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Dans la cuisine, Lucie était installée face à Amandine qui venait de lui expliquer la manière dont elle avait découvert le corps : l’absence de nouvelles de Séverine depuis la veille, sa venue dans l’appartement à la demande de Jacob, l’horrible vision dans la chambre… Le premier réflexe qu’elle avait eu, raconta-t-elle, avait été d’appeler Phong, son mari. C’était lui qui lui avait ordonné d’appeler la police.

— C’est terrible. Jamais je ne me serais attendue à une chose pareille.

Lucie nota à quel point la chercheuse paraissait anxieuse. Ses mains tremblaient encore un peu, elle avait l’air éprouvée. Pourquoi cette femme au crâne presque rasé ne quittait-elle pas son masque ? Réflexe de chercheuse dans un laboratoire ?

— J’ai travaillé avec elle une partie de la semaine dernière. L’automne est toujours une période chargée en matière de virus, notamment à cause de la grippe saisonnière. J’ai aidé pour les analyses qui arrivent chaque jour au CNR. Ça fait partie de notre job, au GIM. Quand on n’est pas sur le terrain, on fait un tas d’autres activités.

— En quoi consistent ces analyses, exactement ?

— C’est assez simple. On reçoit des échantillons de virus emballés dans des récipients spéciaux et provenant la plupart du temps de laboratoires, de cabinets médicaux, d’hôpitaux. Ils sont accompagnés d’une fiche descriptive du patient qui porte ce virus. On nous demande de les typer, c’est-à-dire de leur donner un visage, une identité. On ne s’intéresse qu’à la grippe. On réagit également sur des alertes de biosécurité, comme dans le cas des cygnes, notamment. Mais ça reste une activité marginale.

— Combien y a-t-il de laborantins au CNR ?

— En moyenne, sept qui ont chacun une paillasse, un espace. Chaque laborantin prend ce qui arrive par le courrier ou par les porteurs, suivant sa charge de travail, et gère le suivi de l’échantillon de A à Z. On enregistre la demande dans la base de données, on analyse, on envoie les résultats, souvent quelques heures plus tard pour les cas les plus standards. Des données partent aussi à Londres pour les statistiques. En cas d’épidémie de grippe ou de pic de maladie, les effectifs augmentent. Au GIM, on sert de renfort. En ce moment, avec l’alerte, on a au moins doublé les effectifs dans le laboratoire. Chacun bosse à plein régime pour analyser le plus de prélèvements possible et comprendre à quel genre de virus H1N1 nous avons affaire.

Lucie n’y comprenait pas grand-chose en matière de microbes, mais elle commençait à entrevoir comment tout cela fonctionnait.

— Donc, la semaine dernière, vous étiez avec Séverine Carayol…

— Oui, la plupart du temps. On bossait côte à côte.

— Comment l’avez-vous sentie ?

— Elle était… tendue. Le nez plongé dans ses éprouvettes, souvent le casque audio sur les oreilles. Elle écoutait de la musique classique, ne parlait pas. Déjà qu’elle n’était pas vraiment bavarde, mais là, c’était silence radio.

— Son état de tension et de repli était donc visible avant qu’elle reçoive et analyse le virus inconnu ?

— Oui. Avant même qu’on découvre le premier cygne mort.

Lucie se leva et ouvrit la porte de la cuisine. La pièce, toute petite, était étouffante. Dans le salon, Sharko et Casu fouillaient dans les tiroirs, accumulaient de la paperasse — relevés de banque, d’assurance maladie… — qui aiderait à cerner le mode de vie de la victime. Franck eut un regard vers elle, hocha la tête pour savoir si tout allait bien. Lucie signifia que oui et retourna à la table.

— Pour en revenir aux cygnes, justement, et afin de mettre de la chronologie dans cette histoire… Excusez-moi, j’ai besoin de bien comprendre…

— Je vous en prie.

— On nous a expliqué que, d’un côté, les premiers oiseaux avaient été volontairement contaminés sur une île allemande entre le 7 et le 8 novembre, soit il y a un peu plus de quinze jours.

— Exact.

— Et que la dispersion volontaire du virus au restaurant du Palais de justice s’est faite mercredi dernier, le 20 novembre.

— Ce qu’on suppose, oui.

— Et vous, à Pasteur, quand avez-vous commencé à analyser le virus en provenance des cygnes, précisément ?

— Séverine a attaqué les analyses le samedi 23 novembre, suite à la découverte de trois migrateurs morts au parc du Marquenterre. Alexandre Jacob nous a fait l’annonce, à tous, dès lundi matin, soit le 25.

Lucie avait tracé un petit schéma sur son carnet, noté des dates, des faits importants, afin d’avoir l’esprit clair.

— Très bien, je vois. L’échantillon de H1N1 est donc arrivé entre les mains de Séverine vendredi dernier, le 22.

— C’est un collègue à moi qui le lui a apporté, en effet. Écoutez, je… je comprends ce que vous faites, mais vous parlez de Séverine comme si elle était coupable de quelque chose de grave.

— Nous envisageons toutes les possibilités. Disons que la concordance des événements entre le suicide apparent et la découverte autour de ce virus est troublante. Et dans la police, vous savez, on n’aime pas les coïncidences.

Amandine signifia qu’elle avait compris d’un petit mouvement des yeux.

— Celui qui a contaminé les oiseaux et nos équipes a forcément sorti le microbe de quelque part. Il était au courant de ce qu’il avait en main : un virus de grippe H1N1 contre lequel personne n’aurait la parade. Je me trompe ?

— Non, vous avez raison.

— Ça implique forcément qu’il a eu accès à des machines pour faire des analyses, qu’il a aussi obtenu l’accès à un laboratoire très bien équipé.

— Sans doute, oui. Mais il y a des milliers de laboratoires à travers le monde. Je ne vois pas ce que Séverine, simple laborantine, viendrait faire là-dedans. Si vous l’aviez connue… Elle était à des années-lumière de tout ça.

— Je cherche juste à comprendre son geste. Et vous savez, il n’y a pas de typologie particulière du criminel ou du terroriste. Il peut avoir n’importe quel visage, occuper n’importe quel rang dans la société. Croyez-moi.

Lucie la fixa dans les yeux. Amandine se sentit transpercée. Cette flic, face à elle, dégageait quelque chose de particulier. De glaçant.

— Avez-vous la moindre idée de la raison qui l’aurait poussée à quitter son travail lundi midi, après votre réunion ? D’après votre chef, personne ne l’aurait vue après la pause-déjeuner.

Amandine haussa les épaules.

— Peut-être un coup de fil ? Un rendez-vous qu’elle avait à l’extérieur, et qui l’a fait basculer ?

— On va vérifier tout cela.

Lucie nota un mot sur son carnet qu’elle retourna ensuite. Amandine haussa les épaules.

— « Pardon ». Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je ne sais pas pourquoi elle a écrit cela, je ne me suis jamais suicidée.

Ton plutôt sec. Amandine se tint la tête entre les mains. Avec tout ce qui s’était passé ce jour-là, les médicaments qu’elle avait avalés, elle était rincée et n’avait plus l’esprit très clair.

— Excusez-moi, mais…

— Rude journée ?

— C’est le moins qu’on puisse dire. Et j’ai l’impression qu’elle n’est pas terminée. Le virus court les rues.

Lucie reprit son carnet.

— En tout cas, toutes les deux, on a bientôt fini. Séverine avait un petit ami, à ce que j’ai cru comprendre ?

— Oui. Il s’appelle Patrick Lambart. Un médecin généraliste qui bosse dans le 2e, d’après ce que m’a raconté Séverine. Elle était avec lui depuis plusieurs mois, il a disparu de sa vie il y a environ un mois et demi. Mais, pour tout vous dire, je ne l’ai jamais croisé. Séverine était très discrète sur sa vie privée, il fallait lui arracher les vers du nez pour qu’elle lâche des informations. Je ne sais même pas à quoi il ressemble, ce médecin.

— Selon vous, leur rupture serait à l’origine du drame ?

— Vu ce qu’elle m’a dit à la fin de notre réunion d’hier, oui, je le crois vraiment. Et ce n’est pas une rupture, c’est une disparition. Ce Lambart ne lui a plus jamais donné signe de vie.

Amandine fut troublée durant quelques secondes en se remémorant son échange avec Séverine après la réunion du lundi. Lucie, qui notait et soulignait l’identité de l’ex-petit ami à plusieurs reprises, ne remarqua rien.

La flic se leva.

— J’en ai terminé pour le moment. Quelqu’un de chez nous va passer au laboratoire où Séverine Carayol travaillait. Nous allons nous revoir souvent, je pense, puisque, aux dernières nouvelles, tout le monde avance de concert dans cette histoire.

Amandine se leva à son tour et lui donna sa carte de visite.

— On essaie d’attraper le virus, vous attrapez celui qui l’a lâché dans la nature. Sur la carte, vous avez mon numéro personnel. Au cas où, n’hésitez pas.

Lucie lui tendit la sienne, puis sa main pour la saluer.

— Désolée, je ne serre pas les mains. Ce n’est pas par manque de politesse.

Elle fixa Lucie avec un petit air de reproche.

— Vous devriez porter les masques qu’on vous a donnés. Vous avez peut-être le virus en vous sans le savoir. Et vous pouvez le propager. De manière générale, bien se protéger, c’est la solution la plus efficace pour stopper une épidémie et ne pas attraper de microbes.

— On y pensera.

Elle détestait ces masques. Dans le salon, Amandine salua les deux policiers et dévala l’escalier. Tout en descendant, elle sortit un gel antibactérien de sa poche et se frotta les mains. Une fois dehors, elle ôta son masque et respira une grande bouffée d’air frais. Son cerveau surchauffait, l’image horrible du cadavre de Séverine continuait à tourner dans sa tête. Les yeux grands ouverts… L’écume aux lèvres…

Et puis il y avait les paroles de la laborantine, qui avaient ressurgi dans son esprit lors de son entretien avec cette Lucie Henebelle. Peut-être aurait-elle dû en parler à la policière ? Mais peut-être aussi que Séverine les avait juste prononcées parce qu’elle était impressionnée ?

Toujours était-il que les mots résonnaient à présent étrangement aux oreilles d’Amandine.

« Les types de la cellule antiterroriste… Ils sont là pour enquêter, tu crois ? » avait-elle demandé. Pourquoi s’était-elle intéressée à eux ? Qu’est-ce qui lui faisait peur ?

Le téléphone d’Amandine sonna. C’était Johan. Elle décrocha.

— H1N1 est en route, Amandine. La famille de notre deuxième patient, Théo Durieux, est complètement HS. La femme, avec qui tu as discuté à l’hôpital, et ses deux mômes, balayés.

— La poisse.

— Partout, autour de ces gens qui ont été contaminés le mercredi au restaurant, on a des cas secondaires. La famille, les proches, les amis. Le virus est un sprinter. Putain, Amandine, c’est la merde !

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