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Nicolas, HS.

Lucie, HS.

Pascal Robillard, HS.

Jacques Levallois, HS.

Franck Sharko était là, seul dans l’open space, comme le dernier oisillon au fond du nid. Il avait le nez plongé dans les notes, les dossiers et les photos des affaires. Essayant de trouver la faille, de faire des recoupements, de progresser, millimètre par millimètre. Mais la masse d’informations était bien trop grande, et les effectifs trop peu nombreux. Les couloirs du 36 ressemblaient à ceux d’un hôtel en basse saison. La bonne ambiance, l’odeur du café, les éclats de voix : tout avait disparu.

Il venait de s’entretenir avec le numéro deux de la PJ, le commissaire divisionnaire Claude Lamordier. Il fallait des hommes. Lamordier fonctionnait avec les moyens du bord et les urgences à gérer, mais il était conscient que la plupart des ressources devaient se concentrer sur ce dossier tentaculaire. En attendant de réorganiser les équipes, il avait mis des policiers sur la liste des égoutiers et envoyé deux officiers de police judiciaire, accompagnés de deux techniciens, chez Nicolas Bellanger, avec l’espoir d’y retrouver des indices sur le kidnappeur de Camille. Des empreintes, de l’ADN, quelque chose qui leur permettrait d’avancer. Mais où chercher ? De plus, l’homme costumé avait sans doute été prudent.

Sharko n’avait encore rien dit à Lucie, elle n’était pas en état, mais il redoutait ce moment.

Tellement de ténèbres…

6 petits Nègres s’en allèrent à l’école. L’un d’eux mangea des chocolats. Il n’en resta plus que 5. Sharko se rappela ces mots écrits par l’Homme en noir et ce qu’avait raconté le hacker : « Des Nègres qui meurent chaque fois. Il n’aime pas les nègres… » C’était bien évidemment un trop maigre indice pour pouvoir avancer. Pourquoi citait-il ce passage sur les Nègres ? Peut-être parce qu’il avait besoin de mettre sa patte entre ces lignes. De sortir de l’anonymat tout en y restant. Avec ces citations, il signait sa présence.

Conneries !

À bout, il chassa les piles de papiers d’un revers de main. Leva les yeux vers tous les bureaux vides. Ses amis, ses collègues, balayés… Les blagues salaces de Robillard, les rires de Lucie, les petites colères de Jacques Levallois, tout lui manquait. Et Camille…

Il n’avait jamais connu cela dans sa carrière. Une telle hécatombe.

Dans un soupir, il se dirigea vers la fenêtre, se sentant impuissant. C’était le pire moment pour un flic, cette impression d’être un prisonnier entouré de barreaux. À l’extérieur, les gens circulaient, indifférents, et continuaient à vivre leur routine.

Comment tout cela allait-il se terminer ?

Même s’il ne l’avait pas montré devant Nicolas, Sharko avait peur pour Camille. Comment la retrouver saine et sauve, cette fois-ci ? Sharko se rappelait ces griffes en acier apparues sur la vidéo. L’Homme en noir ne leur laisserait pas de deuxième chance, il était en train d’exercer sa vengeance méticuleusement. Camille faisait partie de la mécanique. Elle était une pièce du puzzle.

Sharko reçut un message de Marie Henebelle, qui lui indiquait que tout allait bien. Il lui avait demandé d’envoyer des SMS toutes les heures. Il savait sa famille en sécurité avec la porte blindée, le double-vitrage et les volets fermés.

Il soupira longuement, se disant que, ce soir, ils avaient de bonnes chances de coincer le responsable. De faire définitivement tomber les monstres qui œuvraient pour lui. « Lambart », l’homme aux griffes…

Il était en pleine réflexion quand Bertrand Casu arriva, la fermeture du blouson remontée jusqu’au cou. Il tenait un sandwich. Il se débarrassa de son vêtement, posa son casse-croûte sur son bureau et vint serrer la main de Sharko.

— Je viens d’apprendre pour Nicolas. Comment il va ?

— Pas bien, tu t’en doutes. Personne ne va vraiment bien, en ce moment. T’as des nouvelles, quelque chose qui va nous éviter de devenir dingues ?

Bertrand Casu acquiesça.

— Je reviens à l’instant de la forêt de Meudon. Je suis allé à l’endroit exact où vous avez découvert le cadavre de Félix Blanché et de son chien.

— Qu’est-ce que t’es allé faire là-bas ?

Casu sortit son téléphone portable et montra des photos. On y voyait le symbole des trois cercles gravé dans l’écorce d’un arbre.

— Il était sur un arbre tout proche du corps, à presque quatre mètres de hauteur.

Sharko écarquilla les yeux.

— Vous ne pouviez pas le voir, poursuivit son collègue. Les branches basses font qu’il peut être facilement escaladé, cet arbre. Mais ça confirme le degré de perversion de cet Homme-oiseau armé de ses griffes. Ce signe, il n’était destiné à personne. Juste pour lui, pour son délire personnel. Ce type est dingue.

Sharko imagina ce maudit Homme-oiseau grimper à l’arbre, s’installer sur une branche comme un corbeau de malheur, y inscrire les trois cercles, alors qu’il avait le cadavre d’un homme et de son chien à ses pieds.

— Tu m’expliques comment t’as eu l’idée de retourner là-bas et de chercher ce symbole ?

— Auparavant, faut que je te parle de la requête Interpol. J’ai eu un retour, très tard hier soir. On a une correspondance avec une autre affaire.

L’attention de Sharko redoubla. Casu se dirigea vers le tableau blanc et pointa le doigt sur la photo des cinq individus — l’homme, la femme, les trois enfants — étalés au sol. Lacérés à coups de griffes.

— Ils ont été assassinés en Pologne.

— La Pologne ?

— Un bled du nom de Byszkowo, situé à mille trois cents bornes d’ici.

— Merde… Je me serais attendu à tout, sauf à ça.

Casu se dirigea vers son ordinateur.

— Viens voir.

Le lieutenant de police ouvrit un navigateur Internet, entra « Byszkowo » et afficha la carte. L’endroit se situait dans le nord-ouest de la Pologne, à une centaine de kilomètres de la mer Baltique. Sharko fronça les sourcils.

— Il n’y a rien.

— Que dalle, ouais. C’est un village au fin fond de la campagne polonaise. La notice Interpol a été entrée dans la base il y a un mois et demi environ, par un flic du nom de Kruzcek. Il bosse à Poznań, une grosse ville à une centaine de kilomètres de Byszkowo. Son service, c’est le… (il lut sur une feuille qu’il sortit de sa poche)… « Centralne Biuro Śledcze », un truc dans ce genre-là. L’équivalent de notre police judiciaire, si tu veux.

— T’as des infos sur l’affaire ?

— Quelques-unes, oui. Les corps ont été découverts le 10 octobre à leur domicile. Une famille complète, posée au sol comme sur les photos. Odeurs de menthe, mutilations, perforations, croix religieuses inversées, tout concorde avec les critères de ma requête. Mais sur la scène de crime, il y avait quelque chose d’autre, et c’est ce qui m’a fait retourner à Meudon pour vérifier.

— Le symbole des trois cercles…

— Exactement. Gravé sur une poutre, au-dessus des corps, à plus de deux mètres cinquante de haut d’après les données Interpol.

Sharko décrocha la photo du tableau blanc et observa avec attention cette famille décimée. L’homme assassiné était costaud, petite moustache blonde à la gauloise. Sa femme avait un large front, des lèvres charnues (ce qu’il en restait, tout au moins). Les enfants étaient entre leurs deux corps, serrés les uns contre les autres, comme pour se protéger mutuellement. Sordide mise en scène d’une famille unie dans la mort.

— J’ai appelé au commissariat de Poznań, j’ai bidouillé en anglais. Après une attente interminable, j’ai réussi à avoir Kruzcek en ligne, tôt ce matin…

— Alors ?

— Je lui ai expliqué une partie de notre affaire : la mutilation de Félix Blanché et de son chien. La photo de cette famille, qu’on avait retrouvée dans les égouts, et qui nous a amenés à faire une requête Interpol. Je lui ai décrit la scène, les chaînes, la niche avec les petits souvenirs… Je n’ai bien évidemment pas du tout parlé du virus. Le Polonais était très intéressé.

— Ils ont des pistes de leur côté ?

— Il m’a assuré que oui, mais tous leurs dossiers sont en polonais. Il ne veut pas donner d’informations par téléphone, il veut qu’on partage tout et propose qu’on se voie là-bas, à Poznań.

— Et pourquoi il ne se déplace pas, lui ?

— J’en sais rien. Question de budget ?

— Parce que nous, on est super riches, bien sûr.

Sharko regarda la carte, les yeux plissés.

— C’est vite fait en avion. On attend le résultat de notre intervention de ce soir. Si on chope l’Homme en noir, on attrapera cette espèce d’enfoiré qui retient Camille et laisse tous ces morts dans son sillage. Si ça ne fonctionne pas, si on ne retrouve pas Camille, on fera un saut en Pologne. Dis à ce Kruzcek qu’on le tient au courant.

Casu hocha la tête et passa le coup de fil. Sharko fixa la carte une dernière fois. Pourquoi ce taré déguisé en oiseau et évoluant dans les égouts de Paris était-il allé assassiner toute une famille au fin fond de la Pologne ? Qui étaient ces gens ? Quel lien avaient-ils avec leur affaire ? Tant d’interrogations qui rendaient le flic dingue.

Il regarda sa montre. Plus que quelques heures avant la connexion par Internet avec l’Homme en noir.

Sharko se rendit dans l’aile des gardés à vue. Quelques cellules de béton, alignées les unes à côté des autres. Il ouvrit la petite trappe de l’une d’entre elles et jeta un œil à l’intérieur. Dambre était couché sur une planche en bois, les mains derrière la nuque. Il tourna la tête. Lorsqu’il reconnut Sharko, son regard changea.

Le flic eut l’impression que quelque chose de sinistre brûlait au fond de ses yeux. Quelque chose qui ne ressemblait ni à de la peur ni à du remords.

Sharko sentit ses poils se dresser.

Il referma sans parler et trouva Charles Marnier, de l’Antiterrorisme, juste derrière lui.

— Il y a un truc qui cloche avec ce type. On a tous compris que tu lui avais méchamment refait le portrait, or maintenant, il affirme qu’il s’est fait ça tout seul.

Marnier bourrait une pipe avec un tabac fort dont l’odeur imprégnait tout le couloir.

— À moins qu’il ne veuille t’éviter des emmerdes, ce dont je doute sérieusement, on dirait bien que, même enfermé entre quatre murs, cette espèce d’enfoiré a un plan. Il va falloir s’en méfier comme de la peste.

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