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— Merde Franck, c’est quoi ces conneries ?

Nicolas n’en crut pas ses yeux lorsqu’il vit Sharko arriver avec Jacky Dambre menotté, au quatrième étage d’un immeuble du centre de Pantin. Le hacker avait sa veste de survêtement posée sur les épaules, afin que personne, dans la rue, ne puisse apercevoir les entraves à ses poignets. Son œil gauche était complètement fermé désormais, et le droit rouge de sang.

— J’ai entendu des craquements de verre dans le bâtiment désaffecté des douanes, expliqua Sharko. Il y était planqué, il pensait qu’on était tous partis, il est sorti et boom, je l’ai eu.

Marnier et Renart s’approchèrent, aussi surpris que Nicolas. Ce dernier traça un cercle autour de son visage avec son index droit.

— Et il s’est fait ça tout seul ?

— Il s’est pris une poutrelle en voulant se tirer. Hein, Jacky ?

— Allez vous faire foutre. C’est vous qui m’avez tabassé. Vous avez failli me noyer.

— Il est un peu nerveux. Normal.

Nicolas foudroya son subordonné du regard. Sharko avait recommencé ses conneries. Un vrai chien fou.

— Tu lui as cité ses droits ?

— Évidemment.

Sharko n’était pas vraiment sûr que Dambre les ait entendus, avec la tête sous l’eau. Il s’avança dans la pièce, poussant le hacker devant lui.

— Il reste vingt minutes. On a peu de temps.

— Vingt minutes pour quoi ?

Le salon était propre, fonctionnel. Au fond, dans un angle, du matériel informatique. Grosse unité centrale, ordinateur portable, imprimante, routeur, disques durs empilés. Une petite bibliothèque avec des ouvrages sur l’informatique, les systèmes d’exploitation, les langages de programmation.

— … Pour qu’il se mette en contact avec le fournisseur du virus de la grippe. C’est comme ça que lui et l’Homme en noir communiquent, par le Darknet. Dambre est aussi CrackJack.

CrackJack, l’Homme en noir… Nicolas avait l’impression d’avoir manqué un épisode. Sharko expliqua ce que Dambre venait de lui raconter. Les trois flics qui l’entouraient l’écoutaient sans bouger, lançant des regards assassins au hacker. Aucun d’entre eux n’était dupe, ils connaissaient Sharko, son passé, ses méthodes : il suffisait de voir le visage de Dambre, ses cheveux et vêtements trempés, pour comprendre ce qui s’était passé.

Téléphone en main, Marnier s’isola pour prévenir les équipes d’intervention et ses responsables.

— De votre côté, vous avez trouvé quelque chose ? demanda Sharko.

Nicolas désigna d’un coup de menton une éprouvette vide, placée dans un boîtier en verre accroché au mur.

— Que dalle pour le moment, sauf ça.

— L’éprouvette du virus ?

— Pose-lui la question…

Sharko agrippa Dambre par l’épaule.

— T’as gardé le tube comme ta petite boîte à fantasmes, c’est ça ? Tu te branles devant en te disant qu’en ce moment même des gens tombent malades à cause de toi ?

Nicolas poussa le hacker vers les ordinateurs.

— T’es qui ? Un rebelle de la société ? Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu pourris la vie des gens ?

Dambre s’arrêta et le regarda dans les yeux.

— C’est cette société qui est pourrie. Et vous êtes autant pourris que tout le reste. Tout votre système capitaliste de merde.

Sharko lui ôta les menottes.

— Ça t’empêche pas d’empocher le pognon. Combien il t’a filé pour disperser le virus ?

— Cent bitcoins.

— Mais encore ?

— L’équivalent de trente-cinq mille euros. Ça vous le troue, hein ?

Renart siffla entre ses dents.

— Pas mal. Mais finalement, c’est peu cher payé vu le temps que tu vas passer en taule. T’as été un beau pigeon sur ce coup-là, tu ne trouves pas ?

Dambre le fixa avec mépris.

— Je serai peut-être en taule, mais pas le virus.

Renart leva la main, comme pour le cogner.

— Petit merdeux.

Sharko désigna le fauteuil à roulettes.

— Bon, tu vas faire comme si on n’était pas là. Allez, au travail.

Sharko l’aida un peu à s’asseoir en lui appuyant sur les épaules. Nicolas s’isola avec son collègue.

— Il nous défie, on ne lui fait pas peur… Et s’il essaie de nous rouler ? Et s’il alerte l’Homme en noir malgré nous ?

— Tu vois une autre solution ?

Sharko avait raison, ils étaient pris par le temps. Nicolas vint s’asseoir à côté du hacker. Une horloge posée sur le bureau à proximité d’un pot à crayons indiquait 21 h 52.

— On veut voir tout ce que tu fais. Pas d’entourloupe.

Le hacker posa ses doigts sur le clavier. Le bureau était encombré de feuilles et de magazines. Sharko donna un gros coup de bras pour faire de la place, ne laissant traîner qu’un stylo ou deux. Dambre tapa son mot de passe que Nicolas nota — hack9@3_kcaj. Le hacker double-cliqua sur une icône qui représentait un oignon. Le navigateur SCRUB apparut et se connecta au bout d’une trentaine de secondes au Darknet.

— Explique-nous.

— Il n’y a rien à expliquer. Je lance Dark.Cover, un service de discussions anonymes. Il ne laisse aucune trace, aucune archive. Tout ce qui est écrit est perdu.

Il cliqua sur le service en question. Une fenêtre de discussion apparut.

— Et maintenant, on attend qu’il se connecte.

Nicolas tira la chaise de Dambre vers l’arrière.

— C’est pas toi qui vas taper. Tu dictes, j’exécute.

Le capitaine de police s’installa sur une chaise face au clavier, puis tendit son téléphone portable à Sharko.

— Tu filmes l’écran, on aura une trace, comme ça.

Le silence se fit. Les flics étaient concentrés, Marnier continuait à passer ses coups de fil dans son coin. Sharko avait la gorge serrée. Il imaginait l’Homme en noir en train de s’installer tranquillement derrière son écran. À naviguer dans les ténèbres du Darknet, insaisissable alors qu’il se trouvait face à eux, par écrans interposés. Le flic pouvait presque le sentir, le toucher, et pourtant, il n’y avait aucun moyen de l’attraper.

À 22 heures pile, le logiciel indiqua que « Homme en noir » cherchait à entrer en contact. Les flics échangèrent un regard inquiet, puis fixèrent l’écran. Dambre dit à Nicolas de cliquer sur « Accepter ».

Homme en noir > Au rendez-vous ?

CrackJack > Oui.

Homme en noir > Prêt à attaquer la suite du programme ?

CrackJack > Ça dépendra de votre générosité.

Homme en noir > Je pense que tu vas t’y retrouver. Si le Grand Projet est en route, c’est en partie grâce à toi. Tu as suivi l’évolution du virus ?

CrackJack > Évidemment.

Homme en noir > Bientôt, notre grippe sera sur tous les continents. Elle tuera des gens. Des enfants. Des mères. Qu’est-ce que ça te procure ?

Nicolas se tourna vers Dambre, qui ne disait rien.

— Réponds.

Le hacker se para d’un étrange rictus.

— Une jouissance infinie. Oui, dites-lui ça. Une jouissance infinie.

Sharko serra les poings. Dambre disait-il cela pour les provoquer, ou le pensait-il vraiment ? Il aurait dû lui exploser la figure dans le bâtiment désaffecté. Il regarda Nicolas et acquiesça, l’incitant à taper ce que Dambre lui dictait.

CrackJack > Une jouissance infinie.

Homme en noir > C’est bien… Nous allons continuer à purger la race, toi et moi. Nettoyer la planète de son sang malade. Ne garder que le meilleur. Tu en fais partie.

Sharko ne perdait pas une miette de l’échange avec le téléphone portable, et Nicolas avait les doigts rivés au clavier, tapant tout ce que Dambre lui disait.

Homme en noir > Je viens de créditer ton compte de cent bitcoins. Je t’en virerai encore cent lorsque la mission sera accomplie.

CrackJack > Merci. Quelle est la mission ?

Homme en noir > Quelque chose de tout aussi simple que la première fois. Un vrai jeu d’enfant. Demain soir, tu te connecteras à 21 heures. Je te donnerai alors le lieu où te rendre.

CrackJack > Parfait.

Homme en noir > C’est quelque chose que je vais devoir te remettre en main propre. Il va falloir qu’on se voie.

Dambre dicta : « Désolé, c’est en dehors de mes principes, jamais de contact physique. » Sharko et Nicolas se regardèrent.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Écris ce qu’il te dit. Sinon, on va éveiller les soupçons.

— Et si on rate l’occasion ?

— Ça va fonctionner…

CrackJack > Désolé, c’est en dehors de mes principes, jamais de contact physique.

Homme en noir > Il n’y a pas d’autre solution. Quitte ou double ?

Nicolas n’attendit pas la réponse de Dambre, il tapa :

CrackJack > Double.

Homme en noir > Parfait. Bientôt, un nouveau monde va naître. Tu en auras été l’un des bâtisseurs…

Homme en noir > Donne-moi un chiffre entre 1 et 10.

CrackJack > 6.

Homme en noir > 6 petits Nègres s’en allèrent à l’école. L’un d’eux mangea des chocolats. Il n’en resta plus que 5.

Fin de connexion. L’Homme en noir avait quitté la discussion. Nicolas resta quelques secondes devant le clavier. Il se leva et s’approcha de Dambre, menaçant.

— Ça rime à quoi, cette histoire de Nègres ?

— J’en sais rien. Il me demande toujours un numéro au hasard entre 1 et 10 et répond ce genre de délire à la fin des conversations. Des Nègres qui meurent chaque fois. Il n’aime pas les Nègres, je crois.

Sharko n’était pas un grand fan de littérature policière, mais il savait que la réplique faisait référence aux Dix Petits Nègres d’Agatha Christie. Il y avait surtout une référence à Séverine Carayol : elle avait mangé du chocolat, et elle en était morte.

— Qu’est-ce qu’il peut bien attendre de toi pour soixante-dix mille euros ? demanda Sharko. Qu’est-ce que tu dois faire pour lui ?

Dambre le regardait droit dans les yeux sans desserrer les lèvres. Nicolas l’attrapa par le bras droit et l’emmena vers la sortie.

— La soirée ne fait que commencer, espèce de fumier. Je te jure que tu vas cracher tout ce que tu sais.

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