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Amandine salua Phong de loin lorsqu’elle franchit le seuil de la porte.

Il lui répondit par un petit signe à travers la porte vitrée fermée. Amandine avait envie de le serrer dans ses bras, de l’embrasser, comme le feraient n’importe quels mari et femme après avoir passé une journée séparés l’un de l’autre.

Mais elle ne pouvait pas à cause des vitres en Plexiglas.

Il fallait avant ça passer par la case douche.

Éliminer un maximum de microbes. Encore et encore.

Le grand loft de deux cent vingt mètres carrés comprenait deux salles de bains, deux salons, une grande cuisine et une petite. Le tout cloisonné avec des vitres incassables ou des murs pleins, et un réseau compliqué de couloirs translucides, afin que les deux époux ne se croisent pas.

Quand tout allait mal, elle avait son espace privé, et lui le sien. Ils marchaient dans des couloirs parallèles, et jamais l’un n’empiétait sur le territoire de l’autre. Deux êtres séparés, vivant sous le même toit, dans un étrange labyrinthe.

Et pourtant ils s’aimaient.

Dans sa salle de bains, Amandine fourra ses vêtements dans le panier à linge, au-dessus d’une grosse boîte à pharmacie bondée et d’un calendrier où elle avait coché toutes les dates de ses menstruations. Elle se savonna énergiquement avec le gel antimicrobien le plus efficace du marché — ses collègues de Pasteur-Lille en testaient les caractéristiques —, se massa le crâne avec un shampoing qui éliminait en même temps le moindre germe et se rinça abondamment à l’eau brûlante. Puis elle s’essuya avec une serviette traitée à l’aide de lessives et d’adoucisseurs spéciaux, antimicrobiens.

Devant le miroir, elle se glissa dans un kimono thaïlandais en satin gris, se passa quelques crèmes sur le visage. À 34 ans, son corps imberbe paraissait fait de porcelaine. Amandine avait besoin de cette pureté pour se sentir bien. Après le rituel qui durait près d’une heure, elle put enfin rejoindre son mari dans l’un des deux salons. Il y avait des humidificateurs et des contrôleurs d’hygrométrie, qui étaient la plupart du temps des barrières efficaces contre les microbes. Le salon d’Amandine se trouvait de l’autre côté d’une vitre en Plexiglas ultra-résistant et entourée de joints étanches, avec sa propre télé, sa décoration, son canapé. C’était de là qu’elle contrôlait aussi toute la domotique de la maison : fermeture automatique des volets, réglage de la température, activation de l’alarme, extinction des lumières…

Phong avait préparé du poulet thaï au lait de coco. Deux assiettes colorées se faisaient face sur la petite table ronde. Amandine serra Phong contre elle en lui caressant le dos. Chaque jour où elle pouvait le sentir et le toucher était un jour de gagné contre la maladie. Et peu importaient les douleurs, les sacrifices et ces grosses vitres qui les faisaient parfois ressembler à des poissons dans des aquariums.

Amandine vérifia que le poulet était bien cuit et décapsula elle-même la bouteille d’eau minérale.

— Qu’est-ce que tu dirais si on allait à la mer, tous les deux ? Sur la côte du Nord. Le vent et l’air frais. L’iode, ça ne peut être que bénéfique pour ton organisme. Il n’y a personne en cette saison, on aurait la plage rien qu’à nous.

— Tu as une envie comme ça ?

— Oui, juste comme ça.

Phong médita la proposition durant de longues secondes. Quand il réfléchissait, de toutes petites rides partaient en pattes-d’oie sur le côté de ses yeux noirs. À 43 ans, il avait le visage rond et doux des Asiatiques, les cheveux légèrement en arrière et des dents d’un blanc pur.

Il lui adressa ce sourire qui la faisait encore craquer après cinq ans de mariage. Ils s’étaient connus lors d’un congrès scientifique sur la sécurité biologique, avaient discuté de noms barbares de bactéries et ne s’étaient plus quittés. Juste avant le mariage, Amandine lui avait demandé s’il était prêt à épouser une femme avec un prénom aussi dangereux : l’amande n’était-elle pas l’odeur du cyanure, ce poison radical qui pouvait vous souffler la vie sans que vous vous en rendiez compte ? « Je prends le risque. Les amandes peuvent être douces, aussi », avait-il répliqué.

— Oui, la mer c’est une bonne idée. Ça me fera du bien de mettre un peu le nez dehors. Demain ?

— Dimanche, plutôt. Il y aura moins de monde sur les routes. Demain, je ferai le ménage et après on louera des films. Et aussi, je vais poser des congés, je ferai la demande lundi pour la semaine suivante.

— C’est vrai ?

— Ça fait trop longtemps, j’ai besoin de sortir la tête des éprouvettes et de faire une pause dans la préparation de mon HDR[6]. De passer plus de temps avec toi.

— Autre excellente idée.

Amandine désigna les origamis qui peuplaient la table du salon. Des dragons, des libellules, des oiseaux d’une complexité absolue. Certains nécessitaient des centaines de pliages et une dizaine d’heures de travail. Phong avait les doigts fins et longs d’un pianiste.

— Alors, combien tu en as vendu, aujourd’hui ?

— Quatre. Deux scorpions, un cerf et le cœur avec les ailes, là-bas.

Phong avait traqué les microbes partout à travers le monde. Aujourd’hui, enfermé entre quatre murs, il confectionnait des figurines de papier. Mais il tenait bon. Sa boutique en ligne d’origamis, les échanges électroniques avec des inconnus et les petits paquets qu’Amandine allait déposer dans la boîte extérieure de la poste, chaque jour, lui permettaient de garder un semblant de lien avec le monde.

— C’est super, Phong, c’est toujours un peu plus de clients. Il va falloir embaucher, si ça continue.

Phong but une gorgée d’eau avec calme. Il restait poli, courtois, même dans les situations les plus terribles. Mais Amandine savait combien la vie extérieure, sociale, les simples footings qu’il pratiquait avant sa maladie lui manquaient.

— Si tu me racontais ce qui te tracasse, maintenant ? Je te sens tendue.

Amandine hésita, puis décida de lui parler des trois cygnes retrouvés morts, de son intervention au Marquenterre avec Johan, des soupçons de grippe H5N1. Phong manifesta soudain son intérêt. Avant de travailler dans les bureaux de l’hôpital des maladies infectieuses de Saint-Louis, il avait passé trois ans à bosser pour l’OMS, à Genève, en tant qu’épidémiologiste. Un homme de chiffres, entouré de statistiques, de calculs, de prévisions. La pneumonie avait été sa grande spécialité, il avait beaucoup voyagé en Afrique, en Amérique latine, au Mexique… En outre, il se débrouillait pas mal avec la grippe.

— Je ne sais pas si je t’ai déjà parlé de la Shoc[7] Room.

— La « Chokroum » ? Connais pas. C’est une pâtisserie orientale ?

Phong ignorait si elle plaisantait ou pas. Amandine avait souvent des réactions inattendues, parfois même illogiques. Son esprit devait s’embrouiller, tout mélanger, avec cette multitude de projets qu’elle menait de front. Alors, il lui donna des explications.

— Pâtisserie orientale suisse, oui. Elle est située dans les bureaux de Genève. C’est une pièce pleine d’écrans d’ordinateurs…

— Où des officiers de surveillance suivent les différents foyers de grippe — surtout aviaire — partout dans le monde. Je sais, oui…

— Et donc, tu sais aussi qu’ils possèdent là-bas un système appelé GPHIN[8], qui traque toutes les rumeurs qui concernent la grippe sur Internet, et en sept langues. Ses moteurs de recherche balaient le Web à la manière de Google. Journaux en ligne, blogs, sites médicaux, tout y passe. Quelques mots en russe sur un oiseau mort, et l’information se retrouve en quelques secondes sur leurs écrans…

— Impressionnant.

— Je vais appeler un ancien collègue, Claude Bays, il me doit un tas de services. Nous en saurons certainement davantage sur tes cygnes.

— Tu me proposes de court-circuiter mon chef, c’est ça ?

— Ta petite affaire m’excite, à vrai dire.

— Moi aussi. Et à la rigueur, en savoir au moins autant que ce psychorigide de Jacob, ça me plaît.

Phong passa un coup de fil, parla quelques minutes avant de raccrocher.

— C’est chaud là-bas, on dirait.

— Chaud, c’est-à-dire ?

— C’est tout ce qu’il m’a dit, il est très pris pour le moment. Mais il m’a promis de m’envoyer des infos par mail plus tard dans la soirée ou demain. Je lui ai dit de te mettre en copie.

Après le western qu’ils regardèrent dans deux canapés séparés, ils vérifièrent que rien n’était arrivé sur leur messagerie électronique et se rendirent dans la chambre à coucher, portés par leurs caresses dans cette pièce coupée en deux par une grande vitre en Plexiglas. Deux portes pour y entrer, deux grands lits presque collés, mais séparés. Cette fois-ci, ils entrèrent par la même porte — qui pouvait être verrouillée à l’aide d’une clé, comme toutes les portes du loft — et se couchèrent dans le même lit, celui d’Amandine. Elle ne se rendait jamais dans l’espace de Phong, hormis la cuisine.

Phong aimait passer la main sur le crâne de sa femme, sentir les minuscules cheveux roux lui picoter les doigts. Allongé, il bascula vers la boîte de masques de protection et la tendit à Amandine. Elle sourit.

— Tu es sûr que ce n’est pas ton tour ?

— Absolument.

— J’aurais essayé.

Elle passa l’élastique autour de sa tête, mit le masque sur son visage. Ça éviterait qu’ils ne s’embrassent et ne se transmettent des germes en masse. Amandine savait que plus de deux cents types de bactéries étaient échangées rien qu’au cours d’un baiser. Phong, de son côté, enfila un préservatif. Même si on disait que sa maladie n’était pas transmissible, Amandine ne voulait pas qu’il prenne le moindre risque.

Parce que ce n’était pas lui, le danger.

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