Pascal Robillard ne se sentait vraiment pas bien.
Lorsque Lucie et Franck revinrent avec un sandwich acheté à la boulangerie du coin, il s’était assis contre un arbre à proximité de l’étang, la tête entre les mains. Il leva vers eux des yeux brillants, injectés de sang, et secoua la tête quand Lucie lui tendit à manger.
— Pas faim. J’ai froid, je tremble. Je crois que c’est la grippe. Faudrait qu’on me raccompagne chez moi, on n’a plus qu’une voiture.
Sharko se tourna vers Lucie.
— Tu le ramènes ? Je me débrouillerai pour rentrer avec l’IJ.
Lucie jeta un œil aux quatre plongeurs en combinaison qui venaient de s’enfoncer dans l’eau. Elle aurait bien aimé savoir ce qu’ils allaient remonter de ces fonds vaseux.
— Très bien. Tiens-moi au courant pour les découvertes.
— Et toi, fais attention de ne pas choper sa maladie. Ça n’a pas l’air joli-joli, et je ne voudrais pas que les jumeaux attrapent cette saleté.
Il s’adressa à Robillard :
— Bon courage… Tu montes à l’arrière le plus loin possible de Lucie, et garde la bouche enfoncée dans ton écharpe, s’il te plaît.
Robillard arracha son quintal du sol avec toutes les difficultés du monde. Ça faisait drôle de le voir ainsi amoindri, lui qui tenait toujours une forme olympique. Il disparut dans les bois, accompagné de la lieutenant.
Désormais seul, Franck Sharko s’appuya contre un tronc pas loin des traces de sang, croquant avec vigueur dans son thon-mayonnaise. D’abord Levallois, qui ne se remettait pas de son week-end… Robillard à présent… Et cette affaire de meurtre… Les prochains jours risquaient d’être difficiles avec des effectifs réduits. Pas demain la veille qu’il pourrait passer plus de temps avec ses fils. Quand se déciderait-il enfin à franchir le pas et à quitter son job ?
Quelque chose le retenait dans ce putain de métier. Quelque chose de sombre, d’incompréhensible. Une part de ténèbres insondables… Et ça faisait plus de vingt-cinq ans que ça durait.
Un quart de siècle à traîner dans l’obscurité, bon Dieu…
Sharko renifla. C’était vrai que ça sentait un peu la menthe, dans le coin. Pourquoi l’assassin se promenait-il avec des feuilles de menthe coupées sur lui ? C’était quoi encore, ce délire ?
Des bulles d’oxygène crevaient à la surface de l’étang. Les plongeurs se focalisaient d’abord sur la périphérie. Il ne fallut pas plus de cinq minutes avant qu’ils retrouvent, tout proche de la berge où avait eu lieu la lutte, un casque d’un blanc sale muni d’une lampe frontale.
— Il était par plus de deux mètres de fond, fit l’homme-grenouille avant de replonger.
Sharko se frotta les mains avec une serviette en papier, but une gorgée d’eau et observa attentivement l’objet. Ça ressemblait à un casque de chantier, avec une source lumineuse circulaire harnachée dessus par des sangles. Aucune trace d’algues ou de vase, son séjour dans l’eau avait donc été court. Appartenait-il à l’assassin ? L’avait-il perdu dans la lutte et s’était-il trouvé incapable de le récupérer ?
Sharko demanda à l’Identité judiciaire de l’embarquer pour analyses. Il y avait peut-être des cheveux, des squames de peau, quelque chose…
Une heure plus tard, un autre plongeur sortit de l’eau, ôta ses palmes, éteignit sa lampe torche et se dirigea vers Sharko. Un type balaise, avec la trace du masque incrustée sur le visage.
— Les hommes ont trouvé la lampe cubique un peu plus loin, puis quelque chose là-bas, de l’autre côté. Quatre parpaings lestés retenaient un gros sac en toile. Ils sont en train de couper les cordes pour remonter le sac.
— Très bien. Vous n’oublierez rien. Ni les parpaings ni les cordages.
Le lieutenant Sharko observa l’endroit en question. C’était à l’opposé du lieu où ils avaient trouvé la lampe, dans un endroit difficile d’accès à cause de la végétation. La berge y était très haute et abrupte.
— C’est profond ?
— Assez, oui. Deux mètres cinquante environ. De façon générale, cet étang est un vrai trou.
Sharko imagina le ballet de l’assassin. Rapporter les parpaings, les cordages, en pleine nuit, lester son colis pour le balancer à l’eau. Cela avait dû prendre du temps, demander des efforts. Il voulait s’assurer qu’on ne retrouve pas son sac. Il connaissait probablement le coin, savait que l’étang était profond. Un type des environs ?
Les tubas et les bouteilles d’oxygène se dessinèrent sur l’onde. Les trois hommes remontèrent avec leur colis et le posèrent devant la berge. Sharko s’approcha.
— Combien il pèse ?
— Je dirais une soixantaine de kilos…
Ils repartirent dans l’eau. Sharko considéra le fruit de leur découverte. Il s’agissait d’un de ces gros sacs très solides, de couleur foncée, utilisés pour transporter le riz ou ce genre de denrées. Pas de marque, pas de signe distinctif, rien à tirer de ce côté-là. L’extrémité avait été fermée avec de grosses agrafes qu’on utilise dans l’industrie. Le lieutenant appela les techniciens de l’Identité judiciaire.
— Ouvrez-le s’il vous plaît.
Les hommes déployèrent une grande bâche bleue, posèrent le sac dessus, prirent une pince fine dans leur matériel et firent sauter les agrafes. Puis ils retournèrent le sac avec précaution.
Des ossements de toutes tailles se déversèrent sur la toile. Des petits morceaux de chair ou ligaments qui semblaient rongés s’agrippaient à certains d’entre eux. Quatre crânes garnis de chair percutèrent le sol dans un bruit sourd. Les hommes se regardèrent.
Sharko fixa ces têtes avec attention. Les visages étaient vaguement perceptibles, les yeux semblaient avoir fondu. Restaient encore quelques cheveux, accrochés par touffes. Le lieutenant se redressa, frottant ses mains l’une contre l’autre.
— Bon… On embarque tout ça.
Quatre nouveaux corps sur les bras.
Paul Chénaix, le légiste, allait être fou de joie.