La mallette des biologistes contenait, en plus des produits antiseptiques et du matériel de prélèvement, des tenues neuves et emballées : charlotte, masque, gants, chaussons, combinaison avec fermeture ventrale.
Ils s’habillèrent sur le palier, se contentant du masque et des gants. Il valait toujours mieux éviter de transporter le virus avec soi en touchant les poignées de porte, le mobilier. Car, même à l’air libre, les microbes grippaux continuaient à vivre quelques heures. Et puis, les deux scientifiques ne connaissaient encore rien de cette nouvelle souche. Était-elle peu ou très contagieuse ? Quel était son délai d’incubation ? Son pouvoir de transmission ? Sa voie de contamination privilégiée ? Gastrique ou, comme la plupart des virus grippaux, respiratoire ?
Jean-Paul Buisson avait été prévenu que deux microbiologistes de l’Institut Pasteur allaient passer le voir, sans détenir davantage d’informations. Il fut néanmoins surpris et apeuré par les tenues lorsqu’il leur ouvrit. Johan se chargea de le rassurer, tandis qu’Amandine se tenait un peu plus en retrait, s’assurant que son masque épousait bien la forme de son visage. Buisson était porteur de millions de particules virales, il allait en propulser à chaque parole, à chaque éternuement. Des études montraient que des postillons invisibles pouvaient être envoyés jusqu’à deux mètres lors d’un simple éternuement. La grippe n’avait pas de cerveau, mais la nature l’avait dotée d’un objectif : trouver sans cesse des hôtes, pour s’y reproduire.
— C’est toujours impressionnant, mais ce sont de simples précautions. Vous avez la grippe et vous êtes sans doute contagieux.
Une fois à l’intérieur, le scientifique lui tendit un masque.
— Si cela ne vous dérange pas. Deux précautions valent mieux qu’une.
Buisson enfila la protection qui avait la forme d’un bec de canard, Johan vérifia qu’elle était bien positionnée. L’homme, en pyjama, était mal en point. Yeux injectés, profonds cernes noirs, traits marqués. Il emmena les deux scientifiques dans son salon et s’installa sur le canapé, emmitouflé dans une couverture. Une tasse de thé fumait sur la table. Johan s’assit, mais Amandine resta debout, les bras croisés.
— Le masque, votre venue ici… Vous ne m’avez pas tout dit. C’est grave, ce qui m’arrive ?
Amandine secoua la tête.
— Ne vous inquiétez pas. C’est juste que votre médecin fait partie du réseau GROG. C’est un outil puissant de surveillance de la grippe. Plusieurs centaines de médecins généralistes volontaires, mais aussi certains centres et laboratoires hospitaliers centralisent des données, remplissent des statistiques et font partir des prélèvements pour analyse, ceci dans un but de veille sanitaire et de prévention. Le souci est toujours le même : éviter que des microbes inconnus ne fassent la loi et ne se propagent dans les populations. Nous, on analyse et on vient surtout poser des questions aux gens qui ont subi des prélèvements. On est un peu comme des enquêteurs de police, mais pour les microbes. On les identifie, on les traque, on essaie de les empêcher de se diffuser. Vous comprenez ?
Il parut rassuré.
— Oui, oui, je vois.
Il toussa dans son masque. Amandine lui en tendit un neuf du bout des doigts, car un masque humide perdait vite son efficacité. Johan attaqua avec les questions. Il tenait une feuille posée sur un support rigide et un stylo.
— Tout d’abord, comment vous sentez-vous, monsieur Buisson ?
— Mal… J’ai fait presque 40 de fièvre, cette nuit. C’est un peu retombé, sûrement grâce aux médicaments.
— Vous avez déjà attrapé la grippe ?
— Deux, trois fois par le passé, oui… Mauvais souvenir chaque fois… Une belle cochonnerie, ce virus.
— Votre fiche indique que vous avez ressenti les premiers symptômes vendredi. C’est bien ça ?
Il réfléchissait au ralenti.
— Oui. Vendredi matin déjà, ce n’était pas trop la forme. Je n’avais pas faim, j’étais un peu fatigué. J’avais attrapé un rhume depuis trois ou quatre jours, et je me suis mis à tousser gras. Ça a empiré en milieu d’après-midi. Grosse fatigue, douleurs un peu partout, j’avais des tremblements. Je suis allé chez le médecin aux alentours de 17 heures.
— Vous êtes sorti ce jour-là ?
— Le matin, oui, pour acheter le journal.
— Où ça ?
— À cinquante mètres d’ici.
— Rien d’autre ?
— J’avais des trucs de prévus dans l’après-midi, mais j’étais trop mal… Je suis resté couché ici.
Johan prenait des notes.
— Avez-vous été, ces derniers jours, en contact avec des personnes ayant présenté des symptômes de la maladie ? demanda Amandine. Maux de tête, toux, pharyngite, rhinite, fièvre, courbatures…
— Pas à ma connaissance. Des gens qui toussaient par-ci, par-là, mais c’est un peu la saison, non ? Avec l’humidité de ces derniers jours…
Grelotant, il prit sa tasse de thé et la serra des deux mains. Il souleva un peu son masque et but une gorgée, avant de la reposer. Amandine fixa la tasse infectée. Depuis qu’elle était entrée ici, elle n’avait touché à rien.
— Le problème, c’est que je vois beaucoup de monde. Je fais partie d’une petite troupe de théâtre, on prépare un spectacle en ce moment. Je suis aussi trésorier d’un club d’aéromodélisme et je vais presque tous les soirs jouer au billard. Entre autres.
Johan acquiesça, mais ça n’arrangeait pas leurs affaires. Autant de canaux possibles pour attraper et diffuser le virus. Il se concentra sur ses questions, chacune d’entre elles étant importante.
— De manière générale, le délai d’incubation de la grippe, c’est-à-dire entre le moment où vous êtes contaminé et celui où la maladie se déclare et devient très contagieuse, est de plus ou moins quarante-huit heures. Ça peut évidemment être un peu plus court ou plus long, ça dépend de la souche grippale. Une idée d’où ou par qui vous auriez pu contracter la grippe ? Réfléchissez… Cela nous ramène aux alentours du milieu de la semaine dernière. Mercredi, jeudi, peut-être avant.
Le malade s’enfonça dans son canapé.
— J’en sais rien.
— Vous tenez un planning de vos activités, un agenda ? Quelque chose ?
— J’enregistre mes rendez-vous dans mon téléphone, oui. Enfin, ceux qui sortent de mes habitudes.
— Nous aimerions le consulter.
Il posa les mains au niveau de ses tempes.
— Oui, oui… Excusez-moi, j’ai un peu de mal à me concentrer. On dirait que ma tête va éclater, c’est horrible.
Johan garda un instant le silence, afin que Buisson retrouve son attention.
— Je comprends. Pratiquez-vous la pêche en étang ? La chasse ?
— Non.
— Pas de voyage en dehors de la France ?
— Je l’ai dit à mon médecin qui a rempli la fiche. Non.
— La Baie de Somme ? demanda Amandine. Le parc du Marquenterre ?
— Qu’est-ce que je serais allé faire là-bas ?
Les deux scientifiques se regardèrent quelques secondes. Johan se pencha un peu vers l’avant, la voix étouffée par le masque.
— Avez-vous été en contact avec des oiseaux sauvages ces derniers temps ? Du genre canards, oies, cygnes… Dans un parc ? Un étang ?
Buisson soupira, puis plissa les yeux.
— Non.
— D’autres animaux ? Basse-cour, porcs ?
— Non, je vous dis. Je suis resté dans Paris. Pas d’animaux, pas de chiens, rien.
Amandine essayait de mettre de l’ordre dans ses idées. Buisson avait forcément contracté la maladie quelque part. Était-il le « patient zéro » ou le « cas index », celui qui était le point d’origine d’une possible épidémie ? Ou l’avait-il lui-même contractée de quelqu’un d’autre ? Quelqu’un qui se serait volatilisé parmi les millions de personnes de la capitale et qui, lui, aurait été en contact avec les oiseaux ? Et si tel était le cas, comment le retrouver ?
L’homme commençait à s’agiter. Il fixait Amandine et Johan d’un air méfiant.
— Qu’est-ce que des animaux viennent faire là-dedans ? Vous me parlez de porcs… Il n’y a pas eu une histoire de porcs infectés par la grippe, il y a quelques années ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Johan estima qu’il était temps de le mettre au courant. Il se racla la gorge.
— Monsieur Buisson, vous avez bien contracté une grippe de type A, c’est le type le plus répandu. Mais le problème, c’est que votre grippe est inconnue.
— Comment ça, inconnue ?
— Des analyses sont encore en cours, mais nous pensons ne jamais l’avoir rencontrée, même au niveau mondial. Ni aujourd’hui ni par le passé. Et vous êtes le seul malade humain identifié à ce jour à l’avoir contractée.
— Le seul ? Mais… comment j’aurais pu attraper une saleté pareille ?
— Nous l’ignorons. C’est la raison de notre présence.
Amandine prit le relais :
— Il faut savoir que le virus de la grippe mute tout le temps. Ses huit gènes sont comme huit joueurs d’une équipe de football. Des joueurs qui changent de poste en permanence, qui parfois quittent l’équipe pour être remplacés par d’autres, plus performants… Dans près de cent trente pays du monde, plus de cent cinquante laboratoires de surveillance passent leur temps à faire des prélèvements sur des malades et à dresser les portraits-robots de ces joueurs de foot. Ils surveillent la grippe depuis plus de soixante ans, avec autant de sérieux que les télescopes surveillent le ciel à l’affût des météorites. Eux l’infiniment grand, et nous l’infiniment petit. Vous comprenez ?
Il acquiesça.
— En France, on fait ça à Paris et Lyon. On a des albums complets de photos qui se ressemblent, mais il y a toujours de petites différences. Et quand on est face à une équipe qui ne colle pas avec les autres photos que l’on possède, on essaie de retrouver où, quand et par qui elle a été constituée.
Jean-Paul Buisson fut parcouru d’un frisson.
— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?
— Nous aimerions que vous restiez quelques jours au centre des maladies infectieuses de Saint-Louis, dans le 10e arrondissement. Vous serez sous surveillance, on étudiera le comportement de ce virus, mais, surtout, vous ne contaminerez personne. Il est très important que cette équipe de foot ne se mette pas à faire un jubilé partout à travers la France, si vous voyez ce que je veux dire.
Le sexagénaire se leva, toujours enroulé dans sa couverture.
— Très bien. Je vais chercher quelques affaires.
Il prit la direction de sa chambre.
— Et vous n’oublierez pas de nous montrer l’agenda dans votre téléphone, fit Amandine en prenant le sien qui vibrait. Vous avez forcément eu un contact prolongé avec cette équipe de foot à un moment ou à un autre.
Elle répondit à l’appel en laissant son masque, discuta une minute et raccrocha, plutôt furieuse. Johan vint aux nouvelles.
— T’as l’air en rogne ?
— C’était un journaliste de La Voix du Nord qui s’intéresse aux oiseaux morts du Marquenterre. Je ne sais pas comment il a eu l’info ni obtenu mon numéro de téléphone. Je l’ai envoyé paître.
Le journaliste n’avait pas perdu de temps. Il faut dire que ces gens-là avaient des yeux et des oreilles partout. Ce n’était jamais bon d’envoyer bouler un journaliste, cela ne faisait que renforcer leurs interrogations, leurs suspicions. Cependant, Amandine ne voulait pas s’embarquer là-dedans, Jacob avait été clair et il y avait des cellules de communication pour cela. Toujours est-il que l’information sur les cadavres d’oiseaux allait se répandre dans la population. Des rumeurs circuleraient.
Et ça, ce n’était pas bon signe.
Son téléphone sonna de nouveau. C’était Phong. Elle s’isola pour discuter avec lui, puis revint vers Johan.
— Phong veut nous voir, il a des trucs à nous montrer. On s’assure que le malade va bien être pris en charge par Saint-Louis, on récupère son emploi du temps et on fonce chez moi.
— Des trucs de quel genre ?
— J’en sais rien. Il a juste dit qu’on allait halluciner.