La perquisition chez Crémieux avait commencé depuis deux bonnes heures lorsque Nicolas rejoignit ses hommes. Son choix était fait, il avait officiellement repris ses fonctions. Il avait décidé de s’user sur le terrain, de se laisser anesthésier par l’enquête et la fatigue, de se battre autant que ses forces le lui permettraient. Lamordier savait pertinemment que réintégrer un flic sur le fil n’était jamais une bonne chose. Mais qui connaissait mieux le dossier que lui ? De ce fait, le divisionnaire avait imposé une condition : pas d’arme de service pour le moment et Bellanger serait toujours accompagné, où qu’il aille.
Les fouilles chez le médecin n’avaient pas donné grand-chose. Jacques Levallois avait rassemblé à proximité de l’entrée quatre gros coffres métalliques, remplis de papiers administratifs qu’il allait falloir éplucher. On entendait le bruit d’une perceuse à l’étage.
— C’est la maison de Monsieur Tout-le-monde, expliqua Levallois. Il y a même un chien qu’on a dû enfermer dans la cuisine, un yorkshire. Bertrand est en haut avec un serrurier, en train de percer un coffre-fort.
Enfilant des gants en latex, Nicolas s’approcha de la bibliothèque installée contre un mur proche de la télé. Beaucoup de classiques, de livres d’histoire et sur la musique. Aucun ouvrage médical. Il grimpa l’escalier et entra dans la chambre. Le coffre-fort était encastré dans un mur. Un large tableau — un paysage de forêt — reposait au pied du lit. Dans un angle, un bureau, avec un ordinateur portable posé dessus. Bertrand Casu vint vers lui et dut crier pour couvrir le bruit assourdissant de la perceuse. Il désigna le bureau.
— J’ai jeté un œil à l’ordinateur de Crémieux. Le navigateur SCRUB est installé, mais, à première vue, il n’y a rien de compromettant qui traîne. Ni fenêtre restée ouverte ni conversation quelconque. On va encore être confrontés à ce fichu Darknet et à son anonymat.
Le bureau, une grande table en bois massif, avec un casier à tiroirs, était positionné sur la gauche. Posés en vrac sur le plateau, un pot à crayons, une paire de ciseaux, des Post-it. Nicolas ouvrit les tiroirs, qui ne contenaient que de la papeterie et du petit matériel de bureau. Il se baissa et attrapa la corbeille.
— Elle était vide ?
— Oui. Toutes les poubelles sont vides, d’ailleurs.
— Très méticuleux…
Nicolas agita la souris de l’ordinateur portable. Là aussi, un bureau virtuel net, fonctionnel. Il chercha une messagerie électronique, en vain : Crémieux utilisait peut-être celle du Darknet. Soudain, le bruit de la perceuse cessa. Le serrurier posa son lourd outil à ses pieds et tira la porte du coffre avec un air de satisfaction.
— C’est ouvert. C’était du costaud.
Après avoir vérifié qu’il n’y avait plus de système de fermeture, il ramassa ses outils, serra la main des deux policiers en échangeant quelques mots et disparut. Nicolas s’approcha et écarta la porte. Au milieu de l’espace, entourée de divers bijoux de valeur et d’un peu de liquide, une lettre posée sur un trépied. Nicolas l’observa attentivement, et sa poitrine se serra. La couleur, la texture, l’épaisseur… Il souleva le trépied avec délicatesse. La surface de la lettre, extrêmement blanche, frémit. Le flic se tourna vers son subordonné.
— C’est… la même matière que la lettre que j’ai reçue il y a plus d’un an. De la peau.
Bertrand Casu serra les mâchoires sans rien dire. La bande de peau, percée à chaque extrémité par une petite ficelle noire de couturière, était tendue sur son support, telle une œuvre d’art. L’écriture était manuscrite, élégante, réalisée à l’encre de Chine, comme la première fois.
Il y avait une date, en haut de la lettre. Le 28 novembre 2013, le jeudi précédent, juste avant qu’ils interpellent le hacker. Nicolas et Bertrand lurent en même temps à voix basse.
Cher Hervé,
Il est parfois bon de prendre la plume et d’abandonner quelque peu les profondeurs de ce monde électronique. N’oublions pas que l’invention de l’écriture a souvent été utilisée pour distinguer la préhistoire de l’histoire, le primate de l’être pensant. Ne la renions pas et portons-la aussi loin que nous le pourrons. C’est l’une des rares valeurs que nous ayons à garder de ce monde vérolé.
J’espère que vous apprécierez la qualité de ce support, utilisé seulement pour les grandes occasions. Je vous expliquerai un jour sa provenance. Vous en rirez.
Votre travail a été jusqu’à présent absolument remarquable. Votre sens du sacrifice durant ces longs mois, votre patience, votre capacité à convaincre et ces idées que nous partageons depuis un an à présent répondent à mes plus hautes attentes. Je ne me suis pas trompé en venant vers nous.
Bientôt, ce monde contaminé par la médiocrité, la misère et l’assistanat va connaître l’embrasement, puis le changement. Cette Terre en déchéance doit muter en profondeur, renaître sur des bases saines. La vie sera enfin purgée, et de la germination naîtra le meilleur. L’homme, tel que nous le connaissons, est le pire virus de la planète. Il se reproduit, détruit, épuise ses propres réserves, sans aucun respect, sans stratégie de survie. Sans nous, cette planète court à la catastrophe. Il faut des hommes purs, sélectionnés parmi les meilleurs, et éliminer le reste. Les microbes sont la solution. J’ai échoué, à l’époque, avec les populations noires. Mais il faut apprendre de ses erreurs et, cette fois, nous y arriverons. Nous nettoierons, sans distinction de couleur, sans frontière.
Auparavant, vous savez à quel point je compte sur vous et sur l’opération à venir. Celle-ci terminée, vous offrirez de mon chocolat si spécial à votre recrue. Il devient instable et dangereux pour nous. Et vous brûlerez le capharnaüm qui lui sert de logement. Nous ne devons prendre aucun risque.
En attendant, vous avez mérité d’accéder aux plus profonds secrets de notre monde : ceux enfermés dans la Chambre noire. Là où certains se dirigent vers la lumière, d’autres descendent inlassablement vers les ténèbres. Ce sont dans ces abysses-là que nous nous sentons le mieux. Elles sont notre territoire, le terreau de tous nos espoirs.
Je vous envoie dès ce soir, via le Darknet, les coordonnées GPS qui permettent d’accéder à la Chambre noire. Vous les apprendrez par cœur et vous en débarrasserez. Quand vous serez entré dans la Chambre, vous ne pourrez plus en sortir. Elle a ce pouvoir. Dans un premier temps, vous pouvez voir sans toucher. Vous serez juste spectateur, mais un spectateur très privilégié.
Avec toute mon admiration,
Le temps s’était arrêté. La lumière blafarde de l’ampoule creusait les deux visages, accentuait les rides. Les flics se regardèrent, abasourdis par ces propos ahurissants. Bertrand Casu rageait.
— Crémieux avait les moyens de nous livrer la position de la Chambre noire. Et il est mort.
— Cette lettre, c’est comme une promotion. Une montée en grade. L’Homme en noir invite Crémieux à pénétrer ses secrets. À lutter avec lui pour purger la race. Il parle d’échec sur les populations noires, sur les gens qui n’ont pas leur place. Ce type a dû faire des expériences par le passé parmi ces peuples…
Casu fixait les mots élégamment écrits sur ce qui fut sans doute un être humain.
— Crémieux a été massacré par l’Homme-oiseau quelques jours après la réception de cette lettre. Vu tout le respect que l’Homme en noir a pour lui, pourquoi on l’élimine ? Ce n’est pas logique.
Nicolas reposa la lettre au bord du coffre.
— Si, ça l’est. Amandine Guérin a crié le nom d’Hervé Crémieux alors qu’elle était enfermée dans le laboratoire clandestin. Dès lors, l’Homme-oiseau savait que Crémieux était repéré, qu’on allait lui tomber dessus. Et qu’il risquait de révéler son identité. Alors, il l’a tué.
— Leur groupe serait en train d’exploser ?
— Je pense que l’Homme-oiseau est devenu incontrôlable. Sans doute que tous ces meurtres, cette montée de violence lui sont montés à la tête. Il agit désormais seul, il n’a plus de limites et je pense qu’à ce stade, l’Homme en noir n’a plus d’emprise sur lui. D’ailleurs, il le dit lui-même dans la lettre : « Il devient instable et dangereux pour nous. »
Nicolas soupira. Il pensa à Camille. L’image du corps crucifié s’imposa à lui et il dut lutter farouchement pour garder ses esprits.
— Il parle de coordonnées GPS dans la lettre. On a retrouvé un appareil de navigation dans la voiture de Crémieux ?
— Oui, dans sa boîte à gants. Mais on a jeté un œil : pas d’historique.
Nicolas se gratta le menton, étant désormais tout près du bureau. Il fixa le stylo-bille situé sur le côté droit, pas loin du paquet de Post-it.
— C’est compliqué, des coordonnées GPS, ça ne se retient pas facilement.
— S’il les a notées quelque part, il aura pris soin de tout effacer.
Nicolas souleva avec attention le bloc de Post-it vierges posés juste devant lui.
— Pas certain. Il y a quelque chose qu’on doit essayer.