Nicolas avait les yeux fixés sur la télé éteinte quand Sharko entra dans la petite chambre d’hôpital avec deux cafés dans les mains.
Le capitaine de police ne détourna pas la tête à l’arrivée de son collègue. Il paraissait loin, comme endormi avec les yeux ouverts. Franck ferma la porte derrière lui et posa l’un des gobelets sur la table de chevet. Puis il s’appuya contre le mur à côté de la fenêtre.
— J’ai prévenu Pascal et Jacques, nos grippés de service. Jacques va mieux, il devrait reprendre ses fonctions d’ici quelques jours, et Monsieur Muscle commence à émerger. Ils vont t’appeler, t’essaieras de décrocher ton téléphone, OK ?
Pas de réponse.
— Il faut que tu saches qu’on est tous mobilisés, qu’on va leur coller aux baskets vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Du monde est sur les rails, Lamordier a pris les rênes du groupe. C’est pas le mec que j’apprécie le plus, mais bon, ça fait plus de quinze ans que je le connais et il me laisse mener ma barque.
Sharko écarta les bras.
— Regarde-moi, j’ai une sale gueule, je suis naze, et c’est plutôt bon signe… Dans trois heures, je m’envole pour la Pologne, il y a une piste à creuser. Le quintuple meurtre a été commis là-bas par notre Homme-oiseau. Je ne lâcherai pas le morceau, Nicolas.
Les lourdes paupières de Nicolas bougeaient à peine. C’était comme si Sharko était transparent. Son regard était mort. Il se fichait de tout ce qu’on pouvait lui raconter. La vérité, c’était que Camille avait été assassinée, et que ni lui ni aucun flic de France n’avaient pu l’empêcher.
Il desserra les lèvres un minimum, juste pour prononcer quelques phrases.
— Tire-toi, Franck. Je ne veux plus te voir. Ni toi ni les autres. Foutez-moi la paix.
— J’ai une tête à foutre la paix à quelqu’un ?
Sharko s’empara d’une chaise et s’installa juste en face de lui.
— Il y a deux possibilités : ou tu te remets dans le bain tout de suite, ou tu renonces et tu te laisses aller. Faut pas être devin pour se rendre compte que t’as choisi la seconde solution. Elle n’est ni meilleure ni moins bonne que la première, je crois… Mais disons que ce sera plus difficile de refaire surface.
Sharko soupira.
— Bon, il faut quand même que je te raconte un truc. Je m’en souviens encore comme si c’était hier, alors que ça s’est passé il y a huit ans… Avec Suzanne et Éloïse, on revenait d’une journée à la campagne, du côté de Fontainebleau. Il avait fait tellement beau, et on avait tellement ri.
Franck esquissa un sourire. En fixant la surface noire de son café, il vit le visage de sa femme et de sa fille. Il entendit leurs rires.
— Sur la route du retour, mon pneu avant droit crève. Je fais une centaine de mètres et me gare au bord de la nationale, au lieu de prendre une petite route pour changer ma roue. Je sais pas, j’ai pas réfléchi, sûrement parce que j’étais en rogne après ce fichu pneu. Éloïse et Suzanne sont à l’arrière, toutes les deux, je leur demande de ne surtout pas sortir. La route est dangereuse, on n’est pas loin d’un virage…
Gorgée de café bruyante. Sharko n’en sentit même pas le goût.
— Pourquoi je ne me suis pas arrêté loin après le virage ? Ou bien avant ? Pourquoi je me suis garé à cet endroit-là, précisément ? Pourquoi je n’ai pas non plus verrouillé les portes ? Suzanne n’avait plus vraiment la notion du danger, et puis… tu pouvais lui dire quelque chose, et cinq minutes plus tard, elle avait oublié.
Il agita sa main droite.
— Tu sais, tous ces trucs dans sa tête… Bref, je sors, j’ouvre le coffre, je prends le cric et démonte la roue. Il fallait bien mes cent kilos de l’époque pour dévisser ces saletés d’écrous. Ils devaient être grippés. J’ai cru que jamais je n’y arriverais, j’y vais en force, et à un moment donné un écrou roule sous le châssis. Je me contorsionne là-dessous pour le récupérer…
Les images défilèrent de nouveau devant ses yeux, intactes, précises, armées de leurs détails sordides. Comme dans la plupart de ses cauchemars.
— … Quand je relève la tête, je vois ma femme qui tient la main de ma fille au milieu de la route. Elles à ma gauche, et une voiture à ma droite, sortant du virage et roulant beaucoup trop vite. Paradoxalement, à ce moment-là, c’est comme si tout se passe au ralenti, comme si… chaque mouvement est décomposé à l’infini. La scène a lieu à trois ou quatre mètres de moi. Le blocage des roues arrière de la BM bleue, l’impact, Éloïse qui est propulsée à une distance que les gendarmes estimeront à exactement dix-neuf mètres en arrière, comme si elle n’était qu’une poupée de chiffon, alors que la tête de Suzanne se fracasse contre le pare-brise et que son corps démantibulé monte de plusieurs mètres dans le ciel. Il était bleu, le ciel, pas un nuage, mais il y avait des traces blanches d’avions qui se croisaient. Même ça, je m’en souviens… Et pourtant, tu sais comme je suis pas fichu de retenir un numéro de téléphone.
Franck lissait nerveusement sa cravate grise et blanche.
— Je me rappelle avoir couru vers Éloïse en premier. Elle était tellement loin de moi. Dix-neuf mètres, Nicolas. Comment on peut se retrouver à presque vingt mètres d’un point d’impact ? Et pourquoi j’ai couru vers elle en premier ? Peut-être parce je me suis dit qu’elle pouvait encore être vivante ? Qu’un enfant, ça ne mourait pas, que c’était indestructible ? Elle était si petite, elle avait toute la vie devant elle. Et puis, elle était ma fille… Ma petite fille.
Sharko parlait avec ses tripes. Il avait l’impression qu’un sirop épais et brûlant sortait de sa bouche à chaque mot prononcé. Il ôta sa cravate d’un geste sec et la roula en boule. Il étouffait.
— J’ai pas réfléchi. J’ai arraché son cadavre de terre, j’ai dû tenir sa tête pour éviter qu’elle parte à la renverse, tellement tout était brisé en elle. J’ai couru avec Éloïse serrée dans mes bras sur une trentaine de mètres, jusqu’au corps de Suzanne qui était de l’autre côté. Ma femme n’avait plus de visage, je me souviens d’avoir plaqué ma main sur les yeux de ma fille morte pour pas qu’elle voie. Puis après, je ne sais plus ce qui s’est passé. Quand les gendarmes sont arrivés, j’étais assis dans un champ, au milieu d’un grand trou que j’avais creusé avec mes mains, les corps de ma femme et de ma fille couchés dans l’herbe.
Ses yeux s’étaient embués. Il les essuya avec la manche de son costume.
— Personne n’est au courant de ça. Pas même Lucie. Je… n’en avais jamais parlé depuis que c’est arrivé. Et putain, ça fait toujours aussi mal au bide !
Nicolas avait tourné la tête vers lui. Une quarantaine de degrés de rotation de la nuque qui signifiaient beaucoup pour Sharko.
— Tu m’as vu chialer, tu pourras raconter ça aux autres. Vous l’épinglerez sur les murs de l’open space. « Le samedi 30 novembre 2013, le jour où Sharko a chialé. »
Il se releva brusquement.
— En rentrant dans ta chambre, je me suis dit que j’allais te remonter le moral, mais j’ai pas envie, et puis, ça m’emmerde. Je suis pas psy, moi, tu comprends ? Les sermons à deux balles, c’est pas mon truc.
Il prit le café de Nicolas.
— T’en veux pas, je suppose. T’as raison, il est dégueu.
Sharko n’attendit pas la réponse de Nicolas, il balança le gobelet plein à la poubelle. Et vu que Nicolas ne prononçait toujours pas un mot, il s’éloigna et fit demi-tour juste devant la porte. Son capitaine de police le suivait des yeux.
— On finit tous par se relever un jour ou l’autre. Lucie a perdu ses jumelles alors qu’elles avaient à peine 10 ans. Quand un jour elle a appris qu’on avait retrouvé des corps de petites filles, celle qui partage ma vie aujourd’hui a parcouru six cents kilomètres pour aller voir leurs cadavres meurtris sur une table d’autopsie. Imagine ses pensées pendant qu’elle conduisait, seule, en direction de la morgue…
Il fit tourner son index autour de sa tempe, gardant le silence quelques instants.
— Ouais, réfléchis bien à ça. Ses propres petites filles, les deux seuls êtres au monde qui lui donnaient une raison d’exister. Et pourtant, elle, moi, on est là, debout. On est flics, Nicolas. On est encore vivants et il nous arrive de rire. D’être heureux malgré tout. Alors ce qui te tombe dessus, c’est horrible, triste, tout ce que tu veux. Mais t’es pas seul.
Il mit sa main sur la poignée de porte.
— Je vais aller prendre mon fichu vol, fouiller la merde et respirer l’odeur de la mort à plein nez. Ça me dégoûte à un point que tu ne peux même pas imaginer, mais je le fais quand même. Toi aussi, bientôt, tu redeviendras flic, tu seras peut-être même meilleur. Et tu feras tout ton possible pour que ce genre de drame ne détruise pas d’autres vies, d’autres familles… Tu m’appelles quand tu veux, et je viens dans l’heure. Si t’appelles pas, je viendrai pas t’emmerder.
Il sortit sans attendre de réponse. Le cœur gonflé de larmes. Il tomba, dans le couloir, sur un homme d’une soixantaine d’années, très sec, le visage tout en rides comme celui de certains vieux marins qui rentrent d’un long voyage en mer. Franck lui serra la main.
— Je suis son équipier. Prenez bien soin de lui, il va en avoir besoin.
Ils discutèrent quelques minutes puis Franck s’éloigna, plein d’amertume et de tristesse.
Et avec une haine si grande qu’il n’avait plus de place pour la contenir dans sa tête.
Dans les toilettes, il donna un violent coup de poing dans le miroir devant lui, pulvérisant le verre.