Avant de descendre, Nicolas éclaira les alentours, pour signifier sa position, en espérant que ses équipiers le suivraient. Puis il s’engagea dans la sinistre bouche et s’accrocha aux barreaux, les mains glacées. Un courant d’air lui mordait chaque centimètre carré de peau.
Il atterrit sur une ancienne voie de chemin de fer souterraine. Il orienta sa lampe dans tous les sens. Un grand tunnel voûté partait à droite et à gauche, en légère pente. Dans quelle direction aller ? Le flic suivit son intuition. Toujours plus profond, toujours plus proche du centre de la Terre, des derniers cercles de l’enfer. Éclairé par sa petite lampe, il marcha donc dans le sens de la pente.
La structure était impressionnante, creusée dans la roche, avec de petits quais voûtés, des aires de déchargement. Au-dessus des rails, d’antiques isolateurs en porcelaine, de vieux lampadaires hors d’usage. À certains endroits, il y avait même des statues sculptées dans la pierre. Des diables aux cheveux de feu, des figurines effrayantes qui ressemblaient à des démons mayas. Le Mal, éclaté sur ces murs, l’observait en silence. Des centaines de personnes avaient dû se terrer ici pendant la guerre. Sculptant leurs icônes et construisant leurs machines de mort.
L’heure tournait. Combien à marcher, encore ? De combien de mètres devrait-il s’enfoncer sous terre pour rencontrer le Minotaure ? Nicolas arriva au bout de la voie ferrée. Le tunnel s’élargit en un grand hall désaffecté plein d’immenses blocs de pierre, de morceaux de rails, de vieilles cuves métalliques. Une fresque ornait le mur. Des flammes avec, au centre, un bouc aux cornes immenses, brandissant son trident. Belzébuth. Nicolas songea à des réunions sataniques… Des jeunes devaient venir dans ces sous-sols se procurer le frisson et, peut-être, vénérer le Mal.
Plus loin, un passage voûté aux multiples ouvertures donnait sur d’autres salles rectangulaires. Nicolas imagina les alvéoles d’une ruche. On avait dû y stocker du matériel, des missiles, des denrées alimentaires. Sur certaines parois, on devinait des impacts de balles en rafale. Des prisonniers avaient-ils été fusillés entre ces murs ? Y avait-il eu des combats ? Combien de sang versé ? Combien de morts ? Combien d’âmes malheureuses prisonnières de ces tunnels ?
Nicolas commençait à douter, il marchait, s’enfonçait à chaque pas davantage. Il ignorait si son micro émettait encore. Était-il dans la bonne direction ? L’Homme en noir serait-il au rendez-vous ou avait-il senti le piège ? Nicolas se dit que c’était impossible. Même si lui ou l’Homme-oiseau retenait Camille, même s’ils avaient essayé de la faire parler, ils ne pouvaient pas savoir que Dambre avait été attrapé. Car la jeune femme elle-même l’ignorait.
Et pourtant, il voyait encore le sourire arrogant du hacker.
Tout se compliqua dans les mètres suivants. Le couloir rétrécissait, le plafond se courbait, les poutres qui le soutenaient étaient presque brisées, elles-mêmes écrasées par le poids de la roche. C’était comme si le tapis de la forêt située au-dessus allait tout engloutir. Nicolas pensa à l’impact d’une bombe vu par le dessous. À cette courbure dans l’espace que le souffle de l’explosion avait engendrée.
L’air commençait à lui manquer, tandis qu’il devenait de plus en plus difficile de progresser à cause des éboulis qui s’accumulaient, accentuaient la pente, tordaient les chevilles. L’amas de pierres grimpait vers le plafond, et Nicolas se retrouva à quatre pattes pour se faufiler, son dos frôlant la roche blanchâtre.
L’eau gouttait, quelque part ; son bruit était amplifié par un jeu de cavités et le relief particulier. Nicolas sentit alors un gros flux d’adrénaline dans ses muscles. Son cœur palpita encore plus fort. Un horrible tam-tam qui secouait sa cage thoracique, qui battait jusque dans ses tempes. Il accéléra, pensant soudain au pire, indifférent à la douleur que provoquaient les pierres sur ses paumes ou ses genoux.
Après une nouvelle courbe, le nombre de pierres diminua, et il put enfin se redresser. Le couloir laissa alors place à une grande salle noire. Il aperçut, tout au fond, derrière une ouverture qui donnait sûrement sur une autre salle, d’infimes lueurs vacillantes. Comme celles provoquées par la flamme d’une bougie. La lumière arrivait aussi par une petite fenêtre creusée dans la roche.
Il songea à la niche trouvée sous les égouts. Celle où l’Homme-oiseau avait installé ses photos macabres, ses souvenirs personnels.
C’était comme si le scénario se répétait.
Le capitaine de police s’immobilisa. Il sortit son arme et la serra dans son poing. Tous ses muscles lui brûlaient. L’espace d’un instant, il se dit qu’il n’arriverait pas à avancer d’un centimètre, saisi par la peur.
Des cailloux roulèrent derrière lui, il se retourna en braquant son arme. Sharko apparut, peinant à s’extirper du mont de pierres, suivi par une équipe. Nicolas leur fit un signe de la tête, puis avança. Quelques secondes plus tard, Franck aperçut la faible lueur du fond, puis son capitaine de police qui avançait dans cette direction.
Tout était trop calme, trop silencieux. Franck comprit à ce moment-là que le pire les attendait.
— Attends, Nicolas ! Ne bouge pas !
Sharko se courba au maximum et avança tête baissée dans la salle au plafond très bas, jusqu’à rejoindre son collègue.
— Je passe devant, d’accord ?
Nicolas ne réagit qu’à moitié. Sharko le doubla et se dirigea vers l’ouverture éclairée, priant de tout son cœur pour qu’il se soit trompé.
Faites que ce ne soit pas ça… Faites que ce ne soit pas ça…
L’espace de quelques secondes, il songea à sa femme, Suzanne, au calvaire de sa disparition et de sa découverte six mois plus tard, démolie, folle… C’était comme un film en accéléré dans sa tête.
Il brandit son arme devant lui lorsqu’il aperçut l’ombre d’une silhouette derrière un grand drap blanc suspendu au plafond par des crochets. Le tissu occupait toute la largeur de la pièce, positionné comme un écran de cinéma. Dans les secondes qui suivirent, tous les flics se précipitèrent et pénétrèrent dans la salle. Nicolas haletait.
Ils se figèrent, les armes brandies, prêts à ouvrir le feu.
La silhouette était immobile, probablement éclairée par-derrière pour créer un effet d’ombre chinoise sur le drap. Située à un mètre au-dessus du sol. Comme si elle volait. Bras écartés…
Crucifixion.
Sur le drap était dessiné, en grand et sans doute avec du sang, le symbole des trois cercles.
Les flics se regardèrent un moment sans bouger, comme pétrifiés. Sharko avança au ralenti, incapable de déglutir. Il se tourna vers son capitaine de police qui le fixait. Franck eut l’impression qu’au plus profond de son être Nicolas savait. Qu’une parcelle de son esprit avait déjà compris, mais qu’une autre refoulait cette vérité qu’il s’apprêtait à découvrir.
Le flic reprit sa marche et avança vers le grand drap blanc suspendu, qu’il contourna avec prudence.
Vision d’horreur au milieu de l’enfer.
En un geste réflexe, il retourna aussitôt de l’autre côté du drap et posa une main sur la poitrine de Nicolas qui s’apprêtait à franchir la frontière.
— Non, n’y va pas.
Nicolas attrapa le poignet de Sharko.
— Me dis pas que c’est elle, Franck. Me dis pas ça…
Franck ne bougeait pas, les lèvres serrées, obstruant le passage. Les autres flics, derrière, étaient eux aussi immobiles, comme si le temps s’était soudain arrêté. Comme si personne n’avait envie de franchir cette barrière de tissu.
— Je t’en prie, insista Franck.
Sharko savait qu’à cet instant précis la vie de Nicolas Bellanger allait se briser définitivement.
À bout de forces, il ne put plus retenir son ami.
Le capitaine de police força le passage.
Lorsqu’il vit, il tomba au sol et hurla.