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Ce dimanche-là, en fin d’après-midi, Sharko débarqua au 36 directement avec sa valise à roulettes depuis l’aéroport Charles-de-Gaulle.

Il comptait terminer avant le soir le document de synthèse sur l’Homme en noir qu’il avait commencé dans l’avion. De surcroît, Nicolas lui avait demandé de venir au Quai des Orfèvres en urgence, sans lui expliquer de quoi il retournait.

Quand il entra dans l’open space, Bertrand, Nicolas et Jacques avaient le nez rivé sur les écrans et les dossiers, Franck posa son bagage dans un coin, alla serrer la main à ses collègues. Face à lui, des mines sombres et fermées. Il s’enquit de l’état de santé de Jacques Levallois en le saluant, puis s’arrêta devant Nicolas.

— C’est bien que tu sois là.

Franck remarqua le rapport médico-légal de Camille, posé sur le bureau de Nicolas, encore rangé dans sa pochette.

— C’est pas de gaieté de cœur. Mais disons que l’enchaînement des circonstances ne m’a pas laissé le choix.

— Si, tu avais le choix. Quoi que tu me racontes, rien ne t’empêchait de partir.

Nicolas se leva, alla refermer la porte puis se dirigea vers le tableau noir de notes. D’un coup de brosse, il effaça tout avant de se tourner vers Sharko, qui prenait place à son bureau.

— Tu dois établir une note précise sur l’Homme en noir, c’est bien ça ?

— Pour ce soir, oui. Un document qui va être diffusé aux différents acteurs.

— Alors, écoute ce qu’on a à te dire, parce qu’on a du nouveau. Beaucoup, même. En ce moment, Lamordier enchaîne les réunions avec des scientifiques du GIM, des types de l’IVE et les hauts fonctionnaires de l’Intérieur.

— Laisse-moi deviner : ils passent la grippe au stade pandémique, c’est ça ?

— Si ce n’était que ça.

Sharko n’aima pas le regard qu’échangèrent ses trois collègues.

— J’ai raté un épisode, j’ai l’impression.

— Tôt ce matin, on a mis la main sur un laboratoire clandestin dans les anciens bâtiments des frigos de Paris. Après la grippe, il semblerait que ceux qu’on traque cherchent à répandre la peste.

Sharko s’assit lourdement sur son bureau. Il sentit un frisson lui parcourir tout le corps.

— Tu déconnes !

— On n’est encore sûrs de rien, on attend. Les scientifiques auront des informations demain, le temps de faire leurs analyses. Tiens, regarde ça.

Nicolas tendit des dessins imprimés à Sharko. Sur les feuilles, on y voyait le dessin d’un individu en costume effrayant, ganté, tenant une baguette en bois fourchue dans la main. Un masque en forme de bec d’oiseau lui couvrait le visage.

— C’est ça que j’ai poursuivi dans les égouts. Sauf qu’il avait des griffes à la place des gants.

— Je l’ai imprimé sur Internet. On les appelait les « médecins bec ». Ils œuvraient principalement durant la grande épidémie de peste noire, au XIVe siècle. Leur baguette leur servait à toucher les pestiférés. Le masque n’avait que deux petits trous pour le nez et les yeux. T’as vu l’aspect horrible et dérangeant de ce costume ? C’était pour imposer la peur et l’autorité. Les gens avaient la frousse de ces médecins, personne ne les approchait.

Sharko avait comme tout le monde déjà entendu parler des épidémies de peste qui avaient jalonné l’Histoire, surtout celle de la peste noire, la plus terrible. À l’école, dans les films, la littérature. Il lui revint des images de gens rampant dans des rues noires de crasse, de cadavres décomposés et entassés, de personnes masquées qui brûlaient les morts en masse pour essayer d’endiguer le « fléau de Dieu ». Au départ, quelques rats dans un bateau du port de Marseille et, pour finir, un tiers de la population européenne décimée.

— … Le nez du masque de ces médecins était bourré d’éponges imprégnées d’épices et d’herbes aromatiques. Menthe, vinaigre, thym… C’était pour éloigner les odeurs, parce qu’à l’époque on pensait qu’elles étaient la cause principale de l’épidémie. Que le microbe volait dans l’air avec les miasmes. Mais en réalité, la peste noire s’est propagée par…

— … les rats.

— Les rats qui portaient les puces, qui transmettaient la maladie en piquant les humains.

Nicolas avait également imprimé les photos du laboratoire clandestin, que Jacob avait déposées sur l’extranet sécurisé de la police. Il les montra à Sharko.

— Notre Homme-oiseau est à fond dans son rôle. Il s’est confectionné un costume en rapport avec la peste. Il erre dans les égouts au contact des rats et il participe avec ses complices à un élevage de puces. Peut-être que tout cela n’est qu’un délire, qu’il n’y a aucune contamination, que les rats du labo meurent parce que… parce qu’on les empoisonne, comme on l’a fait avec Séverine Carayol. Mais peut-être que tout cela est vrai.

Alors que Franck découvrait avec effroi les clichés, le capitaine de police expliqua en détail leurs découvertes : les suspicions et le périple d’Amandine, la découverte du laboratoire de la rue des Frigos, le cadavre du médecin, mutilé par leur fameux Homme-oiseau.

— Côté médico-légal, Paul Chénaix est en train de se débrouiller avec les scientifiques. L’autopsie va être compliquée à cause des procédures de biosécurité, mais elle ne fera sans doute que confirmer que Crémieux a été sauvagement assassiné à coups de griffes. En fin de matinée, on a perquisitionné chez ce médecin, ça a duré plus de quatre heures. À l’intérieur d’un coffre-fort caché dans sa chambre, on a trouvé… ceci… lui expliqua-t-il en lui tendant d’autres photos.

Une lettre. Franck reconnut sur-le-champ la nature du support. Sur un gros plan, il en lut le contenu avec attention, puis releva la tête, abasourdi.

— On n’a pas les coordonnées GPS, mais j’ai fait une demande de foulage sur des Post-it, on ne sait jamais. Peut-être qu’en notant sur la feuille du dessus ses coordonnées GPS, Hervé Crémieux a laissé des traces invisibles sur celles du dessous.

Nicolas chercha sa cigarette électronique dans sa poche et la planta entre ses lèvres. Sharko remarqua à quel point ses mains tremblaient et ses gestes étaient mal assurés. Seuls les nerfs le maintenaient encore debout.

— Le jeune expert en informatique, Guillaume Tomeo, a en ce moment même le nez collé à l’écran de l’ordinateur portable de Crémieux qu’on a trouvé dans son bureau. Il a cracké le mot de passe Windows. Selon lui, Crémieux passe exclusivement par le Darknet pour communiquer. SCRUB et tous les logiciels qui vont avec sont installés. Et, visiblement, il n’y a pas de traces dans la bécane.

— Pas de téléphone portable non plus, on dirait, intervint Jacques Levallois. On n’a rien trouvé. Pas d’appareil ni de factures. Je vais faire des requêtes aux fournisseurs principaux, mais j’ai un gros doute.

— Ils n’ont jamais de portable. Ils ne laissent pas de traces, ne communiquent que par Internet de façon anonyme. Leurs mails, leurs conversations se perdent dans les méandres du Darknet. C’est imparable.

Il y avait quatre gros coffres métalliques à côté de Jacques Levallois. Il était en train de les ouvrir et d’en éplucher le contenu.

— Ces coffres étaient rangés au fond de ses combles. Les deux premiers contiennent tous les documents en rapport avec les bâtiments de la rue des Frigos. Il y a là-dedans de vieux actes notariés, des contrats de location de salle, des avis d’imposition. À première vue, il semblerait que Crémieux ait hérité de tous ces bâtiments il y a une quinzaine d’années. Apparemment, ils étaient à l’abandon à la mort de son père, Crémieux n’en a jamais rien fait, privilégiant ses activités médicales… (il poussa des factures devant lui)… jusqu’à ce qu’il s’endette et fasse des travaux, il y a deux ans. Vu la nature des contrats que j’ai trouvés, il semblerait qu’il loue, depuis la rénovation, certains de ces bâtiments pour des soirées, des séminaires d’entreprises et toutes sortes de manifestations qui nécessitent des locaux un peu originaux. C’est très tendance en ce moment.

— Il a mis en route ce business après sa radiation, donc, fit Nicolas à l’attention de Sharko. Il fallait bien qu’il se recycle pour gagner sa vie.

— Et, d’après mes recherches, la dernière signature de contrat remonte à juin de cette année. C’était avec une boîte de marketing. Il a donc arrêté de les louer depuis ce temps.

Sharko soupira.

— Il voulait que plus personne ne traîne dans ces bâtiments, c’est ça ?

— Sûrement afin d’être tranquille pour développer son laboratoire clandestin.

Sharko se massa les tempes, les yeux fermés. Tout lui paraissait tellement fou, irréel. Et il se posait tant de questions au sujet de ce laboratoire, de la peste. Que se passerait-il si le microbe se mettait à circuler dans la population en plus du virus de la grippe ? Il se tourna vers Jacques Levallois.

— Et les adresses où étaient envoyés les échantillons, qu’est-ce que ça a donné ?

— On est allés aux trois endroits, avec Bertrand. Les individus ont été placés en garde à vue ; c’est Charles Marnier et les gars de l’Antiterrorisme qui sont dessus. Tous les interpellés servaient de boîtes aux lettres. Ils passaient, eux aussi, par un service du Darknet, ils jouaient le rôle de tampons contre rémunération. Tous prétendent ignorer qui venait chercher les courriers, mais on suppose que c’était Hervé Crémieux en personne. C’était lui qui gérait les échantillons en direct, qui les transmettait à Séverine Carayol pour qu’elle les analyse. C’était sa partie du boulot.

— Et la diversité des adresses permettait de ne pas éveiller les soupçons du facteur ou de la Poste, je présume.

Encore, toujours ce fichu Darknet, pensa Sharko. Le Web profond levait des armées diaboliques, une intelligence maléfique d’une nouvelle ère.

— Les lettres ne provenaient pas que de Pologne, ajouta Jacques Levallois. Il y en avait aussi de Roumanie, du Portugal et du Mexique.

Franck prit cette nouvelle information avec calme. Il réfléchit et annonça :

— Ça veut dire qu’il n’y a pas que la Pologne qui servait de terrain de prélèvement. Les porcheries industrielles, les lagunes de merde de cochons, elles doivent exister dans d’autres pays et faire autant de dégâts dans le voisinage. Les conditions climatiques différentes entraînent peut-être d’autres mutations de virus. L’Homme en noir a multiplié ses chances de faire le bon tirage.

Il se remémora les grandes étendues d’eau saumâtre, les milliers d’insectes qui volaient à la surface. Il revit les petits élevages dans les jardins des habitants, ces mélanges hommes-animaux-microbes qui ne pouvaient conduire qu’à des monstruosités.

— Il y a fort à parier que BarnField ou d’autres entreprises de transformation de viande porcine sont présentes dans ces pays-là. Chaque usine est en quelque sorte un foyer de virus mutants en puissance. Dangereuses d’un point de vue microbiologique mais, globalement, tout le monde a l’air de s’en foutre. Sauf l’Homme en noir.

— Et donc… vu que les prélèvements venaient de ces pays, l’Homme en noir aurait corrompu autant de médecins ?

— Via le Darknet, oui, répondit Sharko. Encore, toujours le Darknet. C’est une toile d’araignée invisible sur laquelle n’importe qui se sent en sécurité. Une dématérialisation complète de la criminalité. Chaque élément de la chaîne pense qu’il ne fait pas grand-chose de mal. D’ailleurs, il n’est pas vraiment question de corruption des médecins. Ils font des prélèvements dans des narines, ils les envoient par la Poste. Rien de bien méchant, de prime abord. Mais quand tu rassembles les pièces…

Nicolas s’empara d’un marqueur.

— On a désormais une sérieuse idée de leur organisation. Je vais essayer de résumer.

Il fit un schéma sur le tableau blanc, sur lequel il hiérarchisa les informations. Au sommet de l’arbre, l’Homme en noir, manipulant des individus qui, pour la plupart, ne se connaissaient pas, mais qui œuvraient ensemble, qui répandaient le Mal et constituaient une toile d’araignée diabolique. Sur le graphique, il y avait Hervé Crémieux, le hacker, le médecin polonais, Séverine Carayol, l’Homme-oiseau, les destinataires des colis…

— On a mis un bon coup de pied dans la fourmilière, mais il reste les deux pires individus. L’Homme en noir et l’Homme-oiseau. Qu’est-ce qu’on a exactement sur chacun d’entre eux ? Faisons le point. L’Homme-oiseau, tout d’abord…

Les voix fusèrent.

— Costaud, plutôt jeune à première vue. Vu les crucifix retournés, ces chaînes colorées comme les cavaliers de l’Apocalypse, il croit probablement au diable ou à ce genre de conneries.

— Il connaît les égouts, il y bosse sans doute.

— On a une liste de presque trois cent cinquante personnes sur laquelle travaillent plus de cinq policiers. Pour l’instant, les investigations ne donnent pas grand-chose. Les collègues qui mènent les recherches traitent en priorité certains profils : les célibataires, ceux qui se sont absentés ces derniers temps. Ils ont aussi tenu compte de l’aspect géographique par rapport à la découverte à Meudon. Ils croisent les emplois du temps, vont poser des questions directement à la mairie de Paris…

Nicolas jeta un œil au tableau et réfléchit.

— On doit absolument récupérer les informations sur le procès qui a opposé Crémieux à la mairie. C’est ce procès qui a entraîné sa radiation. C’est peut-être là que se trouve la solution.

— Je crois qu’il y a ce genre de documents dans les coffres, intervint Jacques. Je vais m’y pencher d’ici une heure.

Sharko observait le schéma, surtout la case de l’Homme en noir. Puis il lut ses notes.

— Le profil de l’Homme en noir se précise. Physiquement d’abord : la soixantaine, yeux noirs, cheveux grisonnants, 1,80 mètre environ. Vêtu d’un costume noir, d’un chapeau de la même couleur. Avec la photo floue prise en 1983 devant une clinique espagnole, ce sont les seuls éléments physiques dont on dispose. Côté professionnel, le Polonais pense qu’il est lui aussi médecin, ou en tout cas en étroite relation avec le milieu médical.

Sharko fit l’impasse sur la partie qui évoquait le meurtre de Camille et la façon chirurgicale dont elle avait été mutilée. Tout était dans le rapport médico-légal que risquait de lire bientôt Nicolas. Il se racla la gorge et continua :

— Il s’y connaît dans de nombreux domaines scientifiques. Chimie, virologie, atome… Idées eugénistes, de sélection des races…

Il tourna les pages de son carnet.

— Pierre Foulon, l’un des pires tueurs en série enfermé depuis six ans à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré, condamné à perpétuité, a déjà entendu parler de l’Homme en noir depuis sa cellule[20]. Un journaliste argentin l’a aperçu dans les années quatre-vingt-dix aux portes d’une clinique de greffes d’organes, à Corrientes, en Argentine. On le soupçonne aussi d’être impliqué dans la monstrueuse affaire qu’on a démantelée en Russie, dans le dossier Atomka[21]. C’était en 2011. Et aujourd’hui, en 2013, les virus. Des horreurs démesurées chaque fois. Des drames, des trafics où des personnes sont enlevées, meurent. Des organisations criminelles complexes à grande échelle. Un irrespect viscéral pour la race humaine.

Sharko écrasa son index sur les photos de la lettre de peau.

— J’ai échoué, à l’époque, avec les populations noires, nous raconte-t-il dans la lettre. Il cite, dans ses échanges avec ses complices, des Nègres qu’il assassine, empruntant des énigmes à la Agatha Christie. On peut supposer très fort qu’il a dû mettre en place une organisation criminelle d’envergure qui concerne le peuple noir. Des Noirs qui meurent d’empoisonnement.

— Il emploie le terme « Nègre », ajouta Bertrand Casu. Les Nègres désignent à l’origine les populations africaines.

— L’Afrique…

Les informations rebondissaient entre les quatre hommes. À chaque parole échangée, Sharko affinait le profil. Nicolas fixait le tableau et la complexe organisation que l’Homme en noir avait réussi à mettre en place sur le territoire français.

— Des scientifiques impliqués, de l’argent qui circule. Et ce, partout à travers le monde, depuis toutes ces années. Comment l’Homme en noir arrive-t-il à corrompre ces gens d’horizons si différents, si éloignés les uns des autres ? Comment a-t-il pu se retrouver en Argentine en pleine dictature ? Au fin fond de la Russie ? En Espagne ? Il faut des autorisations, des visas pour circuler dans ces pays. C’est comme s’il était invisible, comme s’il était tout ce qu’il y a de plus perverti, de plus corrompu en chacun d’entre nous. Juste une silhouette qui rassemblerait nos idées, nos déviances les plus obscures, et qui disparaîtrait dès qu’on la regarde d’un peu trop près.

Sharko agita son carnet.

— Sauf qu’il existe vraiment. Qu’il est aussi humain que toi et moi. Et qu’il a des failles, lui aussi.

— Des failles ? Et on a mis combien d’années à les trouver, ses failles ?

— Elles existent. C’est l’essentiel.

Sur ces réflexions, Nicolas répondit à un appel téléphonique. Il raccrocha quelques secondes plus tard.

— Je file juste à côté. L’examen des Post-it se termine et, visiblement, ils ont quelque chose.

Jacques Levallois se leva. Nicolas lui fit signe de se rasseoir.

— Ça va ! C’est juste à côté, OK ?

— Je dois t’accompagner. Ce sont les ordres de Lamordier et…

Mais Nicolas était déjà sorti.

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