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Le bureau du commissaire Antoine Camailleux était situé à quelques mètres seulement de celui de Nicolas Bellanger, sous les combles.

Camailleux était un type de 46 ans aussi discret qu’un micro espion. Il dirigeait les équipes de la SAT[19] du 36 depuis trois ans. Nicolas avait demandé à Camille de rester dans l’open space ; il lui raconterait après. Comme Camailleux était un procédurier, mieux valait éviter de le contrarier avec une personne supplémentaire qui, de surcroît, n’était pas officier de police judiciaire.

Mais, pour le moment, il paraissait particulièrement amoindri.

— Dans deux ou trois heures, je serai au sol, fit-il sous son masque. J’ai de la fièvre, des courbatures partout. On peut dire que ce fils de pute a bien réussi son coup.

— Et t’as encore rien dit aux gens de Pasteur ? répliqua Nicolas.

— Trop de boulot… Je voulais aller au bout. Merde, ça tombe mal.

Il tourna son écran d’ordinateur vers ses trois collègues.

— Avant que j’y reste, je voulais vous dire qu’on avait quelque chose de sérieux sur l’individu qui a peut-être répandu le virus. Nous avons récupéré tous les enregistrements des caméras du Palais de justice. Les images sont de bonne qualité. Nous… (il se prit la tête entre les mains)… excusez… nous nous sommes tout d’abord focalisés sur les deux portiques de sécurité qui filtraient les entrées, le mercredi 20 novembre, de 11 h 30 à 14 heures, date présupposée de la dispersion du virus. Ces horaires sont ceux de l’ouverture du restaurant.

Il cliqua sur une icône.

— Nous avons déjà isolé la partie qui nous intéresse et fait un montage. La vidéo débute au niveau du portique de l’entrée, rue de Harlay.

Une vidéo apparut à l’écran. On voyait des silhouettes qui évoluaient dans le hall. En plongée, on distinguait le portique de sécurité. L’heure indiquait 12 h 22. Camailleux appuya sur « Pause » lorsqu’un homme avec une casquette noire franchit la porte d’entrée.

— Le voilà.

Il fit défiler la vidéo. Sharko sentit ses muscles se contracter. Ce salopard était juste là. L’homme se présenta au portique sans rien déposer dans les bacs. Il ôta sa casquette à la demande du gendarme. Courts cheveux noirs. Il passa sous les détecteurs, remit sa casquette et continua sa route. L’individu portait un jean bleu et un long imperméable gris.

Changement de caméra. On le vit évoluer dans le grand hall de Harlay du Palais. Sharko avait les yeux rivés à l’écran.

— Il ne lève jamais la tête.

— Non. Il sait exactement où sont les caméras, et il y en a pourtant un paquet dans le Palais. C’est à cette façon de se comporter qu’on pense qu’il est notre homme. Il marche vite, sait où il va. C’est le seul individu à l’allure vraiment suspecte qui est passé seul, ce jour-là.

Encore un changement de caméra. L’homme traversait la salle des pas perdus.

— Regardez, là, comment il tourne la tête vers la gauche, pour éviter la caméra sur la droite. C’est millimétré.

L’anonyme disparut dans l’escalier menant au restaurant. Sharko imaginait, à sa démarche, à son allure, un homme plutôt jeune et longiligne.

La vidéo s’arrêta.

— Je pourrais vous montrer d’autres images provenant d’autres caméras, mais celles-ci sont vraiment les meilleures qu’on ait. On a fait des agrandissements, cherché des détails, mais même la casquette est sans marque. On voit juste qu’il a de courts cheveux noirs.

Lucie était déçue.

— Hormis sa coupe de cheveux, on n’a rien d’exploitable ?

Camailleux porta une main à son front, ferma longuement les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, ils étaient rouges. Sharko se demanda comment il tenait encore debout.

— Vous pensez bien que je ne vous aurais pas mis l’eau à la bouche si je n’avais pas autre chose en stock. Même une casquette sans marque reste une casquette « remarquable », justement parce qu’elle n’a pas de marque. Si notre homme sait où se trouvent les caméras, c’est qu’il est déjà venu. Qu’il a fait du repérage.

Nicolas comprit où il voulait en venir.

— Vous avez donc cherché l’homme à la casquette dans les enregistrements des journées précédentes…

Camailleux hocha la tête.

— Oui. J’ai mis quatre hommes dessus. Il y a des milliers d’heures d’enregistrement, c’était comme chercher une aiguille dans une botte de foin. On y a passé deux jours et deux nuits.

Il cliqua sur une deuxième icône. Une autre vidéo apparut, en date du lundi 11 novembre, soit neuf jours exactement avant la dispersion du virus. L’heure indiquait 9 h 12. La période de pointe. Camailleux montra un individu parmi d’autres qui faisaient la queue au portique.

— Le voilà…

— L’homme à la casquette noire, fit Sharko.

— C’est bien lui, oui. S’il l’avait ôtée, cette casquette, on n’aurait jamais fait le rapprochement avec la vidéo de la semaine suivante. En voulant se cacher, il s’est offert à nous.

Lucie et Sharko échangèrent un regard.

— Ils commettent toujours des petites erreurs.

L’individu passa les contrôles comme si de rien n’était. Quelques mètres plus loin, il s’arrêta et mit son téléphone à l’oreille.

— Il ne parle pas, expliqua Camailleux. Il n’a appuyé sur aucun bouton. Le coup du téléphone, c’est un prétexte pour déambuler et repérer l’endroit discrètement. Attention…

L’homme se tourna et fit face à la caméra. Ses yeux semblaient transpercer chacun des policiers qui l’observaient. Camailleux fit un arrêt sur image.

— Fais coucou à la caméra.

— Bien joué, répliqua Nicolas.

Le commissaire de la SAT ouvrit un dossier et en sortit des agrandissements au format A4.

Gros plans sur le visage. La casquette cachait une partie du front et assombrissait les traits, mais on y voyait correctement le suspect. 35, 40 ans. Des yeux marron, un nez droit et fin, un profil sec et tranchant.

Sharko avait les mâchoires serrées. D’autres clichés montraient l’individu de face et de profil. Ce n’était pas l’Homme en noir, dont ils ne connaissaient rien mais qui était forcément plus âgé, vu qu’il apparaissait, même flou, sur une photo de 1983 et qu’il avait déjà une taille adulte.

Camailleux referma la pochette et la tendit à Nicolas.

— Pour vous. J’ai pour ordre de ne surtout pas diffuser à la presse, sinon on annonce sans détour à la population que la dispersion du virus résulte d’un acte terroriste. En même temps, ça nous permet de garder une longueur d’avance sur le type. J’ai passé il y a deux heures les instructions à l’état-major pour la diffusion nationale urgente, avec un motif bidon mais suffisamment fort pour éveiller l’attention : suspicion d’acte terroriste à venir. Vu la qualité du cliché, on a de bonnes chances de le choper.

La diffusion nationale était une sorte de feuillet qui comportait la date des faits, deux ou trois lignes sur le mode opératoire, l’identité du service à aviser, et la photo du mis en cause. Cette fiche était diffusée à tous les services de police et de gendarmerie par un serveur appelé Sarbacane. Chaque policier du territoire en recevait très régulièrement, et cela pouvait concerner des gens à identifier, des mobiles à recouper, des personnes disparues à retrouver…

Camailleux éteignit son écran et se leva en grimaçant. Il s’était mis à suer à grosses gouttes.

— Je te ramène si tu veux, proposa Nicolas.

— Ça va aller, merci. C’est Charles Marnier qui va prendre le relais, il sera votre interlocuteur. Enfin, s’il ne succombe pas, lui aussi.

Ses collègues lui souhaitèrent bon courage. La grippe l’attendait et allait faire de son organisme un beau terrain de jeu. Masques sur le visage, Franck, Lucie et Nicolas le regardèrent s’éloigner.

Les locaux du 36 se vidaient progressivement.

Sharko s’attarda sur l’individu responsable de l’hécatombe.

Quant à Lucie, elle était partie aux toilettes. Elle ôta son masque et se passa de l’eau sur le visage.

Elle ne se sentait pas très bien.

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