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8 h 25, mercredi matin.

Sharko marchait le long de la rue Saint-Honoré, les mains dans les poches. L’automne avait pris ses aises, déployé ses armes, assombri les façades, annonçant les rudes journées d’hiver.

Le flic remonta le col de son trois-quarts en peau et accéléra le pas. Il avançait seul, sans coéquipier. À cause du manque d’effectifs, les règles étaient chamboulées, l’organisation habituelle partait un peu en vrille. Lucie était au 36 pour creuser l’histoire de Patrick Lambart, médecin du 2e arrondissement, mort depuis cinq ans et petit ami supposé de Séverine Carayol jusqu’au mois précédent… Un paradoxe qui, selon Sharko, pouvait se résoudre de deux façons rationnelles : ou Carayol avait menti et n’avait jamais eu de petit ami, ou alors c’était lui, « Patrick Lambart », qui avait emprunté le nom d’un mort et avait trompé la jeune femme sur sa véritable identité.

Un mystère de plus dans leur affaire qui, finalement, renforçait le fait que Carayol n’était peut-être pas celle que l’on croyait.

Il pénétra dans une cour et se dirigea vers la gauche. Il avait rendez-vous avec Christian Fellucini, l’un des responsables des services techniques des égouts. Il monta au premier étage, se présenta à l’accueil. On l’orienta vers un vaste bureau encombré de dossiers, de classeurs, de grandes feuilles enroulées tenues par des élastiques. Le bureau d’un ingénieur ou d’un architecte, songea le flic.

L’homme, face à lui, était un grand type aux cheveux roux et frisotants, d’une quarantaine d’années. Des taches de rousseur jusqu’au bout des doigts. Un physique pas vraiment en adéquation avec son nom à consonance italienne.

Fellucini lui tendit la main.

— Très ponctuel.

— J’ai moi-même horreur des gens en retard, alors j’essaie toujours d’être à l’heure.

Sharko s’installa. Après quelques mots, il expliqua la raison de sa visite : deux SDF avaient été emmenés dans les égouts, à la jonction entre le canal Saint-Martin et la Seine, par un type déguisé.

— Un type déguisé ?

— En oiseau, d’après un témoin. Un corbeau, quelque chose comme ça. Cela peut paraître délirant, mais je sais que le SDF qui a vu la scène et fait sa déposition à la police a dit la vérité.

Sharko poussa la photo du casque qu’ils avaient retrouvé dans l’étang.

— Je pense que ce casque appartient au kidnappeur. On l’a retrouvé à proximité d’une scène de crime. D’après nos experts, son jaunissement est dû à la présence de sulfure d’hydrogène. On en trouve beaucoup dans les égouts, n’est-ce pas ?

— Oui, le H2S est une plaie. Il se forme surtout sous les couches de graisse solidifiées. En petite concentration, il détraque le système digestif et attaque les poumons. Parfois, il peut même exploser. C’est un véritable danger pour les égoutiers.

— Et ce modèle fait-il partie de votre équipement ?

Fellucini observa la photo avec attention.

— Pas vraiment, je n’en sais rien… Il est courant, et on en a plusieurs sortes. Certains égoutiers ont leur matériel personnel, plus moderne, plus adapté à leur morphologie. Difficile à dire. On trouve ces casques dans n’importe quel magasin de bricolage. Vous soupçonnez l’un des employés de se déguiser et d’être à l’origine de ces… disparitions ? Mais qui ferait une chose pareille ? Et pourquoi ?

— C’est toute la question.

Place aux photos des squelettes, à présent. Fellucini grimaça.

— Bouffés par l’acide et balancés à la flotte. L’acide industriel, vous en utilisez, là-dessous ?

Le rouquin acquiesça, la bouche serrée.

— Oui, de l’acide chlorhydrique très concentré.

— Ils sont combien à travailler dans ces tunnels ?

— Plus de trois cents.

— Ah, quand même…

— Il y a plus de deux mille quatre cents kilomètres de galeries. Un tunnel pour chaque rue de la capitale. Notre système de collecte et d’évacuation des eaux de ruissellement et des eaux usées fait de Paris l’une des villes les plus modernes au monde concernant cet aspect.

Sharko songea que ce n’était pas le genre de publicité que l’on trouvait dans les brochures touristiques, même s’il savait qu’on pouvait visiter quelques galeries, notamment grâce au musée des Égouts situé près de la tour Eiffel.

— Et les égoutiers ont chacun leur secteur, leur arrondissement ?

— Non. Les équipes peuvent aller partout, elles sont très mobiles. Il y a de la maintenance, des travaux, des mesures à effectuer… Puis les urgences aussi, ça, c’est tout le temps : les ruptures de canalisation, les débordements, les tuyaux bouchés… Bref, ça bouge en permanence.

— Vous auriez la possibilité de me transmettre la liste de vos employés ? Identité, âge, adresse, date d’embauche…

— Il me faudrait les autorisations.

— Vous aurez tous les papiers nécessaires.

— Parfait. Mais rien ne dit que c’est un égoutier. Cela peut être un ingénieur, un contremaître, un chef de chantier. Eaux, assainissements, ponts et chaussées… Il y a même des gens de la santé qui descendent là-dessous pour des analyses. Beaucoup de monde en somme.

— Oui, je sais, mais donnez-moi ce que vous pouvez. Une liste, ce sera toujours un début.

— Très bien.

— Sinon, vous avez des cartes des égouts ? Si on pouvait jeter un œil à cette bouche d’égout du canal Saint-Martin, voir où les tunnels mènent…

L’homme se leva et se dirigea vers une série de grands classeurs rangés par arrondissement. Il prit celui du 4e et le posa sur son bureau. À l’intérieur, des plans de format A3 difficilement lisibles pour un néophyte. Il y avait plusieurs tracés — lignes, pointillés longs, pointillés courts —, des hachures… Sharko pensa à ses vieux cours de dessin industriel auxquels il n’avait jamais rien compris.

— Les égoutiers ont accès à ces plans ?

— Aux plans mais, surtout, ils ont des terminaux portables reliés à notre système informatique, le TIGRE[16], qui centralise les informations sur la localisation et l’état physique des ouvrages. C’est un vrai dédale, vous vous y perdriez en cinq minutes.

Fellucini tourna les pages et s’arrêta sur l’une d’elles. Il pointa l’index sur un symbole.

— Donc, c’est de cet endroit que les SDF auraient été descendus dans le réseau souterrain.

Sharko se leva, fit le tour du bureau pour observer de manière plus précise.

— Ici, le canal Saint-Martin, détailla Fellucini. À ce niveau-là, le pont Morland. Par là, on remonte le boulevard Pompidou…

Sharko y voyait un peu plus clair dans cet entrelacs de droites et de courbes.

— Les victimes étaient sans doute inconscientes. Leur ravisseur doit connaître une autre issue, car le SDF qui observait ne l’a vu ni arriver ni repartir. À votre avis, dans quelle direction a-t-il pu aller ?

Fellucini observa le plan avec attention. Un maillage inextricable de tunnels, de croisements, un véritable labyrinthe. Le Paris des ténèbres sous celui de la lumière.

Son index suivit des lignes.

— Les regards les plus proches sont ici, rue Biscornet, à environ quatre cents mètres, je dirais. Puis là, rue de l’Arsenal, même distance. Après, c’est beaucoup plus loin.

Sharko nota les deux noms sur son carnet.

— Quatre cents mètres là-dedans, avec un homme sur le dos, c’est faisable ?

— Disons que c’est très compliqué. Certains passages sont étroits, pas faciles d’accès. Et puis, il faut pouvoir descendre et remonter les échelles.

— Ces SDF, il aurait pu les laisser à l’intérieur ? Les enfermer quelque part ?

La question parut surprendre le responsable.

— Euh… Oui, oui, rien ne l’empêche. Les égouts restent vierges de toute présence humaine la plupart du temps, vous savez. Deux curetages ou visites de contrôle ont lieu chaque année, mais s’il n’y a pas de fuite ou de problème quelconque, les hommes n’ont aucune raison d’y descendre.

Fellucini fronça les sourcils. Son doigt s’arrêta sur une zone quadrillée, quelque part entre le regard du port de l’Arsenal et celui de la rue Biscornet.

— Tenez. Cette partie est rayée de la carte. Cela signifie que l’endroit n’est plus maintenu.

— Pour quelle raison ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Attendez deux secondes, je vais jeter un œil.

Il se connecta au logiciel TIGRE, cliqua sur quelques boutons. Des cartes s’affichaient à l’écran, avec des zones cliquables et tout une symbolique à laquelle Sharko ne comprenait rien. Très vite, Fellucini trouva le secteur en question et cliqua sur un point qui le mena vers une fiche explicative, qu’il parcourut des yeux.

— Voilà, j’ai l’info. Ça s’est passé il y a deux ans. Une salle complète d’une trentaine de mètres carrés a été fermée et interdite, suite à l’effondrement d’un plancher en bois qui soutenait des canalisations. Depuis ce temps, des travaux ont été effectués, le circuit d’eau a été dévié.

— Et elle est encore accessible, cette salle ?

Le responsable déplaça la carte et zooma.

— Un tunnel très étroit y mène, oui. Il n’est pas hachuré, donc accessible.

Sharko observa la carte papier. D’après ce qu’il comprenait, l’accès à la salle se faisait après une multitude de détours et de virages alambiqués, avant le fameux tunnel.

— Il y a quelle distance, selon vous, entre cette salle et la bouche d’égout du port ?

— À vue de nez, je dirais… entre trois et quatre cents mètres ? Mais l’accès semble compliqué.

Sharko le regarda dans les yeux.

— C’est ce qui me fait penser qu’il s’y est passé quelque chose. J’aimerais qu’un égoutier m’accompagne jusqu’à cette salle. C’est possible, maintenant ?

— Je vous organise ça.

Il le remercia et sortit. Alors qu’il franchissait la grande porte cochère, il reçut un appel du légiste, Paul Chénaix.

— J’ai eu les retours toxico suite à l’autopsie de Séverine Carayol. J’avais des doutes, mais désormais le verdict est clair. Elle a été empoisonnée.

Sharko fronça les sourcils.

— Comment ?

— Avec du cyanure de potassium. Incolore, semblable à du sucre, soluble. Il suffit de quelques milligrammes pour une perte de conscience assez rapide… Au bout de deux heures sans intervention médicale, c’est la mort. Les analystes en ont détecté dans les bouchées de chocolat trouvées dans son appartement. Le cyanure était à l’intérieur : les bouchées ont été percées par le dessous, on y a injecté le poison, on a remis l’emballage. Un bon meurtre à l’ancienne, Franck.

— Tous ces médocs autour d’elle, ce mot, « Pardon », c’était donc une mise en scène ?

— On dirait. Elle n’a pas un seul médicament dans l’estomac. On l’a assassinée.

Sharko se passa une main sur le visage.

— Celui qui a fait ça savait bien qu’on le découvrirait rapidement, non ?

— S’il a un peu de connaissances, c’est certain. Mais visiblement, il s’en fiche.

— Il veut peut-être gagner du temps, semer le doute. Il a dû la regarder mourir, alors qu’elle avalait son chocolat… Le cyanure de potassium, c’est difficile à trouver comme poison ?

— Rien de plus facile. On l’utilisait encore comme mort-aux-rats il n’y a pas si longtemps.

Ils échangèrent encore quelques mots, puis Sharko raccrocha. On s’était débarrassé de Carayol, peut-être de peur qu’elle ne parle. Que savait-elle ? Dans quoi était-elle impliquée ? Pourquoi ce mot « Pardon » ? L’avait-on contrainte à l’écrire, alors qu’elle sombrait dans l’inconscience ?

Il reprit la route, le nez dans le col de son manteau, chaque minute un peu plus troublé par la complexité de l’affaire.

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