oiseau par le fait que l’un était peut-être un patient de l’autre. Il parla du procès, de la radiation, de l’éventuelle implication de certains égoutiers. Lamordier écouta avec attention et fit signe à ses hommes.

— Bien enregistré, on va gérer ça. Mais pour le moment, on va voir ce qu’il y a là-dedans. Drouon, tu restes là et tu surveilles le véhicule du médecin.

Dans la minute, l’équipe descendit l’escalier en direction de la cour carrée. Lamordier se tourna vers Nicolas.

— Vous tenez le choc ?

Nicolas serra les lèvres et acquiesça.

— Jacques Levallois est à peu près remis de sa grippe, il est de retour dans l’équipe, expliqua le divisionnaire. Il est avec Casu sur une autre piste.

— Laquelle ?

Lamordier expliqua les découvertes de Sharko.

— On a les adresses des individus qui réceptionnaient les échantillons de virus. Levallois et Casu sont partis taper là-bas.

Amandine collait au groupe, indiquant le chemin. Arme au poing, les quatre hommes et la jeune femme longèrent les hauts murs de brique, prenant soin d’éviter les larges flaques d’eau. Ils arrivèrent devant la porte métallique du bas. Deux étages plus haut se trouvait la fenêtre brisée par laquelle Amandine était passée.

Un collègue tourna la poignée.

— C’est ouvert.

— Ils n’ont pas pris la peine de refermer derrière eux. Ils se savaient repérés, ils ont vite abandonné le navire.

Ils s’engouffrèrent. Devant, un long couloir sombre. Le policier de tête alluma sa lampe torche. Plus loin, son faisceau accrocha une masse noire, étalée au sol. Elle encombrait le passage. Les canons des pistolets se braquèrent vers le corps immobile.

Amandine porta une main à la bouche en poussant un petit cri. Le visage était lacéré de grandes entailles, les lèvres arrachées. Un sang épais avait coulé du grand trou noir au milieu de la gorge.

— Vous le reconnaissez ? demanda Lamordier.

— C’est Hervé Crémieux. Le médecin.

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