[56]

Amandine alluma sa veilleuse. De grandes ombres étranges se dessinaient au plafond, sur les murs. Seule sa chambre avait une fenêtre qui donnait sur les bois. De l’autre côté de la vitre, entre les murs pleins et le Plexiglas aux gros joints isolants, Phong dormait déjà.

La jeune femme posa ses pieds nus sur le sol froid, enfila son kimono en satin et noua la ceinture autour de sa taille. Dehors, les feuillages s’agitaient, premiers remparts avant les ténèbres de la forêt. Amandine se glissa dans le couloir qui donnait sur son salon. Des leds rouges clignotaient. Contrôleurs d’hygrométrie, d’air, détecteur de fumée…

Son cœur fit un bond lorsque ses yeux s’orientèrent vers un coin de la salle : le détecteur de présence ne s’était pas allumé à son passage, or c’était anormal. Son regard se déporta vers l’entrée au loin, au-delà des multiples remparts de vitres.

Le voyant de la centrale de l’alarme était rouge : elle n’était pas activée.

Impossible. Amandine était certaine de l’avoir fait en rentrant.

Elle alluma les lumières, traversa en toute hâte son salon, ouvrit une porte qui donnait sur un autre couloir vitré. Une bifurcation, deux autres couloirs séparés par une vitre, une porte, puis l’entrée. Amandine activa l’alarme, en mode « Maison ». Deux bips, issues protégées. Elle vérifia dans la foulée que la porte blindée de l’entrée était fermée à clé, c’était bien le cas.

Phong s’était-il levé alors qu’elle prenait sa douche, pour désactiver l’alarme ? Non, c’était stupide. Alors, quoi ? Sa mémoire qui la trompait ? Peut-être qu’elle avait oublié, après tout. Ces derniers temps, tout se mélangeait dans sa tête.

De nouveau, les claquements derrière elle. Amandine fit volte-face et eut juste le temps d’apercevoir une forme noire disparaître à l’angle de deux murs.

Montée d’adrénaline. Sa main agrippa le premier objet venu : une statuette en pierre rose d’une trentaine de centimètres.

— Il y a quelqu’un ? Qui êtes-vous ? Je vais appeler la police.

Sa voix tremblait. Elle s’approcha avec prudence de l’angle, prête à cogner. Personne. Devenait-elle dingue ? Elle se précipita vers la table du salon pour y attraper son téléphone portable. De l’autre côté, dans le salon de Phong, un origami tomba au sol. Amandine vit le papier virevolter avant de toucher le sol.

Ça confirmait une présence. Mais comment cette ombre avait-elle pu se retrouver dans l’autre pièce ? Et s’ils étaient plusieurs dans le loft ?

Des cambrioleurs.

Elle baissa les yeux. Devant elle, sur le parquet en chêne, deux petites taches noires. Amandine s’approcha avec prudence, pour constater qu’il s’agissait de minuscules déjections.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle sentit ses poils se hérisser. Une fine couverture bleue qu’elle avait laissée au pied du canapé se mit à remuer toute seule, comme un fantôme. Amandine resta quelques secondes tétanisée, incapable de prendre une décision, puis elle surgit et abattit la statuette de toutes ses forces sur la masse qui s’agitait sous le linge. Le choc déclencha un couinement effroyable.

Une trace de sang imprégna le tissu bleu.

La jeune femme souleva la couverture du bout des doigts, le souffle court. Elle eut une boule dans la gorge.

Un gros rat gisait là. Elle lui avait éclaté la cervelle.

Amandine se redressa, une main devant la bouche, à la limite de vomir. Qu’est-ce que cette horreur faisait chez elle ? Comment un animal chargé jusqu’à la gueule de virus et de bactéries avait-il pu entrer entre ces murs hermétiques ?

Des araignées… des rats à présent. C’était impossible.

Les claquements reprirent, vraiment pas loin. Encore un origami qui tombait par terre. Amandine sursauta et vit une longue queue noire disparaître derrière un fauteuil, juste sur sa droite. Elle se retourna en sentant une autre présence dans son dos. Un autre rat, encore plus gros, était en train de longer les plinthes à une vitesse impressionnante. Il se dirigeait vers sa chambre.

Ces bestioles répugnantes contaminaient toute la maison. D’où venaient-elles ? Remontaient-elles des égouts ? Des canalisations ?

Il se passait forcément quelque chose sous terre, pour que les rats fuient de la sorte leurs abysses. La jeune scientifique pensa aux aiguilles des sismographes qui s’agitaient doucement, quelques jours avant une grosse éruption volcanique.

Ces rats fuyants étaient comme ces aiguilles.

Des annonciateurs du malheur.

Elle se précipita dans le couloir et surgit dans sa chambre. La bestiole venait de se réfugier sous le lit. Les draps ondulaient de chaque côté. La bête ressortit et longea le Plexiglas. Au fur et à mesure qu’Amandine s’approchait, l’arme brandie, la bestiole se sentit prise au piège et se mit à cracher. Sa moustache frémissait, ses petites dents apparaissaient en rangées serrées dans sa gueule effilée. La défense du rat, c’est l’attaque. L’animal fit un bond vers Amandine qui hurla, avant de passer entre ses jambes et de filer vers la porte.

La jeune femme ne sentait plus ses membres tant elle avait eu peur. Elle dut s’asseoir sur son lit, choquée. Lorsqu’elle leva les yeux vers la chambre de Phong, elle crut mourir d’un arrêt cardiaque.

Quelque chose bougeait sous ses draps.

Elle hurla et cogna contre la paroi de toutes ses forces, mais elle était trop épaisse. Un doigt sur l’amplificateur sonore. Bouton tourné à fond.

— Phong ! Réveille-toi !

Il ne bougeait pas. Affolée, Amandine sortit en courant de sa chambre. À cause de l’architecture complexe du loft, il lui fallut trente secondes pour atteindre la porte opposée et entrouverte. Or, Phong la fermait systématiquement.

Amandine n’avait pas enfilé de masque, elle n’avait respecté aucune consigne. Lorsqu’elle entra dans la chambre, les rats étaient partout. Des dizaines de gros corps hideux qui couraient au sol, reniflaient, évoluaient sur les couvertures. Une bête tomba sur la tête d’Amandine, fourra ses pattes dans ses courts cheveux. Elle hurla, se débattit dans tous les sens, donna un grand coup qui propulsa l’animal contre un mur. Un autre s’approchait du visage de Phong. Amandine leva sa statuette et lui fracassa le crâne. Les animaux dressaient leurs museaux et bondissaient. D’autres arrivaient, par paquets, se dispersant au sol comme des billes.

Lorsque Amandine fixa de nouveau son mari, il avait la bouche ouverte.

Deux yeux noirs luisaient au fond de sa gorge.

Soudain, Amandine poussa un hurlement et se réveilla, trempée de sueur. Elle s’agitait frénétiquement, se frappait les membres comme pour en chasser la vermine. Aussitôt, elle se tourna vers la veilleuse et alluma, le souffle coupé.

Tout était intact, immobile. Silence complet.

Phong était endormi sous ses draps, le visage serein. Sa poitrine montait et descendait avec régularité.

Quel horrible cauchemar.

Pourtant, Amandine se leva pour aller tout vérifier. L’alarme était en marche, le silence régnait. Les origamis étaient à leur place.

Dans le loft aseptisé, il n’y avait rien d’autre qu’eux deux.

Deux rats dans un labyrinthe.

Amandine se rua dans la salle de bains et s’immergea sous la douche. Et frotta, frotta, frotta, jusqu’à ressentir une vive douleur sur la peau.

Une demi-heure plus tard, elle fouilla dans un tiroir.

Elle en sortit un rasoir à la lame bien tranchante.

Et l’approcha de son visage.

Загрузка...