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La Kangoo de Johan tourna en direction de la place de la Bastille.

Les deux scientifiques filaient vers la rue Merlin, dans le 11e arrondissement de Paris. Amandine venait d’avaler un assortiment d’antiviraux qu’elle transportait en permanence dans son sac. À cause de la maladie de Phong, elle se gavait de médicaments préventifs, d’antibiotiques, de sirops… Sans compter les antimigraineux qu’elle prenait tous les jours. Depuis deux ans, son organisme devait ressembler à une grande usine chimique et, sans doute, plomber son espérance de vie. Mais peu importait, elle le faisait pour Phong.

Elle tenait à présent la photocopie d’une fiche de renseignements que lui avait remise Johan. Ce dernier lui fit un rapide bilan.

— Notre homme s’appelle Jean-Paul Buisson, 63 ans, veuf. Avant-hier samedi, il va consulter son médecin traitant, le docteur Doullens. Il présente tous les symptômes de la grippe. Doullens fait partie du réseau GROG[11] Île-de-France, il est très impliqué dans la surveillance biologique de la grippe saisonnière. Dans son cabinet, il fait le test rapide à bandelettes sur son patient, qui ne donne rien : aucune réaction, résultat négatif.

— Ce n’est donc pas la souche de la grippe saisonnière qui circule en ce moment sur notre territoire.

— Non. Mais vu les symptômes, le médecin est quasi certain qu’il s’agit d’un virus grippal. De ce fait, il procède à un prélèvement rhino-pharyngé chez son patient, remplit la fiche de renseignements que tu as entre les mains et envoie le tout à Pasteur pour analyse…

Amandine lisait la fiche du malade avec attention. Pas de déplacement à l’étranger, pas de vaccin contre la grippe saisonnière. Les symptômes présents consistaient en une toux, des céphalées, de la température, des courbatures. Le médecin avait fait un prélèvement par écouvillage nasal, de façon à récupérer les échantillons microbiens qu’il avait placés dans un tube spécial.

— Pendant que Séverine Carayol était en réunion avec nous ce matin, son collègue travaillait sur ce prélèvement. Ils ouvrent le paquet, récupèrent le tube et commencent les tests. Deux heures plus tard, ils identifient bien une grippe, de type A. Ils se focalisent donc sur un sous-typage. Et c’est là que ça coince. Le virus qu’ils possèdent dans leurs éprouvettes ne correspond à aucun sous-type connu de grippe.

À Pasteur-Paris, on possédait, dans des congélateurs, tous les sous-types de grippe connus dans le monde. Des centaines et des centaines de souches qui avaient fini par infecter des êtres humains à un endroit de la planète et qui avaient été prélevées, analysées et stockées par les laboratoires. Amandine remit la fiche sur le tableau de bord.

— Exactement comme pour les oiseaux migrateurs… Tu penses qu’il y a un rapport ?

— C’est trop tôt pour le dire. Il faut attendre les résultats complets des séquençages, côté oiseaux, côté humain, pour pouvoir comparer les souches. Mais je dois t’avouer que je n’arrête pas d’y penser.

— Si c’est le cas, notre homme a forcément été en contact avec des oiseaux sauvages. Et c’est lors de ce contact qu’un oiseau lui a transmis le virus.

— Nous le saurons en discutant avec lui.

— Si c’est avéré, tu sais ce que ça implique ?

— Que ce virus grippal a un code génétique compatible avec un développement chez l’homme. Qu’il y a eu une recombinaison quelque part, qu’il est capable de jouer à saute-mouton entre oiseaux et humains et de se greffer à chacun d’entre nous aussi facilement qu’une moule sur un rocher. Et le fait que la grippe saisonnière soit en train de s’installer ne nous arrange pas. Elle risque de noyer le poisson.

Il redémarra après s’être arrêté à un feu rouge. Il était plus de 11 heures, la circulation était calme. Ils seraient bientôt arrivés.

— Actuellement, le patient est au pic de sa maladie, donc très contagieux. Je peux m’en occuper seul, si tu veux. Je ne voudrais pas que tu ramènes une saloperie chez toi. Il n’y aurait rien pour empêcher ce H1N1 de faire des ravages dans l’organisme de Phong. Aucun soin, aucune parade.

Amandine n’oubliait jamais que même les soins pouvaient tuer Phong. Par exemple, certains vaccins contenant des virus vivants atténués étaient dangereux pour lui.

Elle secoua la tête.

— C’est mon job, Johan. On est là pour protéger les populations.

— Il y a des limites à tout. D’ordinaire, tes bestioles sont plutôt dans les laboratoires. C’est assez nouveau, le terrain pour toi, et…

— … On a les masques antigrippe, on va bien se protéger, il n’y a aucun problème.

— Très bien. Mais j’avoue que parfois j’ai du mal à te comprendre. C’est comme si tu te baladais en permanence avec une grenade dégoupillée dans la main.

— Quelles sont les instructions données par Jacob ?

— Tout d’abord, on interroge Buisson. Et vu qu’on ne connaît rien de la souche, on doit le convaincre d’aller passer quelques jours au centre des maladies infectieuses, histoire de suivre l’évolution de la maladie et de freiner une contamination certaine à d’autres personnes.

Amandine acquiesça, le regard grave.

— Il n’est peut-être pas le seul contaminé par ce nouveau virus. Tu y as pensé ?

— Pour l’instant, d’après le GROG, ce cas est isolé.

— Mais une bonne partie de la population passe à travers ces réseaux. C’est comme pour nos oiseaux. Pour chaque cadavre trouvé, il y en a une dizaine d’autres qu’on ne trouve pas.

— Je sais, je sais. Mais pour le moment, on n’a d’autre choix que de se fier aux indicateurs. En espérant qu’ils soient fiables et que Buisson soit effectivement notre unique cas.

Johan chercha une place de stationnement durant cinq bonnes minutes. Une fois garés, ils prirent leurs mallettes et s’engagèrent dans l’immeuble indiqué par l’adresse, après avoir sonné à l’Interphone. Amandine avait le visage marqué par l’inquiétude. Elle allait entrer dans la cage aux lions. Johan avait peut-être raison. Tout ceci n’était-il pas trop risqué ? Ne pouvait-elle pas faire l’impasse, sur ce coup-là, vu l’aspect inédit de la situation ?

Mais on n’approchait pas des virus inconnus tous les jours. Amandine voulait connaître le fin mot de l’histoire, comprendre comment le virus était arrivé ici, entre ces murs. La traque de l’invisible l’excitait.

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