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Cette fois-là, chaque pas qui rapprochait Franck Sharko de la salle d’autopsie était un calvaire. Son corps avançait mécaniquement derrière celui de Bertrand Casu, tandis que chaque cellule de son cerveau lui intimait l’ordre de faire demi-tour, de rentrer chez lui et de ne plus jamais remettre les pieds dans ce fichu endroit.

Il resta quelques secondes devant la porte du sas, immobile. Fallait-il franchir la frontière, encore une fois ? Supporter le pire pour espérer qu’un jour justice soit faite ? Bertrand lui tenait le battant, le fixant sans rien dire.

— Je peux m’en occuper seul.

Sharko secoua la tête, puis entra.

Chénaix ne les avait pas attendus pour commencer, même si la procédure exigeait que les officiers de police judiciaire assistent au travail du début à la fin. Il avait sans doute voulu leur épargner les premières étapes de l’autopsie, les plus terribles. Les trois hommes se regardèrent en silence, puis Franck s’approcha, les lèvres serrées, les bras le long du corps. Il avait terriblement froid.

Chénaix gardait un visage impassible. Il poursuivit son travail avec méthode, et avec la distance nécessaire pour ne pas s’impliquer émotionnellement. Sur la table réfrigérée, le corps avait déjà été déshumanisé, mais Sharko entendait encore les rires de Camille. Les hurlements de Nicolas, aussi. De nouveaux sons et images fantômes qui viendraient hanter ses nuits.

Il croisa les bras dans un frisson, tandis que Chénaix se mettait à expliquer.

— Quand je suis arrivé dans la carrière aux alentours de 1 heure, la rigidité cadavérique était déjà en place, au niveau de la nuque et des muscles masticateurs, et commençait à s’étendre au reste du corps. Le processus pris en cours de route comme ce fut le cas, couplé au relevé de température corporelle effectué, permet d’obtenir une bonne estimation de l’heure du décès. Le sujet est décédé hier en début de soirée, vers 19 ou 20 heures.

Sharko essaya de réfléchir, il le fallait. Il se rappelait le léger retard de l’Homme en noir au moment de la connexion Internet chez le hacker. Avait-il éliminé Camille juste avant ? Avait-il participé à cette sordide mise en scène ?

— Il savait, dit Casu. Ce fumier d’Homme en noir savait qu’elle était morte quand il discutait avec nous.

— Elle est… décédée sur place ? demanda Franck.

— Oui. Les lividités dans son dos coïncident avec les points de contact du morceau de rail auquel elle a été attachée. Tout s’est passé dans les carrières.

Franck repensa au segment de rail de deux mètres de haut, posé comme une échelle contre le mur du fond. Les poignets et les chevilles de Camille avaient été ligotés avec de l’adhésif gris, qu’on avait aussi retrouvé sur sa bouche.

Chénaix désigna différentes parties du corps.

— Les marques de griffes sont présentes partout, mais pas de perforation vitale cette fois. Je suppose qu’on ne voulait pas la tuer tout de suite et faire durer le supplice.

Il désigna des morceaux de tissus posés sur le bord d’un évier.

— J’ai retrouvé ces deux chiffons enfoncés dans sa bouche, en plus de l’adhésif. Il y avait peu de risques qu’on l’entende crier au fond des carrières, mais ils ont tout de même été prudents. Elle s’était coupé la langue avec ses dents…

Franck puisa au plus profond de lui-même pour trouver la force d’écouter, d’absorber les propos crus qui décrivaient le calvaire de Camille. Une femme qui aurait pu être Lucie, ou l’épouse de Chénaix. Un être plein de vie qui, voilà quelques jours encore, riait, plaisantait, avait des projets. C’était tombé sur Nicolas, parce qu’il était le chef, parce qu’il les avait empêchés d’accomplir leurs ultimes horreurs dans l’affaire précédente.

Ils n’agissaient que par haine et par vengeance, et Sharko eut la certitude, à ce moment-là, que l’Homme en noir s’était chargé lui-même de Camille. Pour laver en personne son échec de l’année précédente.

— Continue.

Chénaix désigna le thorax.

— L’ouverture à la poitrine a été faite proprement, ils ont dû embarquer une scie sternale ou un matériel chirurgical de ce type-là. On le voit bien. (Il écarta les pans de chair.) Les veines caves, pulmonaires, l’artère pulmonaire et l’aorte ont été correctement coupées, comme lors d’un… véritable prélèvement d’organes. On est plus proche de l’acte médical que de la boucherie.

Encore une fois, ils avaient agi en écho à l’affaire précédente. Le vol du cœur comme un symbole, un moyen de ramener le passé à la surface. Sharko imaginait cette horde de sauvages sanguinaires repartir avec l’organe dans ces galeries sordides : il entendait presque leurs hurlements bestiaux, il les voyait brandir le cœur, tel un trophée.

Des loups, des bêtes, des monstres.

— Un médecin ? Un chirurgien ?

— Je ne serai pas aussi catégorique, mais un job en rapport avec le milieu, oui.

Le légiste poursuivit son examen dans un silence quasi religieux. Chénaix suivait les procédures, prélevait sang, urine, cheveux pour des analyses toxicologiques. Franck avait déjà vu la chose des centaines de fois, mais quand il sortit de là, il éprouva le besoin de s’asseoir sur un banc, face à la Seine. Sa tête lui tournait.

Bertrand Casu se tenait derrière lui sans rien dire. Il ne parlait pas beaucoup, Casu, parfois les silences avec Sharko étaient interminables, et il se perdait alors dans ses pensées. En contrebas, sur la gauche, Franck apercevait les abords du pont Morland et du tunnel où il avait rencontré Jasper le SDF. Il ressentait déjà le vide qu’allait laisser l’absence de Camille. Il s’était tellement habitué à sa présence… Sa disparition était si violente.

— Si Nicolas demande un jour pour l’autopsie… tu diras que Camille est morte rapidement et sans souffrance. Tu ne donneras aucun détail.

Casu alluma une cigarette. Le téléphone de Sharko sonna. C’était le bureau des missions. Un vol pour Poznań partait à 18 h 20, arrivée prévue à 21 h 34, avec une escale d’une heure à Francfort. Le policier polonais qui avait saisi les données dans Interpol l’attendrait sur place pour l’emmener à son hôtel. On lui demandait d’arriver à l’aéroport une heure plus tôt qu’à l’accoutumée, en raison des contrôles sanitaires dus à la grippe des oiseaux. Il était prévu qu’il rentre le lendemain dans l’après-midi.

Il raccrocha et regarda l’heure. Le timing était serré, mais il fallait qu’il passe à l’hôpital pour rendre visite à Nicolas. Il s’approcha de Casu.

— Quelqu’un t’attend chez toi ? Je veux dire… T’as une compagne ? Une petite amie ?

— Je suis à sec depuis mon divorce. Les femmes, fini pour moi jusqu’à nouvel ordre.

— Dans ce cas, j’ai un service à te demander. Je ne serai pas chez moi, ce soir, je décolle pour la Pologne. Je suis vraiment très embarrassé mais… est-ce que tu pourrais dormir à la maison, juste pour cette nuit ? Il y a ma belle-mère qui s’occupe de Lucie et des jumeaux, et… je ne veux pas les laisser seuls.

— Compte sur moi.

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