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8 heures du matin. Réunion quotidienne de crise des membres du GIM.

En quelques jours, le visage d’Alexandre Jacob s’était amaigri, le manque de sommeil se lisait sur ses yeux rouges et ses cernes gonflés. On le sollicitait de tout côté, on voulait des chiffres, des expertises, des comptes rendus.

Et les échantillons à analyser pleuvaient des quatre coins de la France.

— Réunion très brève. Que des mauvaises nouvelles.

Les scientifiques échangèrent des regards inquiets. Johan buvait un café en silence, les yeux rivés sur le visage d’Amandine.

— Vous êtes sans doute au courant, avec les bruits de couloir, mais Séverine ne s’est pas suicidée. Elle a visiblement été empoisonnée avec du cyanure.

Un brouhaha s’éleva de l’assemblée. Jacob tempéra de la main.

— L’enquête est en cours, espérons de tout cœur que les policiers trouveront le coupable… Désolé de changer de sujet aussi brusquement, mais nous concernant, on ne traque plus le virus, terminé. L’IVE prend le relais, c’est désormais trop vaste pour qu’on puisse arrêter sa diffusion. On reprend nos activités de renfort à plein temps. On va passer en vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept pour les analyses au CNR grippe. Astreinte microbiologique renforcée pour tout le monde. Un planning de roulement pour venir en soutien aux laborantins a été affiché sur le tableau du couloir. Je vous demande donc beaucoup de souplesse dans les jours à venir.

Amandine soupira, tout cela tombait tellement mal. Niveau moral, Phong n’était pas au mieux de sa forme, et elle non plus. Elle se rappelait encore son horrible rêve, la veille. Cette monstrueuse vision des rats qui remontaient des égouts, et qui venaient s’approprier le corps de Phong. Puis ce fil d’araignée, bien réel celui-là, les jours précédents. Des signes prémonitoires ? Est-ce qu’un danger guettait son mari ? Aujourd’hui plus que jamais, elle avait peur pour Phong. Peur que la maladie ne l’attrape et ne le tue.

Jacob balaya l’assemblée du regard, s’arrêta quelques secondes sur Amandine, avant de poursuivre :

— Neuf jours après la dispersion du virus au Palais de justice, une première victime est à déplorer. Un vieux monsieur de 86 ans est décédé cette nuit de complications respiratoires. On a analysé les échantillons dans le labo, il y a trois heures à peine. C’est notre grippe des oiseaux.

Visages graves. Silence de cathédrale.

— À l’heure où je vous parle, on en est à une estimation d’environ neuf cents cas connus chez les humains. Quant aux oiseaux morts de la maladie, on ne les compte plus.

— Neuf cents cas ? Ça se répand à une vitesse impressionnante, fit un scientifique.

— C’est plus rapide que la pandémie de 2009, annonça un autre.

Jacob acquiesça et posa ses deux mains à plat sur la table de réunion.

— Le virus est désormais en Espagne. Deux cas humains ont été recensés dans le même village, un coin paumé de l’autre côté des Pyrénées. D’après les services de santé espagnols, les deux individus ont chassé le canard dans le couloir de migration. Ces volatiles étaient probablement infectés. Et voilà donc notre virus qui saute d’oiseaux à humains avec une facilité déconcertante.

Il parcourut ses notes des yeux : un empilement de feuilles avec des annotations dans tous les coins.

— Côté français, on a aussi de nouveaux cas humains en Ardèche et dans le Limousin. Toutes les tranches d’âge sont touchées, même les seniors. Le microbe s’étend, les oiseaux volent toujours plus loin, porteurs de la maladie. Certains migrateurs sont déjà en route pour l’Afrique. Au sol, les humains atteints diffusent le microbe. H1N1 trace sa route. Et on plonge vers l’hiver, ce qui ne fera qu’accroître la résistance et la virulence du virus. Pour toutes ces raisons, l’OMS va passer au niveau 5 du plan grippe.

Le silence s’emplit d’une clameur générale. Le niveau 5… « Transmission interhumaine du virus dans au moins deux pays d’une même région de l’OMS. »

Jacob plia les doigts, il était désormais appuyé sur ses poings.

— Ce n’est pas dans ma nature d’être pessimiste, mais vu ce qui se passe avec les oiseaux et la rapidité de propagation du virus, on risque de basculer rapidement vers l’ultime niveau d’alerte : extension du microbe au monde. La pandémie. Il va falloir s’y préparer.

C’était effroyable. Amandine pensait encore à la discrète Séverine Carayol. Sa copine de fac, sa collègue. Elle ne reposait certainement pas au paradis.

Jacob tapa dans ses mains.

— Allez, au travail !

Très vite, Johan et Amandine se retrouvèrent dans les couloirs, à consulter le planning. Johan semblait satisfait de ses horaires.

— Rien pour moi avant 17 heures. Tant mieux.

— Et moi, je m’y colle tout de suite jusqu’à midi. Puis demain, 8 heures-12 heures, et dimanche après-midi. Génial… Merci Jacob de nous avoir chargés à bloc.

Johan lui adressa un pâle sourire, puis pointa son index au niveau de la tempe.

— Où sont tes cheveux ?

Amandine passa une main sur son crâne nu et lisse. Johan remarqua l’état de son avant-bras gauche lorsque la manche de son pull se souleva un peu. Elle pelait. C’était comme si Amandine avait frotté sa peau avec du papier de verre.

— Ah, ça. J’ai tout rasé cette nuit.

— Pourquoi ?

— Tu sais bien…

— Tu m’inquiètes, Amandine.

— Ça va, Johan ! C’est la mort de Séverine qui te rend aussi désagréable ? Mêle-toi de ce qui te regarde, d’accord ?

Amandine lui tourna le dos, le plantant sur place. Johan la regarda s’éloigner. De façon très nette, il avait l’impression que le comportement de sa collègue dérivait vers quelque chose qu’il était incapable de définir. Plus impulsive, plus parano, plus étrange…

Froissée, la jeune femme se rendit au laboratoire du CNR avec trois autres collègues. Ils se vêtirent de leurs tenues de protection et saluèrent les laborantins qui avaient bossé toute la nuit. Ils la regardèrent, hallucinés. Elle s’était juste rasé le crâne, qu’y avait-il de si extraordinaire ? N’avait-on pas le droit de sortir des diktats dans ce fichu pays ?

— Quoi ?

Ils retournèrent à leurs éprouvettes. Amandine fit abstraction des regards, ils finiraient par s’habituer à son physique. Normal qu’ils la prennent pour une barge, ils avaient leur petite vie tranquille, ils ignoraient la maladie de Phong, les contraintes d’hygiène que son SIDAA imposait…

Elle prit sa place devant sa paillasse et se mit au travail : arracher les emballages des paquets reçus de toute la France, récupérer les prélèvements, noter dans les ordinateurs, analyser… Personne ne parlait, tout le monde était concentré sur son travail. De temps en temps, peut-être une fois sur vingt, quelqu’un levait la main : cas de grippe des oiseaux détecté. On prévenait alors sur-le-champ les autorités sanitaires, qui elles-mêmes mettaient à jour les statistiques et déclenchaient les mesures appropriées.

À chaque échantillon analysé, Amandine remplissait un formulaire qu’elle renvoyait à celui qui avait demandé le prélèvement. Le nom du laborantin qui avait fait le travail figurait sur ce formulaire. Ce fut lorsqu’elle indiqua pour la quatrième fois ce matin-là son identité sur l’un d’entre eux qu’une idée lui traversa tout à coup l’esprit.

Et si le fameux « Patrick Lambart » avait lui aussi un jour demandé des analyses ? Et si c’était de cette façon qu’il avait récupéré l’identité de « Séverine Carayol, laborantine au CNR de Pasteur à Paris » ? Le prédateur s’était ensuite procuré l’adresse de Séverine. Il l’avait observée, avait repéré ses petites habitudes, cerné son caractère, deviné sa timidité, sa discrétion : la proie parfaite. Alors, il l’avait draguée, manipulée, lui avait payé de beaux hôtels dans Paris. Elle en était tombée amoureuse… Il l’avait enfin utilisée pour passer des prélèvements au noir.

Amandine fut prise d’une soudaine excitation. Oui, le scénario semblait cohérent. De plus, si Lambart s’était fait passer pour un médecin, c’était parce que, peut-être, il était médecin lui-même ou, en tout cas, qu’il avait un rapport avec le milieu médical. Séverine, une laborantine chevronnée, aurait vite flairé le mensonge si l’homme s’était prétendu médecin et qu’il eût été, en réalité, commercial ou conducteur de train.

Amandine ne sortit pas du laboratoire à midi. Elle se connecta à la console informatique et, comme le lui avait montré Johan, tapa une requête qui lui afficha la liste de toutes les entités qui avaient demandé des analyses grippe au CNR. Il y avait, là-dedans, des laboratoires de biologie médicale publics ou privés, des médecins du réseau GROG, des membres de l’administration sanitaire, des laboratoires de recherches ou industriels…

Plus de mille enregistrements ressortirent suite à ce premier jet. Évidemment, c’était ingérable, mais Amandine n’avait pas dit son dernier mot, parce qu’une autre interrogation venait de germer dans sa tête. Pourquoi le faux « Lambart » avait-il choisi le véritable Patrick Lambart, médecin généraliste dans le 2e arrondissement, comme identité usurpée ? Amandine le voyait mal prendre l’annuaire et piocher un nom au hasard. Non, il devait être au courant de la mort de ce dernier, ou le connaissait. Un collègue de travail ? Un confrère ? Le faux Lambart était-il, à l’époque, un patient du vrai Lambart ?

Elle ajouta à sa requête un filtre pour Paris, parce que tous les éléments lui indiquaient que le faux Lambart exerçait ou vivait dans la capitale. Cela ramena le nombre d’enregistrements à soixante-deux.

Soixante-deux identités, parmi lesquelles vingt-neuf médecins.

Satisfaite, Amandine imprima la liste. De leur côté, les flics se concentraient sans doute sur les endroits qu’avait fréquentés Séverine, interrogeant les patrons des bars, des restaurants, la famille, les quelques amis. Ils étaient sur une piste parallèle qui pouvait ne rien donner, parce que cet usurpateur de Lambart avait sûrement tout verrouillé. Qui reconnaîtrait un type qui avait abordé une fille dans un bar plus de neuf mois auparavant ?

Mais elle, elle avait peut-être trouvé son talon d’Achille.

Après une rapide recherche sur Internet, elle obtint l’adresse de la maison médicale où le vrai Patrick Lambart avait travaillé. Elle appela, tomba sur la secrétaire et se présenta. En discutant un peu, elle apprit que cette dernière avait bossé avec le vrai Lambart pendant près de dix ans. Parfait. Elle devait connaître la clientèle, les confrères de son ancien patron… La secrétaire lui signala que les policiers étaient déjà venus poser quelques questions sur le docteur Lambart la veille au sujet d’une usurpation d’identité. Que se passait-il exactement ? Amandine resta évasive et lui demanda si elle pouvait lui rendre visite aux alentours de 17 heures.

Le rendez-vous était pris.

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