Nicolas adressa un sourire crispé à sa compagne. Camille n’aimait pas le voir comme ça, grave, inquiet, fatigué. Le capitaine de police inspira un grand coup, avant de lâcher :
— Tous ces gens, en bas, viennent de l’Institut Pasteur de Paris. Nous venons d’avoir une réunion avec le directeur de la Santé et divers responsables qui ne disaient qu’à demi-mot ce qui se passe vraiment. Le ton est vite monté. Nous savons, mais, officiellement, rien ne doit sortir de ces murs. Vu les interrogations qui montent, la pression des journalistes, le gouvernement devrait communiquer très vite de manière officielle.
— Et donc, que se passe-t-il ?
Nicolas prit son inspiration et lâcha :
— Il semblerait que quelqu’un soit entré mercredi dernier dans le restaurant du Palais de justice pour y libérer un virus de la grippe inconnu. Ce même virus qui est en train de faire des ravages dans nos rangs.
Bellanger vit ses collègues pâlir. Camille resta figée. Un grand silence les enveloppa.
— Un… virus inconnu ?
Lucie avait parlé du bout des lèvres. Elle pensait à Pascal Robillard… cette masse de muscles anéantie…
— Une grippe qu’ils ne connaissent pas, et par conséquent pour laquelle il n’y a pas de vaccin. Du genre de celle de 2009, la fameuse grippe mexicaine. Ce type de saleté peut créer une pandémie. C’est certainement elle qui a touché Levallois et Robillard.
Il leur parla du virus peut-être répandu dans le restaurant. Les visages se creusèrent de stupéfaction. Lucie sentit son pouls accélérer. Elle pensa instantanément à ses jumeaux.
— Qu’est-ce qu’on risque ?
Bellanger parcourait du regard son carnet. Il avait essayé de noter tout en écoutant, pris lui aussi à la gorge par toutes ces révélations.
— C’est trop tôt pour le dire, mais d’après les experts de Pasteur, les symptômes semblent identiques à ceux d’une grippe « classique ». Certaines personnes résisteront bien, d’autres seront plus sensibles, et d’autres encore rencontreront de graves difficultés. Plusieurs malades dont Robillard ont été hospitalisés afin que les médecins puissent connaître le mieux possible le comportement de ce nouveau virus et aussi éviter au maximum sa propagation.
Sharko se leva de son siège et partit s’appuyer contre le radiateur. Le flic avait les mains moites, les jambes cotonneuses. Les assassins ne l’effrayaient pas, parce qu’ils avaient un visage. Mais un virus, inconnu par-dessus le marché…
— D’après eux, ce virus a des origines aviaire, porcine et humaine. Il est un peu le mélange des trois, ça veut donc dire qu’il est capable de passer d’une espèce à l’autre. Il faut savoir que les virus grippaux sont toujours en train de muter, de se réorganiser, et il suffit d’un concours de circonstances malheureux pour qu’un mutant capable de se diffuser parmi la population humaine apparaisse.
Son regard devint encore plus grave.
— Celui qui a répandu le virus a aussi contaminé des oiseaux migrateurs sur une île où ils se posent par milliers. Ça s’est fait entre le 7 et le 8 novembre. Ils le savent car l’un des cygnes était suivi par GPS… Tenez-vous bien : notre « assassin » a disposé des cadavres d’animaux contaminés en trois cercles concentriques sur cette île.
Un silence. Tout se bouscula soudain dans la tête de Sharko, de Camille et de Lucie.
— Le symbole des trois cercles. C’est lui ! s’écria Camille.
— L’Homme en noir… ajouta Lucie. Encore lui. Bon Dieu !
C’était bien plus qu’un sentiment d’échec que les policiers ressentaient à ce moment-là. Ils avaient l’impression d’avoir laissé un monstre préparer tranquillement un piège qui se refermait aujourd’hui brusquement sur eux.
— Rappelez-vous le début du message qu’il m’a adressé, fit Nicolas : Le Déluge arrivera d’abord par le ciel. Les oiseaux sont ce déluge. Ils sont en train de répandre le microbe partout où ils se posent. Et probable, d’après les gens de Pasteur, que ça finisse par contaminer à la longue des êtres humains. Demain, dans une semaine, dans un mois… Difficile à dire. Une chose est sûre : on ne peut pas les arrêter.
Il soupira. Ses yeux s’orientèrent vers ceux de Camille.
— C’est le même individu qui est derrière tout ça. Celui qui m’a envoyé l’horrible lettre l’année dernière, celui qui a balancé le virus informatique, celui qui a répandu la grippe. Celui qui nous a causé tous ces soucis. L’Homme en noir.
Il s’approcha de sa compagne et tenta de la rassurer.
— Il ne s’en prend pas qu’à nous. Il s’attaque au pouvoir, à l’autorité. À l’État. Et de façon très organisée. Les experts de Pasteur et tous les gens en rapport avec les organismes de santé sont en alerte. Ils ont peur que le virus ne finisse par se répandre dans la population, qu’il ne crée un vent de panique. On peut arrêter des assassins, mais comment faire pour stopper un virus ? Je n’y connais rien, pourtant j’ai l’impression que le mal est fait. Que ces types, là, en bas, n’y pourront rien changer, même s’ils veulent nous faire croire le contraire. Et par-dessus tout, ils vont devoir communiquer, avertir la population. Ce n’est pas le genre d’affaire qu’on peut étouffer : trop de malades, trop de témoins, trop de mesures à prendre avec les autres pays.
Il paraissait abattu.
— Ma question est peut-être étrange, fit Lucie, mais… pourquoi « juste » une grippe ? Pourquoi pas un truc plus destructeur ? Comme Ebola, ou je ne sais quoi ?
— C’est trop tôt pour émettre des hypothèses ; ils ne répondent pas à cette question. D’où sort ce virus ? Comment notre homme l’a-t-il récupéré ? Les deux équipes antiterroristes fusionnent, vu le nombre de malades qu’ils ont dans leurs rangs. Ils sont obligés de se réorganiser.
— J’ai vu en effet qu’il n’y avait pas grand monde dans leur bureau, fit Sharko.
Les équipes antiterroristes étaient leurs voisins du bout du couloir. Bellanger poursuivit :
— Ils vont décortiquer tous les enregistrements des caméras du Palais de justice, notamment au niveau des portiques de sécurité. Si l’individu s’est présenté à la cantine du Palais mercredi, il est forcément entré et sorti à un moment donné.
— Oui, mais un virus, ça ne bipe pas sous les portiques, fit remarquer Camille. Notre homme peut avoir n’importe quel visage, malheureusement. Tu crois que c’est l’Homme en noir en personne qui a agi ?
Nicolas haussa les épaules.
— Même si c’est lui, on n’est pas beaucoup plus avancés. Tout ce qu’on sait de lui provient de notre enquête de 2012 : un homme qui apparaît sur une photo complètement floue prise en 1983 en Espagne, tout de noir vêtu, jusqu’au chapeau. On peut estimer qu’il a au minimum une cinquantaine d’années, aujourd’hui.
Franck Sharko sentait la colère monter en lui.
— Lui ou un autre, peu importe. Ces salopards sont venus ici, entre nos murs. L’un d’entre eux a pris des risques, s’est mêlé aux gendarmes, aux policiers, avec cette saloperie au fond de sa poche. Il aurait très bien pu s’en prendre à un aéroport, une école… Mais non, c’est à nous qu’il en voulait. Il veut pouvoir jouir en temps réel de… de…
— De son œuvre, compléta Lucie. Comme un peintre qui regarde le dessin naître sous ses yeux. Il ne veut manquer aucune étape. Ça doit être extrêmement jouissif de voir des gens tomber malades les uns après les autres, de se dire que la contamination a fonctionné et qu’on ne peut rien faire. Que le virus continuera à se répandre, quoi qu’on fasse.
— Selon les spécialistes, notre individu a profité de la montée en puissance de la grippe classique qui s’installe en ce moment pour noyer le poisson. La preuve, on n’a pas vraiment fait gaffe. Tout a été soigneusement orchestré et calculé. Le virus, les oiseaux… Et maintenant, la presse qui s’en mêle. Personne ne peut empêcher les journalistes de faire leur job. Les professionnels de santé les ont sur le dos, la mèche du pétard est allumée. La grippe, ça fait peur. Avec ces histoires de H5N1, d’oiseaux morts retrouvés un peu partout, de pandémie. Et quand les gens ont peur…
— Ils réagissent à l’instinct, l’interrompit Camille. Ils deviennent incontrôlables. Dangereux…
Nicolas tendit un imprimé à chacun.
— Sur ces nouvelles réjouissantes, voici un document à remplir tout de suite, pour l’Institut de veille épidémiologique. Ils veulent des infos sur tous ceux qui ont été en contact avec des malades. Des médecins s’organisent en bas, on va nous donner des médocs pour enrayer la progression de la grippe. Si on n’a pas de symptômes, ils ne nous empêchent pas de bosser, ils ne veulent surtout pas de paralysie des services de l’État, ce serait la pire des choses. Tout doit paraître « normal » aux yeux des citoyens.
Sharko poussa un grognement.
— Normal ? T’as vu le bordel ? Mon bureau ressemble à un champ de paperasse, mon ordinateur déconne encore, la moitié des sièges sont vides. On est déjà bien touchés, quand même.
— Et ce n’est sans doute pas fini, mais on va prendre des précautions. Ils vont nous distribuer des masques qu’il faudra enfiler au moindre signe, éternuement, ou courbatures. Ils vont nous expliquer tout ça. Arrêter ce ou ces types devient la priorité numéro un des services de la Crim et de l’Antiterrorisme. La DCRI[14] est aussi sur le coup. Notre équipe — ou ce qu’il en reste — est particulièrement concernée, notamment à cause de la lettre en peau et, surtout, de notre enquête de l’année dernière. Tous nos documents et dossiers qui concernent cette affaire vont passer chez nos voisins de bureau et à la DCRI. Tout le monde doit être au courant.
— On a fait le tour. Ils ne trouveront rien.
— Ils veulent ces dossiers, laissons-les-leur. S’ils avaient su avant, ils auraient percuté en découvrant les trois cercles sur l’île Rügen, on aurait gagné du temps. Nous, on va bosser en coordination avec eux et des scientifiques de Pasteur, c’est acté. Un serveur sécurisé d’échange de données va être mis en place sur notre extranet. On se partage les infos, dans la mesure du raisonnable, évidemment. Si le ministère de l’Intérieur ou de la Santé a besoin de nous pour une enquête, des recherches, une intervention ou je ne sais quoi, on doit être dispos. Pareil dans l’autre sens : on reste transparents sur nos avancées. Bref, on travaille main dans la main.
— Et on fait comment, on se dédouble ?
Camille trépignait. Elle aurait voulu aider, participer, mais elle était cantonnée dans son bureau, à régler la paperasse et remplir des fiches de paie.
— Je vais voir auprès du divisionnaire Dumortier et essayer de récupérer des effectifs à plein temps, dit le capitaine de police. On met un frein, s’il le faut, sur les affaires en cours. On définit les priorités, on laisse tomber la paperasse qui n’est pas nécessaire pour le moment et on y va à la débrouille.
Sharko secoua la tête.
— Je ne veux pas laisser mes squelettes. Un autre genre de fou furieux armé de couteaux longs de quinze centimètres court dans la nature.
— Peut-être, mais ça reste une priorité moindre.
— Tu trouves ? Un pauvre type, son chien, quatre cadavres bouffés à l’acide et un tueur qui se shoote avec de l’opium mélangé à de la menthe, c’est pourtant pas mal.
— Comprends bien que ça risque d’être le chaos dans les heures et les jours à venir. Les absents risquent d’être encore plus nombreux. Les collègues vont commencer à s’affoler. Prends un type comme notre commissaire Berliaud par exemple… Hypocondriaque… Sûr que demain, on ne le voit plus. On n’a jamais connu un truc pareil. Va falloir s’adapter. (Il regarda sa montre.) Déjà, putain… J’enchaîne sur une réunion avec Dumortier, une cellule de crise se met en place. Évidemment, je vous le répète, nous, on ne communique pas là-dessus. En attendant… continuez à travailler comme vous pouvez, faites avec les absents. En espérant que plus personne ne tombe malade. Nos services ressemblent à un jeu de quilles renversé et les appareils pour les remettre en place sont en panne.
Il fixa Sharko dans les yeux.
— Tu l’as dit, Franck, le responsable de tout ça est entré chez nous, dans la maison. Ici, dans notre bureau. Il s’en est pris à nos collègues de travail. (Ses yeux plongèrent dans ceux de Camille.) Il s’en est pris à nous…
Quelque chose brillait dans ses iris. Une étincelle mauvaise, qui allait au-delà de tout discours.
— Je veux retrouver ce salopard.
— Je crois que tu n’es pas le seul. Et ça fait plus d’un an que ça dure.
Ambiance plombée, limite morbide. Nicolas s’isola avec sa compagne dans un coin de l’open space. Il lui prit les mains.
— Tu vas voir les médecins, d’accord ? Tu suis les traitements à la lettre, tu te protèges. Ton organisme est encore fragile, cette grippe ne doit en aucun cas passer par toi.
Camille acquiesça.
— Je vais faire attention. Promis. Si vous avez besoin d’aide, tu sais que tu peux compter sur moi. J’ai un ordinateur, je peux faire des recherches. Tu sais que je ne suis pas trop mauvaise dans ce domaine-là…
Nicolas s’efforça de lui sourire.
— Je sais, Camille, je sais. Tu m’attends pour rentrer ce soir, OK ? Je ne veux pas que tu retournes seule à l’appartement.
Camille hocha la tête. Elle avait les mains froides. Le téléphone de Nicolas sonna. Camille l’embrassa furtivement, salua Franck et Lucie avant de disparaître. Bellanger répondit à l’appel et revint vers ses subordonnés après avoir raccroché.
— Les services informatiques ont des nouvelles sur CrackJack, le nom écrit au bas du virus. Allez-y. À partir de maintenant, on ne les lâche plus.