Le premier son qu’entendit Gabriel fut le cliquetis de la chaîne menottée à sa cheville gauche.
La douleur sous son crâne était abominable. Recroquevillé sur le flanc, il fit glisser ses doigts sur la surface métallique qui lui entaillait la joue droite. Il devait s’agir d’une grille de ventilation en acier, l’un de ces trucs qui soulèvent les robes des filles lorsqu’elles marchent dessus. Gabriel aimait bien ces grilles-là, d’ordinaire.
Il devina que de l’eau circulait dessous. Où l’avait-on emmené ? Et pourquoi ? Il cuvait encore son mauvais vin, mais il se souvenait avec exactitude de cette silhouette noire, jaillie de nulle part, sous le pont. Gabriel avait pensé à un oiseau géant, avec son bec, ses griffes démesurées qui brillaient sous la lune, avant qu’il sente une douleur dans sa nuque et ferme les yeux pour se réveiller ici, dans un lieu plus noir qu’une nuit sans étoiles.
Il se redressa dans l’obscurité et une odeur très forte lui monta aux narines. De la menthe. Oui, ça sentait la menthe fraîche. Il se courba non sans difficulté vers sa cheville prisonnière et essaya de se libérer, quand une infime lueur se mit à briller derrière lui. Il devina la flamme d’une bougie, un halo de lumière aussi timide qu’une bulle de savon qui lui donnait l’impression de voir son environnement à travers un filtre sale. Il ne distinguait que des parcelles de réalité : un morceau de plafond, un quadrillage de grille, un bout de mur… Il roula ainsi des yeux jusqu’à ce qu’un bruit inquiétant l’immobilise. Ça venait de l’autre côté de la source lumineuse. Dans la diagonale opposée à celle où il se trouvait.
Gabriel voulut se relever, mais un tourbillon dans sa tête l’en empêchait. Alors il resta dans la même position, sur la défensive comme un chien prêt à bondir. Il picolait beaucoup, n’avait plus l’esprit très vif, mais il savait sentir le danger. Au fil des ans, son instinct de survie s’était développé, et Gabriel n’était pas du genre à se laisser faire.
Très vite, il comprit que l’étrange bruit était celui d’une chaîne. Une autre chaîne.
Une main pénétra dans la sphère de lumière : cinq doigts implorants, d’abord raides, qui se recroquevillèrent pour saisir l’obscurité. Gabriel ne voyait que cette main qui cherchait à atteindre la bougie, et il comprit qu’elle n’y arriverait pas. De l’autre côté devait se tenir quelqu’un qu’on avait sans doute enlevé et emprisonné, comme lui.
Avec prudence, il se traîna sur la grille en métal qui lui meurtrissait les paumes et les genoux. Il fut stoppé net par sa propre chaîne, tendue au maximum. Alors, lui aussi lança son bras droit vers la bougie, à l’instar de la main qui s’accrochait à présent à la grille, comme pour l’arracher. Mais il ne put toucher ni la bougie ni la main désormais ouverte devant lui. Gabriel eut beau forcer, tendre chaque muscle, chaque phalange, ce fut en vain.
Il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche, une troisième main, plus petite et plus abîmée, surgit sur sa gauche, à un mètre environ. Puis une autre, grande et maigre celle-là, et venue du dernier angle de la pièce.
Dans le prolongement des bras tendus les uns vers les autres apparurent, entre ombre et lumière, des visages.
Des visages alourdis d’une épaisse barbe, avec des traits ravinés et des yeux hagards.
Dans leur champ de vision se dessina alors la silhouette d’un dernier homme. Un individu debout, qui ne portait pas de chaîne, tout de noir vêtu, jusqu’au feutre posé sur son crâne.