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Amandine et Johan étaient sortis de l’hôpital Saint-Louis après l’admission de Buisson. Ils roulaient en direction de la banlieue sud-ouest. La jeune femme parcourait les pages de son carnet, où elle avait consigné l’agenda du malade et les nouvelles précisions qu’il lui avait apportées alors qu’elle l’interrogeait dans sa chambre d’hôpital.

— Mardi toute la journée, Buisson était avec sa troupe de théâtre, du côté de Châtelet. Il s’y est rendu en métro, il dit avoir déjeuné au café Zimmer. Le soir, billard dans le 10e arrondissement. Il a dîné chez lui, s’est couché vers 23 heures. Mercredi, d’après ce qu’il raconte, il n’a rien fait de spécial le matin, hormis quelques courses au bas de sa rue. J’ai le nom de l’épicerie. Puis il est allé déjeuner avec son fils, un greffier du Palais de justice de Paris, avant de passer l’après-midi à répéter avec sa troupe. Dîner dans le 20e, avec une « amie », Mathilde Jambart.

— Pas belle, la vie ? Voilà un retraité qui ne s’ennuie pas.

— Il a passé une partie de son jeudi au club d’aéromodélisme, il dit avoir mangé chez un ami dont j’ai les coordonnées, encore théâtre l’après-midi. J’en passe. Une vraie pile électrique, ce type.

Elle referma son carnet.

— C’est la merde.

Vingt-cinq minutes plus tard, ils arrivaient à Sèvres. Le loft était isolé, un peu en retrait, juste à la limite des bois. De l’extérieur, il ressemblait à un gros bloc de béton et de verre. Johan était le seul à venir déjeuner ou dîner de temps en temps, respectant les conditions drastiques d’hygiène imposées par Amandine. Elle veillait sur son mari comme un ours défendant son territoire. Peut-être trop, d’ailleurs, mais Johan ne se permettait jamais de jugement.

Avant d’entrer, ils se passèrent du gel antimicrobien sur les mains et enfilèrent des chaussons. Amandine déverrouilla la porte blindée. Puis ils se rendirent dans le salon de la jeune femme, longeant des couloirs vitrés dans lesquels Phong ne s’aventurait jamais.

Johan était toujours autant impressionné par l’ingéniosité de leur système, par cette architecture labyrinthique et la manière dont ils vivaient ensemble. C’était curieux et horrible à la fois. Un combat incessant contre l’invisible qui transformait Amandine en une vraie maniaque de la propreté. On pouvait passer ses doigts au-dessus de n’importe quelle porte sans trouver le moindre grain de poussière.

De son côté, le Thaïlandais était un véritable paradoxe, prouvant que la nature guérissait les maladies autant qu’elle les créait. Combien de temps tiendraient-ils ainsi tous les deux ? Johan imaginait ces millions de microbes agglutinés aux vitres, accrochés aux vêtements, attendant la moindre faille pour pénétrer à l’intérieur de Phong. Et le détruire.

D’un simple geste, la jeune femme fit pivoter le canapé sur roulettes de façon à le tourner vers la vitre en Plexiglas. Phong s’approcha de l’autre côté et appuya sur un petit bouton qui alluma un amplificateur de voix incrusté quelque part dans les murs. Sans ce système, à cause de l’épaisseur des vitres, il leur aurait été quasiment impossible de s’entendre.

— Salut, Johan.

— Heureux de te revoir, Phong.

Le Thaïlandais posa une chaise à proximité de la vitre et s’y assit, deux cartes pliées sur les genoux. Il adressa un petit geste à Amandine, qui vint s’asseoir à côté de son collègue.

— Alors, c’est chaud, votre affaire, on dirait ?

— Plutôt, répliqua Johan. H1N1 de souche inconnue. On a un cas humain pour le moment. Isolé. On termine le séquençage au CNR pour savoir si la souche est identique à celle des oiseaux et pour commencer à cerner notre virus. La course contre la montre est engagée.

Sourire de Phong.

— Vaut mieux pas que je me le chope, celui-là.

Amandine n’apprécia pas vraiment le trait d’humour. Phong la charria.

— J’ai une femme qui trouve souvent mon humour douteux…

— C’est le moins qu’on puisse dire, répliqua sèchement Amandine.

— Bon. Une idée de l’origine ? Du point zéro ?

— Pas la moindre pour l’instant.

— Contact du malade avec les oiseaux ?

— Non.

— Rien des réseaux de surveillance régionaux ? Les GROG ? Sentinelle ?

Johan et Amandine secouèrent la tête.

— La presse est au courant ?

— Pas encore.

— Ils sont occupés, avec toutes ces grèves. Le pays va mal.

Phong se leva et partit se servir une tasse de thé. Amandine en profita pour préparer deux cafés.

— T’as l’air en bonne forme, dit Johan à travers l’amplificateur vocal. J’aimerais pouvoir garder un corps d’athlète comme le tien. Je prends tout de suite du poids dès que je reste sur place. Comment tu fais ?

Phong versa quelques cuillères de thé chinois dans un diffuseur qu’il plongea dans l’eau bouillante.

— Le loft est grand, on pourrait presque y faire des footings.

Johan désigna un écran.

— T’es toujours à l’affût des microbes, à ce que je vois ?

— On ne peut pas dire que je coure après le temps. Je passe ma vie à faire des pliages et à surfer sur Internet, à fouiner au sujet des micro-organismes. J’ai connu une époque plus passionnante.

Il revint avec une tasse brûlante qu’il serrait entre ses mains.

— D’ailleurs, à force de fouiner, j’ai remarqué que depuis quelques mois de belles petites cochonneries se remettaient à circuler à travers le monde. On a du choléra malencontreusement introduit en Haïti, et surtout, de l’Ebola au Zaïre.

— Il y a toujours eu de l’Ebola au Zaïre.

— Oui mais là, c’est différent. Le foyer a l’air très actif, et la souche virulente. Il serait temps qu’on s’intéresse à ce virus de près, avant qu’il ne soit trop tard… De manière générale, toutes ces réémergences sont très troublantes.

« Troublantes », entre ses lèvres, avait une drôle de consonance, pleine de sous-entendus. Amandine revenait avec les cafés, elle tendit une tasse à Johan et reprit sa place.

— Tu nous expliques ? On n’est pas censés être ici et notre chef est plutôt sur le qui-vive, en ce moment.

Phong déploya une carte de l’Europe et la plaqua contre la vitre. Il y avait plein de trajectoires et de croix, marquées au stylo rouge.

— Aux dernières nouvelles, on en est à cent deux oiseaux morts signalés à la Shoc Room. Ils sont représentés par les croix.

Cent deux… Le nombre de cas s’était encore aggravé depuis l’annonce de Jacob.

— Comme vous le voyez, on les retrouve le long de deux couloirs migratoires. Celui qui part du nord de l’Europe vers l’Afrique, le Nord/Sud, et celui qui vient des régions boréales pour venir sur l’ouest de l’Europe, l’Est/Ouest.

Amandine observa la carte. Il y avait des croix dans de nombreux pays. France, Belgique, Pays-Bas…

— La croix la plus à l’est est en Allemagne. Rien dans les autres pays encore plus à l’est ? Pologne, Russie ?

— Vous avez vu exactement ce qu’il fallait voir. Mon contact à l’OMS m’a fourni les informations par mail sur le cygne mort équipé de ce genre de GPS.

Phong montra à Johan une toute petite boîte noire entourée d’une large bande élastique.

— Souvenir de mes anciennes années sur le terrain, je les utilisais pour des renards. On le met autour du cou des cygnes, et on les suit à la trace, heure par heure.

Amandine connaissait le fonctionnement de ces petites balises : il y en avait une de cachée sous le siège passager de son propre véhicule. Ainsi, en cas de vol de sa voiture, elle serait capable de la géolocaliser avec une application qu’elle avait sur son téléphone portable. Certains interpréteraient cela comme de la paranoïa, mais pour elle, il s’agissait juste d’une question de sécurité.

— Notre cygne nichait en Russie et a commencé sa migration fin septembre. Il s’appelait Mac Doom… C’est stupide de donner des prénoms à des cygnes, vous ne trouvez pas ?

— On le fait bien pour des tempêtes, répliqua Johan.

— Soit. Donc, notre cher Mac Doom a traversé la Biélorussie, la Pologne, puis… il est arrivé… ici…

Il décolla un peu la carte de la vitre et écrasa son doigt sur le nord de l’Allemagne.

— L’île Rügen. La plus grande île allemande, située en mer Baltique. Un véritable carrefour migratoire pour des milliers d’oiseaux, des grues, des oies, des cygnes, toutes sortes de volatiles qui viennent reprendre des forces durant un ou deux jours avant de poursuivre leur long périple. Mac Doom y a atterri le 7 novembre, j’ai les coordonnées GPS exactes du lieu de son séjour, une magnifique étendue d’eau. Il en repart le lendemain. Notre cher Mac Doom longe l’Allemagne par la côte nord, fait diverses pauses avant d’atterrir sur la réserve naturelle du Zwin, en Belgique, onze jours plus tard, où il meurt de votre grippe aviaire H1N1.

Il replia sa carte et considéra les deux scientifiques, l’air grave.

— Aucun oiseau n’est mort à l’est de l’île Rügen. Et, j’ai vérifié, toutes les espèces touchées par le virus sont connues pour faire étape sur l’île allemande avant de poursuivre leur route.

Amandine fronça les sourcils.

— Donc, le foyer infectieux se situerait pile sur l’île Rügen… Mais les cygnes contaminés qui volaient ensemble auraient dû mourir en même temps, non ? Toutes les espèces touchées auraient dû mourir à quelques centaines de kilomètres de l’île, dès le moment où la maladie se serait déclarée ?

— Les virus peuvent fonctionner différemment chez les oiseaux et chez les hommes, intervint Johan. Il y a deux hypothèses. Prenons le cas des cygnes. Hypothèse 1 : ils contractent tous le virus en même temps sur Rügen, mais certains individus ou certaines espèces sont plus sensibles que d’autres au microbe et meurent avant. D’autres oiseaux peuvent très bien être porteurs de la maladie et ne jamais la déclarer, jouant juste le rôle de vecteur. Le virus peut donc subsister très longtemps chez eux sans le moindre signe d’alerte.

— Comme chez les humains, d’ailleurs, fit remarquer Phong. Certains peuvent avoir le virus de la grippe sans même le savoir et juste le véhiculer, d’autres auront un petit rhume et d’autres encore en mourront.

— Et l’hypothèse 2 ? demanda Amandine.

— Un seul cygne a attrapé le virus sur Rügen. Et il le transmet aux autres lors des pauses migratoires, par l’intermédiaire de ses déjections. C’est moins probable, mais pas impossible. Le virus se multiplie et se dissémine dans l’eau ou les sédiments, un autre cygne est au contact de l’eau et attrape le virus. Il meurt plus loin. Et ainsi de suite. Rien n’empêche d’avoir un mélange des deux hypothèses. Bref, c’est compliqué, on ne connaît rien de cette nouvelle souche, elle est peut-être ultra-résistante en milieu naturel. Les virus grippaux mutent tellement qu’ils peuvent avoir des comportements très différents d’une souche à l’autre et d’une espèce animale à l’autre.

Phong alla chercher son ordinateur portable.

— Oui, ce sont de vraies machines de guerre, programmées pour se disperser et se reproduire le plus possible… Mon contact à l’OMS m’a signalé que les services de santé allemands avaient fermé l’accès à une partie de l’île Rügen hier soir. Les clichés qu’ils ont tirés sont remontés à la Shoc Room, puis chez les hauts responsables de l’OMS. Et donc, je pense que votre cher Alexandre Jacob est au courant depuis ce matin.

Amandine et Johan échangèrent un regard lourd. Jacob ne leur avait évidemment pas tout raconté, toujours caché derrière le sceau du fameux « confidentiel défense ».

— Donc, notre H1N1 serait né sur cette île, fit Johan. Avec toutes les espèces différentes d’oiseaux qui se côtoient et les échanges qui se font par les déjections et par les plumages, il serait le résultat d’une mutation aléatoire, d’un mauvais coup de dés de la nature…

— Ça aurait été possible s’il n’y avait pas les fameux clichés que je vais vous montrer. Vous n’allez pas en croire vos yeux.

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