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La journée avait été éprouvante.

Il n’était que 18 heures, ce mercredi, mais les visages des flics étaient marqués. Les nerfs et le moral de chacun étaient mis à rude épreuve depuis quelques jours.

Nicolas venait d’entrer dans l’open space en compagnie de Camille ainsi que d’Amandine Guérin. Douché, changé. Il était resté plus d’un quart d’heure sous le jet d’eau puissant, histoire de se débarrasser de ces odeurs infectes. Sharko était installé à sa place, au fond de la pièce. En attendant la réunion, il avait téléchargé puis installé le navigateur SCRUB. Il avait ensuite lancé le logiciel et entré l’adresse en.dkw que lui avait laissée Tomeo permettant l’accès au Hidden Wiki et, après un clic, à une incroyable liste de hackers. L’informaticien avait raison : installer SCRUB, naviguer dans le Darknet puis accéder aux pires déviances était un jeu d’enfant. La preuve, même lui y était parvenu et avait jeté un coup d’œil à des contenus qui lui avaient soulevé les tripes. Nicolas se positionna au milieu de la pièce.

— Je vous propose qu’on fasse un point tous ensemble. Amandine Guérin est là pour nous tenir au courant de l’évolution de la situation et nous apporter son soutien scientifique pour l’enquête concernant H1N1. Je l’en remercie, d’ailleurs.

Il échangea un bref regard avec la jeune femme, puis fixa Sharko.

— Et pour notre autre affaire… on en parle après…

Sharko acquiesça en silence, observant Camille qui s’installait à la place de Levallois. Bertrand Casu s’était assis derrière le bureau de Pascal Robillard. Lucie se tenait pas très loin, attentive.

— La conférence de presse de la ministre a duré deux interminables heures. Vous êtes tous au courant des grosses lignes, je suppose ?

— Difficile de ne pas l’être, répliqua Lucie. On ne parle que de ça.

— Amandine, vous nous faites un résumé clair et précis de ce qui s’est vraiment dit ?

La jeune chercheuse s’exprima le plus distinctement possible à travers son masque.

— Il faut savoir que les oreilles des autorités sanitaires de nombreux pays étaient tournées vers la France. Le gouvernement a eu à prendre une décision politique très grave, et ils ont opté pour une semi-transparence.

— Semi-transparence ? s’étonna Sharko. C’est quoi encore, ça ?

— On parle du virus, mais surtout pas de l’acte malveillant, en public tout au moins. Je crois que c’était la meilleure conduite à tenir. La ministre a commencé par expliquer que quelques cas d’une grippe un peu différente de celle utilisée pour fabriquer les vaccins avaient été détectés sur le territoire, que cette souche de grippe avait été repérée chez des oiseaux, ceux retrouvés morts un peu partout en Europe. Qu’elle avait sans doute été transportée par les oiseaux migrateurs. Elle l’a appelée « grippe des oiseaux ».

— Grippe des oiseaux ?

— Elle voulait éviter le terme « aviaire ». Ça faisait trop référence à la grippe H5N1, celle qui avait décimé les élevages il y a quelques années. « Aviaire », c’est un mot qui fait peur, au même titre que « pandémie ». Elle a dit qu’on a affaire à une grippe classique, mais qui semble se transmettre facilement d’oiseau à humain, et d’humain à humain. Quand un journaliste a posé la question qui fâche, c’est-à-dire comment la grippe était passée de l’oiseau à l’humain, elle a répondu qu’on ne savait pas encore, que les hautes autorités de la Santé et du gouvernement faisaient tout leur possible pour tenter de comprendre et déployaient toutes les mesures nécessaires pour protéger la population.

Elle laissa planer un silence, le temps que les policiers saisissent la portée de chacun de ses mots. Elle voyait à quel point ils étaient inquiets.

— Les questions des journalistes n’ont pas cessé. Y a-t-il un risque de pandémie ? Si les oiseaux peuvent en mourir, les hommes aussi ? Quand y aurait-il des vaccins ? Combien de morts ? Peut-on encore consommer sans risque de la volaille ? Ça n’arrêtait pas. Le directeur de la Santé et un haut responsable de l’OMS, présents aux côtés de la ministre, ont pris le relais et s’en sont remarquablement bien sortis. Ils ont expliqué que, grosso modo, la grippe était bien identifiée, a priori pas plus dangereuse qu’une grippe saisonnière, mais qu’elle se transmettait très facilement et qu’elle risquait de se répandre très vite parce qu’il n’y avait aucune parade immunitaire, aucun bouclier.

Elle consulta ses notes.

— Il y a eu ensuite le volet « prévention ». La ministre fait appel à la responsabilité de chacun pour freiner la propagation, car si rien n’est fait, la dispersion de la grippe sera extrêmement rapide sur le territoire national. Elle a rappelé les règles d’hygiène élémentaires : consulter au moindre symptôme, se laver les mains, se procurer des masques à la pharmacie ou dans les centres de soin. Éviter tout contact si l’on se sent malade. Les médecins qui suspectent un cas doivent faire partir les prélèvements en urgence au CNR grippe pour analyses. Elle a aussi insisté sur le fait de continuer ses activités, d’amener les enfants à l’école, d’aller au travail. C’est PRI-MOR-DIAL. Les cas sont encore très peu nombreux, ils concernent un infime pourcentage de la population, mais le pourcentage de gens inquiets est beaucoup plus important. Elle a rappelé que c’est le comportement humain plus que tout qui détermine la course des grandes épidémies, et que si chacun y met du sien, on évitera la pandémie mondiale. Voilà, globalement, ses propos.

— Eh bien… fit Sharko. C’est très réjouissant. Évidemment, il n’a pas été fait mention de la disparition de Séverine Carayol.

— Non, non, vous vous doutez bien. La presse n’est pas au courant. Ou pas encore, Dieu merci.

Camille écoutait avec attention. Elle avait terminé sa journée — le seul avantage de l’administratif : des horaires fixes — et attendait Nicolas pour qu’ils rentrent ensemble. Par la même occasion, elle laissait traîner ses oreilles.

— Et on en est où exactement avec le virus, ce soir ? demanda Franck.

— Tout d’abord, la souche est partie dans tous les grands laboratoires de virologie du monde, où l’étude de son génome, de ses caractéristiques va être approfondie. C’est un peu compliqué, mais disons que certains de ses morceaux vont être comparés avec des virus grippaux de porcs et d’oiseaux. On pourrait peut-être ainsi espérer savoir de quelle région du globe il provient. Car il vient forcément de quelque part.

— Si on trouve cet endroit, on trouvera où celui qui l’a répandu dans le Palais de justice l’a prélevé, c’est ça ?

— Exactement, mais ce n’est pas facile, ça peut prendre des jours, des semaines. Le virus est aussi sous la haute surveillance de l’ensemble des réseaux d’épidémiologie. Cela signifie que, s’il apparaît quelque part, si quelqu’un le contracte, on ne perdra plus de temps en analyses approfondies, on sera capable de l’identifier très vite… En arrière-plan, dans les différents pays, on se prépare à une éventuelle pandémie, on déploie les plans grippes. Déclenchements des dispositifs d’aide, livraisons de médicaments antiviraux stockés par l’OMS, mise à disposition d’équipes de chercheurs pour élaborer un vaccin… Car ce fameux vaccin va être, dans les prochaines semaines, un enjeu économique et politique très fort. Rappelez-vous 2009, le combat des industries pharmaceutiques, les millions de doses qu’il a fallu commander, les attaques contre le gouvernement par l’opposition…

Amandine écrasa son index droit sur le bureau.

— Le virus a été répandu dans vos murs voilà pile une semaine. À l’heure où je vous parle, on sait qu’il est à Bordeaux, Rouen, et qu’il sort de la capitale par plusieurs banlieues. Certains oiseaux migrateurs sont proches de l’Espagne. En partant des cas infectés à la cantine, on a réussi à localiser, il y a à peine une heure, un malade de 9 ans appartenant à la troisième vague. Autrement dit, quelqu’un qui vient juste de déclarer la grippe, après avoir été infecté par son père, qui lui-même avait été infecté par un ami qui avait mangé au restaurant du Palais. Son école primaire n’ouvrira pas dans les jours à venir.

— Quel bordel ! souffla Franck. S’ils se mettent à fermer les écoles…

— Dans un premier temps, ils ne fermeront que celles où des cas sont détectés. Car fermer une crèche ou une école, c’est un peu comme fermer un hôpital. Beaucoup de membres du personnel soignant sont des femmes avec des enfants en bas âge ou en âge scolaire. Si elles ne peuvent pas déposer leurs enfants à l’école, elles n’iront pas travailler. Il faut à tout prix éviter ce genre de scénario qui provoque une réaction en chaîne. Le gouvernement sait très bien que la communication est à double tranchant. Si les gens prennent peur, c’est pire que s’ils tombent vraiment malades. D’un autre côté, s’ils ne se sentent pas concernés, ils ne prendront aucune précaution et le virus fera sa loi. Pendant toutes les pandémies, la plupart des gens se fichaient de la grippe, ça leur paraissait lointain… Mais une plus petite partie de la population en avait une peur bleue, et ça suffisait pour semer le trouble.

Lucie commençait à mieux cerner les problèmes qu’une telle épidémie pouvait engendrer. Elle le voyait bien dans leurs propres services de police ; il fallait faire avec les absents. Mais que se passerait-il dans un hôpital si le personnel soignant s’absentait ou tombait malade, alors que les malades affluaient à cause, justement, de la grippe ? On serait confronté à l’effet boule de neige.

Amandine fixa les policiers tour à tour.

— L’incertitude est notre pire ennemi en termes de microbes. On peut prédire la trajectoire d’un astéroïde, la durée d’une éclipse solaire, or une pandémie est imprévisible. Et complètement invisible. Elle n’abîme pas les infrastructures, les constructions, contrairement à une guerre. Elle ne s’attaque qu’à ce qui vit. Il n’y a pas de monuments de commémoration ni de tombes alignées dans les cimetières une fois qu’elle a tout balayé.

Ses mots pesaient. Lucie se dit que, si elle voulait leur ficher les jetons, c’était gagné.

— N’oubliez pas que les pandémies se perdent dans l’histoire, c’est ce qui les rend d’autant plus dangereuses. On se souvient tous la grippe espagnole, mais qui est au courant de la pandémie asiatique de 1957, qui a fait plus de trois millions de morts ? Et celle de Hong Kong, en 1968, qui a tué deux millions de personnes ? Ces pandémies laissent le paysage intact, mais si on n’intervient pas, elles sont capables d’anéantir une société. C’est comme balancer un insecticide dans une fourmilière. C’est ce que nous devons tous, à tout prix, éviter.

Elle marqua une pause.

— Et, s’il vous plaît, attrapez le responsable de cette abomination.

— C’est ce à quoi nous nous employons. Merci pour ces explications claires.

Amandine acquiesça en silence.

— Bon, de mon côté, je serai assez bref, enchaîna Nicolas. On a conscience que Séverine Carayol est un nœud important de l’histoire, on s’est focalisés sur elle. Malheureusement, pour le moment, l’analyse de son téléphone portable et celle de son ordinateur ne donnent pas grand-chose. Le journal des appels du portable indique, sur les mois derniers, un contact régulier avec un 06 qui, après vérification, n’est relié à aucun abonnement. En d’autres termes, son propriétaire, que l’on suppose être le fameux « Lambart », est intraçable. Pas de photos de lui, pas de pistes. L’analyse des liens Internet, des fichiers et des mails est encore en cours, mais rien de flagrant pour le moment. Carayol avait très soigneusement cloisonné sa vie personnelle et professionnelle et, de son côté, Lambart semblait s’être bien protégé.

Amandine écoutait avec attention. Ça n’était pas étonnant venant de Séverine, cette discrétion. Une fille invisible, timide. Elle n’arrêtait pas de se demander comment ce « Lambart » avait pu l’aborder. De quelle façon avait-il mis le grappin sur elle ? Amandine réfléchissait, se disait qu’il l’avait forcément observée avant de l’accoster dans un bar, qu’il était au courant qu’elle était laborantine. Elle pensait à un requin tournant autour de sa proie, un prédateur qui avait attendu le moment opportun pour agir.

— … Le légiste a mis en évidence un empoisonnement, avec un composé qu’il est facile de se procurer. Les chocolats sont ordinaires, le dépôt du cyanure à l’intérieur est assez technique, « bien fichu », d’après l’expert. On continue à interroger les voisins, la famille, on se met en rapport avec les contacts de son téléphone portable. Le divisionnaire Lamordier m’a laissé récupérer deux collègues d’une autre équipe Crim pour deux jours, dédiés à cette tâche.

Il hocha le menton en direction de Lucie.

— À toi…

— La visite des hôtels et les données fournies par Amandine ont permis de mieux définir le scénario des semaines précédant la dispersion du virus. Aux alentours de janvier, Carayol et Lambart font connaissance. Ils se seraient connus dans un bar… Il ne va jamais chez elle, ne l’emmène probablement pas chez lui. Ils se rendent dans des hôtels de luxe où ils passent la nuit. En mars, la laborantine débute ses analyses fantômes. Elle les arrête sept mois après, le 3 octobre. Le 5, elle fête un « événement » au Méridien Étoile, on pense qu’il s’agit de la découverte du virus. Puis Lambart disparaît, on ignore quand précisément. Le 7 novembre, soit un mois plus tard, les cygnes sont contaminés. C’est notre tour le 20. La machine est en marche…

— Carayol s’est peut-être fait avoir sur toute la ligne ? suggéra Franck. Peut-être qu’elle s’est fait manipuler depuis le début ? Que tout cela était programmé et faisait partie du plan.

Sharko se laissait aller. Nicolas lui fit signe de se taire, et estima qu’Amandine en savait assez. Il ne pouvait pas dévoiler la totalité de leur enquête criminelle devant une civile. Il la remercia et lui promit de la tenir au courant. La jeune femme adressa un signe de la main à chacun et sortit de l’open space.

— Eh bien, elle plombe l’ambiance, celle-là, fit Lucie dans un soupir.

— Parce que tu trouves que c’est la fête, ici ? répliqua Sharko. Elle est juste directe et ne nous cache rien. Je préfère savoir que d’avoir des œillères.

Ils discutèrent encore une bonne demi-heure autour de cette histoire de grippe, chacun y allant de sa supposition. Camille demeurait discrète, les écoutant avec attention. Elle adorait les voir bosser, rebondir aux propos des uns, des autres. Peut-être qu’un jour elle aussi aurait la chance d’intégrer leur équipe.

Les conversations se terminèrent. Ils burent un café, prirent une pause. Puis le capitaine de police saisit son enveloppe marron, sortit des clichés qu’il accrocha au tableau blanc à l’aide de petits aimants.

— Pas trop mal au crâne ? Parce qu’on bascule sur l’autre affaire… Du gratiné, là aussi.

— Il vaudrait peut-être mieux que Camille sorte, fit remarquer Sharko.

— Elle reste. C’est un cerveau de plus et, en ce moment, je ne crache pas dessus.

Sharko leva les deux mains en signe de reddition.

— C’est toi, le chef…

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