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Amandine était en isolement dans une chambre individuelle à porte fermée électroniquement, à Saint-Louis, l’hôpital des maladies infectieuses.

L’isolement biologique impliquait le port du masque pour tout le monde, le bio-nettoyage de la chambre, de la vaisselle et du linge suivant des procédures très strictes, l’interdiction de sortir de la pièce. La jeune femme était aussi entourée d’une « bulle » en plastique.

Dans des conditions de sécurité extrêmes, on lui avait prélevé du sang au niveau de la morsure et on avait commencé un traitement préventif aux antibiotiques, notamment de la ciprofloxacine. Il fallait maintenant attendre les résultats, s’assurer qu’au fil des jours son état de santé n’allait pas se dégrader. Il était indispensable, en premier lieu, d’en savoir plus sur le genre d’agent infectieux qui se trouvait dans le laboratoire clandestin. Peste ou pas ? Souche résistante ou pas ?

Dans tous les cas, Amandine n’était pas près de sortir de ces quatre murs. La notion de « quarantaine » allait prendre toute sa signification. Elle songea à Phong, à la façon dont elle allait le prévenir. Donner un simple coup de fil ne lui parut pas envisageable. Allô, chéri ? Ça va ? Au fait, j’ai la peste. Comment allait-il prendre la nouvelle ?

Soudain, la porte s’ouvrit. Ses yeux s’écarquillèrent quand elle découvrit son mari, masqué, ganté, vêtu d’une tenue stérile. Elle eut le temps de voir Johan et un médecin muni d’une clé magnétique, avant que la porte se referme.

— Phong ? Mon Dieu. Qui t’a prévenu ?

— Johan est venu me voir. Il m’a tout expliqué et amené ici.

— Ils n’auraient pas dû te laisser entrer !

— N’oublie pas que j’ai dirigé un service entre ces murs et que je connais la plupart du personnel. Ils étaient ravis de savoir que… j’étais encore en vie.

Il sourit, contrairement à Amandine.

— Je voulais te voir, même cinq minutes. Après, il faudra que je déguerpisse, ni vu ni connu. Avec ce qui se passe, un paquet d’acteurs de la santé risquent de venir faire un tour à ton chevet. Y compris des gens de l’armée ou de la surveillance du territoire. Tout le monde prend cette affaire très au sérieux. Tu vas devenir l’attraction. Une vraie star.

Il s’approcha en laissant toutefois un mètre entre Amandine et lui.

— Ils vont bien te soigner, les mesures ont été prises à temps et tu as fait ce qu’il fallait quand tu as été mordue.

Amandine savait que le délai d’incubation de la peste durait entre trois et sept jours chez l’être humain. Il fallait aller vite, car si la peste n’était pas soignée dès les premiers signes, la guérison était impossible : le corps était envahi de milliards de bactéries qui se fichaient du système immunitaire et ravageaient tout.

— Et si la souche est résistante aux antibiotiques ? demanda-t-elle. Les chercheurs ont fabriqué ce genre de monstre par le passé dans les laboratoires : des bactéries modifiées contre lesquelles il n’existe aucune parade.

Phong avait envisagé cette possibilité, mais il ne le montra pas. Durant la guerre froide, notamment, les biologistes avaient cherché à développer l’arme la plus mortelle : peste survitaminée, anthrax militarisé… Ces monstres devaient encore traîner dans les congélateurs des laboratoires.

— Ce ne sera pas le cas, Amandine.

La jeune femme baissa les yeux.

— Je suis désolée de ne t’avoir rien dit. J’ai menti à tout le monde, y compris à moi-même.

— Mais tu as permis aux autorités de découvrir ce laboratoire clandestin. Imagine ce qui se serait passé sans toi.

— C’est peut-être déjà trop tard, Phong.

— Peut-être… mais peut-être pas. Dans tous les cas, dès que le CNR Yersinia aura identifié l’agent infectieux, ils vont sans doute mettre en route le plan Biotox. Ils auront des yeux et des oreilles partout, ils vont s’armer face à la menace. Il faut leur faire confiance et les laisser faire. Tu dois te reposer, d’accord ? Tu es entre les meilleures mains, ici.

C’était bien Phong, ça, résolument optimiste. Un caractère en acier trempé, rien ne pouvait l’ébranler. Elle tendit le bras vers lui, puis le ramena sous les draps.

— Dire que cet hôpital a été créé au début du XVIIe siècle pour désengorger l’Hôtel-Dieu d’une épidémie de peste, dit-elle. C’est un bien triste coup du sort que le premier cas de peste sur le territoire revienne ici quatre cents ans après, non ?

— Rien n’est sûr. Il faut attendre les résultats des analyses.

Elle fixa le plafond, pensive.

— J’ai toujours craint que ce ne soit toi qui te retrouves ici, à ma place. Le destin fait curieusement les choses, pas vrai ?

— Je suis bien plus résistant que tu ne le crois.

— Et moi, je suis morte de peur.

Phong avait envie de la serrer contre lui.

— Tu ne dois pas avoir peur. La peur est plus contagieuse que les bactéries et les puces. C’est elle qui nous emprisonne tous les deux dans notre loft, qui a fait de nous deux rats de laboratoire. C’est elle qui fait que ces êtres immondes, de l’autre côté de la frontière, risquent de gagner la partie. La peur a la capacité de tout déstructurer, tout détruire. Quoi qu’il arrive, quelle que soit la suite des événements, promets-moi que tu n’auras plus jamais peur, Amandine.

La jeune femme sentit de la tristesse dans la voix de Phong. Son regard s’était assombri.

— Qu’est-ce qu’il y a, Phong ?

— Rien. Promets-moi juste.

— Je vais faire des efforts. Je te le promets.

Phong lui envoya un baiser.

— On progresse, Amandine. Avant, c’était le Plexiglas de trois centimètres d’épaisseur qui nous séparait, et maintenant c’est un film en plastique de tout juste quelques millimètres. Bientôt, il n’y aura plus rien. On sera libres, toi et moi.

— Ça ne tournait plus très rond dans ma tête, hein ?

Phong serra les lèvres. Il la regarda longtemps sans bouger. Amandine sentit qu’il avait quelque chose d’important à lui dire, mais il ne parla pas. Puis il se dirigea vers la sortie et disparut, la mine triste.

Une narine le chatouilla soudain. Dans le couloir, il souleva son masque et éternua. Il se retourna pour vérifier que personne ne l’avait entendu et fixa une dernière fois la porte fermée de la chambre d’Amandine, avant de poursuivre sa route.

Il sut alors, à ce moment-là, qu’il ne la reverrait jamais.

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