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Les portes coulissantes s’ouvrirent automatiquement devant eux. Ils s’avancèrent vers l’accueil éclairé, puis empruntèrent l’unique couloir qui partait sur la gauche. Il y avait un ascenseur et des portes fermées plus loin. Les deux policiers armés les ouvrirent une à une et découvrirent un cabinet médical, un autre de dentiste, une salle de rééducation et un petit bloc opératoire.

L’un d’eux observa les différents appareils.

— Chirurgie esthétique. Rien d’anormal.

Ils appelèrent l’ascenseur. Il n’y avait qu’un étage, mais une serrure sous le bouton « 0 » attira l’attention de Sharko. Il le fit remarquer aux hommes. Le plus gradé prit son téléphone et appela un collègue capable de se charger de ce genre de serrure. En attendant, ils visitèrent le premier où se succédaient trois chambres vides et ultra-modernes. Sharko jeta un œil par l’une des fenêtres qui donnaient sur l’allée centrale. Il apercevait au loin Casu et Fagundes, toujours plantés devant la résidence de Savage.

Quand ils redescendirent, un officier de leur équipe d’intervention les attendait avec un sac à bandoulière. Cinq minutes plus tard, le tableau de bord de l’ascenseur était démonté, dévoilant une plaque électronique de composants. L’officier les invita à pénétrer dans l’ascenseur, entra à son tour et, avec un fil en cuivre courbé, établit le contact entre deux endroits de la plaque. L’engin se mit à descendre durant quelques secondes. Sharko était au fond de l’étroite cabine, tandis que ses trois accompagnateurs faisaient barrage et braquaient leurs armes, l’un accroupi, les deux autres debout, prêts à ouvrir le feu en cas de nécessité.

Les portes s’ouvrirent. Des néons s’allumèrent au-dessus d’eux lorsqu’ils firent un pas dans le couloir souterrain d’une propreté irréprochable. L’homme de tête poussa du bout du pied la première porte qu’il rencontra. Là encore, un néon illumina la pièce. Les hommes s’y engouffrèrent et s’arrêtent aussitôt.

Les yeux grands ouverts, Josh Ronald Savage vit trois canons se braquer en direction de son visage. Mais il ne bougea pas d’un cil. Sharko le découvrit couché par terre au milieu d’un laboratoire, les doigts autour d’une petite bouteille ouverte et quasiment vide. Un chapeau de feutre noir reposait à ses côtés. Il avait la barbe épaisse, le front creusé de rides, et était tout de noir vêtu.

L’un des hommes signifia d’un geste que c’était terminé. Les policiers baissèrent leurs armes, remontèrent leurs visières et se relâchèrent en soufflant. Sharko s’approchait, n’arrivant pas à y croire. Savage, là, en face de lui. Enfin. Il éprouva le besoin de toucher le corps, de s’assurer que tout était terminé. Alors, il s’agenouilla et vérifia que Savage ne respirait plus, fixant ses grands yeux aux pupilles dilatées. Il jeta un œil à la bouteille de verre marron que l’assassin tenait dans la main.

Il s’était vraisemblablement empoisonné.

Franck Sharko se redressa, amer. Il aurait espéré une autre fin, car Josh Ronald Savage était parti sans payer pour ses crimes, au cœur de son petit laboratoire souterrain. Autour d’eux, il y avait des fioles, des tubes à essais, des tas de produits, comme des poisons, des venins de serpent, de scorpion, de grenouille. Sur le côté, divers objets, tels que des parapluies avec une pointe en métal, des cannes truquées.

L’un des policiers les appela depuis une autre pièce. Ils sortirent, passèrent devant un bloc chirurgical qui n’avait rien à voir avec celui du rez-de-chaussée. Il était beaucoup plus fourni, équipé de grosses machines complexes, de moniteurs en tout genre et d’une multitude d’instruments chirurgicaux emballés et rangés. Les hommes se demandèrent à quoi tout ceci pouvait bien servir.

Ce qu’ils découvrirent dans la pièce voisine leur coupa les jambes. De petits cubes aux parois translucides étaient alignés les uns à côté des autres, reliés à des appareils contrôlés par des sondes de température. À l’intérieur, il y avait des organes et des tissus branchés à des capteurs et des aiguilles reliées à des tuyaux. Des cœurs, des foies, des reins, des morceaux de peau, des tendons, des os, par dizaines.

Des mots s’entrechoquèrent dans la tête de Sharko. Trafic d’organes, meurtres, conservation…

— Ils ont trouvé la technique pour conserver les organes vivants. Ils les stockent ici, comme des pièces détachées prêtes à l’usage. Quand l’une d’entre elles tombe en panne, ils la remplacent. Ils veulent rester performants, malgré la vieillesse et le temps qui passe.

— Qui ça, « ils » ?

Sharko n’entendit pas l’homme qui lui posait la question. Il avait remarqué une porte, au fond de la pièce. Il s’approcha et la poussa avec appréhension. Ce qu’il découvrit était encore pire : des corps nus et rasés d’adultes plutôt âgés flottaient dans de grands aquariums verticaux, piégés dans de l’azote liquide à -180 °C. Leurs visages paraissaient capturés dans des cristaux de glace. Un véritable musée morbide d’êtres qui n’étaient peut-être ni vivants ni morts. Le flic savait qu’on les avait cryogénisés, il avait déjà vu ces horreurs sur l’une des webcams et, surtout, lors d’une enquête précédente. Il sut que, malgré tous leurs efforts à l’époque pour mettre un terme à ces abominations, la science de la conservation des corps avait été importée de Russie, peut-être par des scientifiques, des chercheurs qui, comme Savage, étaient passés à travers les mailles du filet.

Qui étaient ces gens piégés dans l’azote ? Sharko s’approcha, observa chaque visage.

— Ils ne veulent pas mourir. Ils veulent rester des êtres parfaits, en bonne santé, qui traversent les époques, attendant que la science et la médecine progressent. (Il tapa sur l’une des épaisses vitres.)D’autres savent ramener ces gens-là à la vie, ils ont les technologies nécessaires, et Tamboré 0 est la muraille qui les protège du monde extérieur.

Il se retourna, tandis que les autres policiers restaient sans voix, comme paralysés par ce qu’ils découvraient. Son téléphone vibra, ses mains se crispèrent sur son appareil lorsqu’il consulta l’écran. C’était l’informaticien Tomeo.

— Sharko !

— Lieutenant, écoutez-moi bien. Le mot de passe était « Germinal ». Il m’a donné accès non pas à une identité comme on s’y attendait, mais à une fenêtre de conversation Dark.Cover.

Sharko sentait de l’affolement dans la voix de l’informaticien. Il regarda ses collègues, l’air grave et le téléphone collé à l’oreille.

— L’Homme en noir n’est pas seul, c’est ça ?

— C’est bien ça, ils sont plusieurs. Ils n’ont pas de noms, les pseudos qui discutaient en anglais, il y a à peine dix minutes, étaient « Homme en noir 1 », « Homme en noir 2 », et ainsi de suite. C’est de cette façon qu’ils se définissent. Avec des numéros.

Sharko porta une main à son front.

— Combien sont-ils ?

— Beaucoup. Dix, vingt, peut-être plus. Mais… C’est comme s’ils étaient une seule personne. C’est curieux la manière dont ils communiquaient. Autre chose : j’ai cru qu’ils discutaient depuis plusieurs endroits du monde, mais on dirait que… que malgré tout ces hommes sont tous situés dans un même lieu géographique.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Ils viennent de parler d’une intrusion chez eux. L’un d’entre eux a dit : « Pas de survivants. »

Sharko raccrocha et lâcha en anglais :

— Josh Ronald Savage n’est pas le seul Homme en noir. Ils sont plusieurs. Tout Tamboré 0 leur appartient. On a atterri au beau milieu de la fourmilière.

— Vous voulez dire que…

— Toutes les villas… Tous les habitants de cette résidence. Ils sont impliqués, et ils vont chercher à nous tuer. Prévenez vos hommes.

Soudain, un coup de feu résonna au rez-de-chaussée. Puis un autre, juste après. Les trois policiers se précipitèrent vers l’ascenseur. Sharko voulut monter avec eux, mais l’un des policiers, visière baissée, le repoussa.

— Restez là, en sécurité, va y avoir de la casse. On viendra vous rechercher.

Les portes se refermèrent sur les trois têtes casquées.

Sharko tambourina des deux poings sur les parois métalliques, en vain.

Le combat se ferait sans lui.

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