[38]

Phong écoutait sa compagne lui relater les derniers événements.

— La phase 4, répéta-t-il. Ça devient sérieux…

— Ils vont appliquer point par point toutes les mesures préconisées. Réunions d’urgence entre membres de l’Union européenne… Ils renforcent les contrôles sanitaires aux frontières, se mettent à distribuer des traitements d’antiviraux et des kits de prélèvement au personnel de santé des hôpitaux parisiens, aux médecins traitants… Les entreprises de production de masques sont dans les starting-blocks, prêtes à lancer les machines. Les recteurs d’académie, les proviseurs, les directeurs d’école vont recevoir des directives de l’Éducation nationale, dans l’optique où un cas se déclare dans leur établissement. Idem pour les crèches et les garderies que fréquentent les tout-petits. Ils ont l’obligation de fermer en cas de soupçons. D’ailleurs, une maternelle n’ouvrira pas demain matin, il y a eu deux cas détectés aujourd’hui, les enfants d’un des premiers malades qu’on a repérés.

— Ce n’est vraiment pas bon signe. Et au niveau communication avec les médias ? Tu as vu, ça bouillonne sur Internet, à la télé. Les journalistes ont remarqué qu’il se passait quelque chose de pas normal à Pasteur, à l’IVE, au ministère de la Santé ou de l’Intérieur. Tous ces gens qui se réunissent, qui ne répondent pas aux questions. Et ces oiseaux qui meurent. Maintenant, les journalistes attendent des réponses claires et précises.

Amandine marqua une pause, récupéra sa tasse et se réchauffa le palais avec sa boisson.

— Il y aura tout à l’heure une conférence de presse de la ministre de la Santé. Tu as raison, ils sont pris à la gorge. Et puis, on ne ferme pas des écoles comme ça, sans qu’il y ait forcément quelque chose de grave.

— Ils vont parler de l’acte malveillant ?

— Ils sont dans une situation très embarrassante. S’ils en parlent, ils risquent de créer un mouvement de panique qui pourrait donner envie aux gens de rester chez eux, ou les pousser à se précipiter chez leur médecin et dans les hôpitaux. Il pourrait y avoir les premiers signes d’une désorganisation alors que le virus ne s’est pas encore complètement répandu.

— Mais s’ils ne parlent pas, ils prennent le risque que la vérité finisse par éclater… Ce qui serait peut-être pire…

— En tout cas, nous, on ne doit strictement rien dire. On ne devrait même pas avoir cette discussion entre nous. Je joue ma place et bien davantage.

— Je te rassure, Amandine, il n’y a pas de micro, ici.

— Tu es certain que ton contact à l’OMS ne parlera pas des infos qu’on a échangées avec lui ?

— Évidemment. Ça le mettrait dans une fâcheuse posture, lui aussi, tu ne crois pas ?

L’expression d’Amandine se durcit.

— Tu dois arrêter d’être en relation avec lui. Les types de l’antiterrorisme ont mis le nez dans nos affaires, ils sont sur les dents avec le suicide de Séverine. Ils fouillent les bureaux, ils ont des yeux et des oreilles partout. Faut arrêter de surfer sur Internet, de faire tes recherches.

Phong haussa les épaules.

— Je ne crains rien.

— Si. Je ne veux pas que des types en uniforme viennent ici et t’embarquent. Ce serait la pire des catastrophes. Sans toi, je serais perdue.

Elle se tut un instant. Non, elle n’imaginait pas sa vie sans Phong. Seule, ici, dans ces aquariums… C’était inconcevable et, rien que d’y penser, ça lui donnait mal à la tête.

— Dans tous les cas, le gouvernement va avoir du fil à retordre. Il marche sur des œufs. Comment aborder le sujet H1N1 auprès du grand public ? C’est compliqué, les gens ne comprennent pas grand-chose aux virus. La pandémie de 2009 a laissé des traces, elle a fait très peur. Ajoute l’histoire de l’acte malveillant, et là…

Phong mit son peignoir sur ses épaules. Il avait froid.

— Revenons-en au concret. Parle-moi du virus. De vos dernières analyses.

— Les données que l’on commence à récolter sont terrifiantes. Le taux d’attaque secondaire de ce H1N1 semble très fort. L’un des premiers cas que nous avons enregistrés, ce fameux Théo Durieux qui a été infecté à la cantine du Palais, a contaminé sa femme et ses deux enfants, ceux-là mêmes qui vont provoquer la fermeture de l’école.

Phong essaya de rester calme. Il avait le don de ne jamais s’énerver, de ne pas paniquer.

— Les dates ?

— Lui, infecté mercredi, symptômes violents samedi. Elle et les enfants n’avaient rien hier, et aujourd’hui ils sont tous malades.

— Soit le mardi suivant… Le délai d’incubation est donc entre deux et trois jours. Ça signifie aussi qu’on en est déjà en pleine vague secondaire. Autrement dit, le virus n’est pas mort de lui-même suite à l’infection volontaire des premiers cas humains. Les conditions atmosphériques, les températures ne le tuent pas. Il se répand d’homme à homme, tout seul comme un grand, comme la grippe saisonnière qui circule en ce moment. Il est noyé dans la masse.

Phong garda un moment le silence. Amandine, de son côté, se leva pour aller avaler deux Dafalgan.

— Combien de personnes touchées initialement à la cantine du Palais de justice ?

— On estime une centaine, il y en a sans doute davantage. Impossible de savoir précisément.

— Hormis la famille Durieux, une idée du nombre d’infections pour chaque cas primaire ?

— Tu te doutes que les équipes de l’IVE n’ont pas pu voir tout le monde, c’est long et fastidieux. Et que désormais… c’est trop tard, le virus est trop étendu. Mais… il y avait systématiquement des cas secondaires pour ceux qui avaient des familles. Un, deux membres touchés, au minimum.

Cette fois, le visage de Phong se crispa.

— C’est beaucoup.

— C’est énorme.

— On pourrait en être à deux, trois cents cas dans la vague secondaire… Et s’ils sont tombés malades aujourd’hui par exemple, c’est qu’ils sont contagieux depuis au moins une journée. Ils ont donc déjà sûrement infecté d’autres personnes, devenues elles-mêmes porteuses du virus sans le savoir. Et ces personnes-là sont indétectables pour le moment.

Phong se leva et se mit à déambuler, sa tasse à la main.

— La troisième vague va arriver.

Il regarda sa montre.

— On est mercredi, plus de 3 heures du matin. Étant donné vos chiffres, vos observations, cette vague devrait jaillir entre ce soir et jeudi. Si on est encore à un taux de reproduction de 2, on court direct à l’épidémie. Le virus réussira à sortir de Paris, si ce n’est déjà fait. Il va se répandre par vagues, comme des cercles à la surface de l’eau. Saut des frontières… Le monde… Pandémie dans quelques semaines… Et aucun vaccin.

Amandine le suivait des yeux sans bouger. Elle n’avait plus de force. Son cerveau tournait au ralenti.

— Rien ne peut arrêter un virus qui aurait un R0[15] constant proche de 2, poursuivit Phong. C’était le cas de la grippe espagnole. Il suffit d’une personne qui en contamine deux… deux qui en contaminent quatre, qui en contaminent huit, seize, trente-deux, soixante-quatre… Au final, plus de trente millions de morts.

— Notre virus n’est pas aussi dangereux.

— Mais il tuera quand même. Tu as beau prendre toutes les mesures, fermer les frontières, tu peux le ralentir, mais pas l’arrêter. Un virus à R0 constant peut bondir par-dessus les océans en un seul saut. Il suffit d’une fois, une seule… Il y a les oiseaux… Si ça se met en route, si toutes les conditions sont réunies, alors, c’est la catastrophe.

Il termina son thé, cul sec.

— Je ne comprends toujours pas, fit Amandine. Si notre homme a réussi à se procurer cette souche atypique de H1N1, il aurait pu avoir un microbe bien pire, non ? Plus destructeur en termes de vies humaines.

— La grippe n’est peut-être pas la plus destructrice, mais elle est d’une efficacité redoutable en ce qui concerne la propagation. Son délai d’incubation est très court, c’est une grande sportive. Rien qu’en France, on pourrait atteindre dix millions de malades. Parmi les personnes touchées, 99,9 % passeront une mauvaise semaine au lit. Rien de grave, mais cela va entraîner un absentéisme de plusieurs millions de journées de travail, ça va se chiffrer en millions d’euros. Je ne te parle pas de la désorganisation du système de santé, de l’engorgement des hôpitaux, des perturbations de la vie sociale et économique.

— Vu comme ça…

— Ce qui est important, aussi, en termes de vies humaines, c’est que 0,1 % des malades auront de graves symptômes respiratoires et mourront à cause des complications. 0,1 %, ça semble ridicule, mais quand on le ramène à des millions de malades, je te laisse faire le calcul.

Il s’immobilisa au milieu de la pièce. Ses yeux fixaient un point imaginaire.

— Si on étend cela au monde entier… L’air de rien, si vraiment ça va au bout, l’auteur de cette abomination va tuer au minimum des dizaines de milliers de personnes rien qu’en France, Amandine, avant que le premier vaccin n’apparaisse. Je trouve que c’est un score honorable pour un seul homme, pas toi ?

La jeune femme imaginait le gars, tranquillement installé chez lui, à attendre les conséquences, écouter la radio, regarder la télé et constater le résultat de son carnage. Des gens qui allaient mourir, les uns après les autres… Sans moyen d’en réchapper. Des meurtres à distance… Que ressentait-il en ce moment ? De la jouissance ? De la toute-puissance ?

— Quel monstre peut faire une chose pareille ? Jouer avec la nature et la vie d’innocents.

— Quelqu’un qui veut faire peur et très mal. Quelqu’un qui s’en prend à chacun d’entre nous, qui n’a aucun respect pour la vie humaine. Un fou intelligent pour qui la gloire passe par la destruction. Ces types-là ont toujours existé.

Amandine se releva.

— Je suis fatiguée, je ne réfléchis plus très bien, désolée. Allons nous coucher, tu veux ? Je vais juste dormir quelques heures et me lever tôt. Il y a un truc que je voudrais aller vérifier au labo.

— Faudrait que tu lèves le pied, Amandine. Vraiment. Tu ne tiens plus debout et tu prends trop de cachets. Je m’inquiète de plus en plus pour toi.

Ils posèrent leur tasse chacun dans son évier, éteignirent les lumières. Ils se couchèrent en même temps dans leurs grands lits froids, séparés de seulement trois centimètres de Plexiglas incassable.

Ils se tournèrent l’un vers l’autre, se regardèrent à la lueur de la veilleuse d’Amandine, sans parler. Ils n’allumèrent pas l’amplificateur sonore qui leur permettait de discuter. Ce n’était pas nécessaire, cette nuit-là.

Phong plaqua une main sur la vitre, Amandine l’imita.

Et comme elle sentit les larmes monter, elle se retourna et s’empressa d’éteindre la lumière. Elle enfonça la tête dans l’oreiller et fondit en larmes.

Grâce au Plexiglas, Phong ne l’entendit pas pleurer.

Загрузка...