Camille but une gorgée de thé.
— On mentionne les quatre cavaliers dans le Nouveau Testament, au sixième chapitre du livre de l’Apocalypse selon saint Jean. Des personnages célestes et mystérieux, chargés d’une mission divine. « Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre. »
La mort, les grands fléaux, le châtiment divin, l’Apocalypse. Nicolas avait en tête des images issues de la lecture de la Bible, quand il était plus jeune : Noé bravant les flots sous le Déluge, des terres qui brûlaient, des météorites qui s’écrasaient sur la Terre… Il pensa au virus informatique et à son sinistre message, le même que celui sur la lettre de peau. Camille l’interrompit dans ses réflexions.
— Les interprétations concernant les quatre cavaliers sont nombreuses mais, pour faire court, le cavalier blanc est là pour répandre la parole de Dieu, il est l’annonciateur du malheur. Le rouge symbolise le sang versé, il sème la guerre, le trouble par l’épée. Le noir fait pourrir les récoltes, amène la famine. Quant au vert, il représente la maladie, la mortalité par épidémie. Il est la Mort.
Nicolas se passa les mains sur le visage. Il avait déjà connu plus gai comme réveil.
— La mortalité par épidémie… Bon Dieu. T’es en train de me dire que l’affaire des égouts et celle de la grippe sont liées ?
Camille acquiesça.
— J’en ai bien l’impression. Rappelle-toi ce qu’ont dit avant de mourir les individus qu’on a fait tomber, il y a un an. Quand l’Homme en noir mettra le Grand Projet en route, vous n’aurez aucune chance. C’est peut-être ce qui se passe en ce moment, le Grand Projet. Quelque chose que notre homme a toujours eu en tête, depuis le début. Semer la maladie et la mort dans les populations, pour éliminer le plus de monde possible, avant de faire germer les nouvelles graines.
Elle regarda Nicolas au fond des yeux.
— La chevauchée des quatre cavaliers de l’Apocalypse inaugure le commencement de la fin du monde, Nicolas. L’un des cavaliers est celui qui répand les épidémies. Les microbes ont le pouvoir de détruire l’humanité. Rien ne peut les arrêter. Ils ne connaissent pas les frontières, ils ne s’arrêtent pas quand on brandit nos armes.
Une petite pluie nocturne crépitait sur les vitres. En d’autres circonstances, Nicolas aurait pu sourire des paroles de Camille. Mais là non. Pas avec ce qui se passait dehors, avec ce qu’il avait vu dans les égouts, avec le message qui s’était affiché sur son ordinateur.
L’ombre de l’Homme en noir tournoyait autour d’eux.
Nicolas secoua la tête, incrédule.
— C’est pas possible.
— Tout se tient. Rappelle-toi, le message du virus informatique. Le Déluge arrivera d’abord par le ciel, puis l’Apocalypse sortira des entrailles de la terre. L’Apocalypse… Les entrailles de la terre… Les égouts. Les couleurs vireront au noir, puis au rouge. Le sang, la mort. Le rouge, le noir, comme les cavaliers de l’Apocalypse. Toi qui as lu ce message, sache que je remonterai des abysses les plus insondables et que je viendrai te chercher. Que tu sois bien caché, ou visible au milieu de la rue… Il parle peut-être de la maladie, du microbe. Où qu’on soit, la maladie finit toujours par nous atteindre. Elle n’épargne personne. Pauvres, riches, Blancs, Noirs. Puis il y a cette citation inspirée de Zola. Une armée noire, vengeresse, germe lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination va faire bientôt éclater la terre. Une armée noire, Nicolas. Noire et vengeresse, capable de tout détruire avant la renaissance.
Camille poussa la photo qui représentait l’alcôve, avec ses bougies, ses clichés de cadavres, ses crucifix retournés.
— Je ne connais pas le rapport avec notre Homme en noir, mais cet individu déguisé en oiseau qui évolue sous la ville se sent investi d’une mission. Pour lui, la croix chrétienne n’a plus la valeur d’un symbole ascensionnel, elle renvoie à la descente aux Enfers. Elle n’est plus dirigée vers le ciel, mais vers les profondeurs… Ce n’est pas pour rien qu’il a choisi les égouts. Dans la puanteur du monde, dans sa déchéance, il s’est représenté son propre schéma des quatre cavaliers : de pauvres SDF qu’il a attachés à chaque coin, sur lesquels il a peut-être projeté ses fantasmes et son délire. Il est déguisé parce qu’il est à fond dans son rôle… Il estime probablement que le monde doit être nettoyé, et qu’il en est l’un des acteurs, l’un des cavaliers. Le noir, peut-être ? Ou alors le vert ? Peu importe la couleur. Il ira au bout. Il est en étroite relation avec ce qui se passe à la surface. Avec le virus de la grippe et tout ce qui en découle.
Nicolas soupira, la mine grave.
— Cet Homme-oiseau serait l’un des exécutants de l’Homme en noir ?
— Bien possible. Ce n’est pas l’Homme en noir, je ne le vois pas évoluer dans cet environnement pestilentiel ni enlever lui-même des SDF. Il a toujours su s’entourer de sbires, issus des deuxième et troisième cercles…
Camille poussa une vieille photo floue vers son compagnon, qu’elle avait ressortie d’une copie du gros dossier criminel de l’année précédente. On y devinait deux hommes devant la clinique San Ramon, en Espagne. L’un des deux était le directeur, et l’autre à ses côtés était intégralement vêtu en noir. Costume, chapeau. Impossible de voir son visage à cause de la qualité exécrable du cliché. Tout était étrangement flou.
Nicolas fixa le rectangle de papier. Il se souvenait de cette curieuse photo fournie par un journaliste espagnol lors de leur affaire de 2012 : c’était la seule preuve qu’ils avaient récupérée de l’existence de cet Homme en noir.
— Le journaliste espagnol qui m’a envoyé ce vieux cliché n’a jamais compris pourquoi il était flou, expliqua Camille. Personne ne sait qui est cet homme en costume noir. Rappelle-toi, sa présence fantôme a été signalée à plusieurs reprises quand nous enquêtions l’année dernière. En France, en Espagne, en Argentine… Même le pire des tueurs en série, du fin fond de sa cellule, nous a parlé de son existence, sans pouvoir nous en dire davantage. Cette « silhouette » était là, en filigrane, chaque fois. Comme s’il était le Mal incarné. Un semeur de mort.
Nicolas soupira, il percevait de la peur dans la voix de Camille. La photo en question le mettait toujours aussi mal à l’aise.
— J’ai besoin d’un bon café.
Il enfonça une capsule dans la machine et attendit que le liquide s’écoule, les deux mains à plat sur le plan de travail de la cuisine. Il regarda en direction du boulevard. Quelques feux arrière, au loin. Une aura rougeâtre qui se diffusait dans l’atmosphère pluvieuse. Une ombre qui déambulait, doucement, sans but précis. Il leva les yeux et se dit que le virus était là, quelque part, se démultipliant.
La nature était si belle, mais aussi tellement dangereuse.
Qui étaient ces monstres qui s’en prenaient à leurs propres frères ? Qui était cet Homme en noir qui traversait la planète pour y répandre le Mal ? À quoi correspondait la Chambre noire ?
Camille arriva derrière lui, une tasse entre les mains.
— À quoi tu penses ?
— À eux, ceux qui font ça. Je me sens impuissant. Presque spectateur. (Il soupira.) Je ne sais pas si je suis un bon flic, Camille.
— Tu es un bon flic. Pourquoi tu penses une chose pareille ?
Il se retourna et la regarda dans les yeux.
— Parce qu’ils me font peur. Une peur comme je n’en ai jamais ressenti jusque-là.
Il se serra contre elle. Il avait besoin de sa chaleur, de sa présence. En arrière-plan, il voyait le tableau des cavaliers affiché à l’écran. Il se remémora les quatre chaînes dans les égouts.
— Je crois savoir pourquoi on a enfermé ces laissés-pour-compte, pourquoi on les a disposés de cette façon dans les égouts, dit-il soudain.
— Hmm ?
— Quand Franck a tendu les chaînes, il y avait pile la distance pour que les prisonniers se touchent du bout des doigts. Peut-être qu’ils pouvaient se passer de la nourriture, de l’eau, mais pas beaucoup plus.
Camille s’écarta de lui.
— Où tu veux en venir ?
— Et s’ils avaient servi de cobayes pour tester le virus grippal et mettre à l’épreuve sa propagation ?
— Un seul d’entre eux aurait été contaminé, et…
— … on laisse agir le microbe. On regarde avec quelle facilité il passe d’un humain à l’autre, en combien de temps. On étudie… J’imagine bien l’Homme-oiseau enfoncé dans sa niche, entre ses croix retournées, à observer de quelle façon le virus se répand, tout en prenant des notes. Fort possible que, quelques jours plus tard, les prisonniers aient tous attrapé la grippe.
Camille médita durant quelques secondes.
— C’est effroyable.
Nicolas se serra de nouveau contre elle et lui caressa tendrement le dos.
— J’ai un drôle de sentiment, une intuition terrible. Ces messages… Le Déluge, l’Apocalypse, la germination et l’armée vengeresse… Ce cinglé costumé qui évolue dans les égouts, protégé par ses rituels sataniques… L’Homme en noir… Lambart… combien sont-ils, impliqués dans cette affaire ? Combien d’êtres corrompus par… par…
Il ne parvint pas à finir sa phrase et soupira avec gravité.
— J’ai l’impression qu’il va se passer quelque chose de plus grave, ajouta-t-il enfin. Qu’est-ce qui va sortir des entrailles de la Terre, Camille ? Quelle monstruosité ?