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Des gens faisaient la queue dans la rue. Des créatures bizarres, des super-héros, des magiciens, des sorcières. Une ribambelle colorée et festive. Au-dessus d’eux, dans le long hall couvert qui menait à l’entrée, un message luminescent défilait sur une enseigne digitale : « Le 2 décembre, la plus grande fête costumée de l’année à La Spirale ! »

Nicolas et Jacques remontèrent la queue en dévisageant chaque individu, non sans provoquer des protestations. Ils avaient estimé que Muriez devait être sur place depuis un quart d’heure.

Ils montrèrent leur carte au physionomiste de l’entrée.

— Police criminelle du 36. Un type, avec un masque vénitien en forme de bec d’oiseau, tenue noire, vous avez vu ?

— Il est entré il y a cinq minutes.

Nicolas et Jacques échangèrent un regard.

— À partir de maintenant, vous ne laissez plus entrer ni sortir personne, vous fermez les portes.

L’homme bloquait l’issue de son imposante carrure. Il considéra la carte de Nicolas et la lui rendit.

— C’est bien beau, tout ça, mais c’est la plus grande soirée de l’année. Vous avez des papiers officiels ?

Le capitaine de police ne tenait plus en place. Ces types avaient l’habitude de la police, et, sans commission rogatoire, ils ne bougeraient pas le petit doigt. Nicolas n’avait pas le temps de discuter ni d’attendre les renforts qui allaient arriver. Il força le passage, et Jacques lui emboîta le pas. Une fois à l’intérieur, ils passèrent devant la caisse et s’engagèrent dans un long couloir éclairé par une lumière noire. Les basses de la musique commençaient à résonner à travers les murs.

— Je cherche à l’intérieur ! Reste ici, au cas où ! Alerte Lamordier qu’on est dedans ! Et demande-lui ce que foutent les renforts !

Levallois acquiesça et agrippa Nicolas par l’épaule alors qu’il partait déjà.

— Attends !

Il souleva le chapeau d’un type déguisé en Blues Brother et lui ôta ses lunettes.

— Enlève ton blouson, et mets au moins ça si tu ne veux pas qu’il te repère comme le nez au milieu de la figure. Et t’appelles si tu l’aperçois.

Nicolas se jeta dans l’arène. Bouffée de chaleur en plein visage. La grande piste centrale, les bars, les fauteuils étaient assaillis. Éclosion de couleurs, de lumières, les spots dansaient au plafond, projetaient leurs faisceaux dans tous les sens. Les fêtards costumés allaient et venaient, sortant de niches sombres, excités par la musique, agglutinés les uns contre les autres. Il y en avait partout.

Nicolas leva les yeux pour découvrir de gros ventilateurs incrustés dans les murs, derrière des fêtards appuyés sur des rambardes qui faisaient tout le tour de l’immense piste circulaire. Le décor grandiose montait en spirale à plus de dix mètres de haut. Vu la densité de population et l’agencement des lieux, les puces allaient faire un véritable carnage.

Le capitaine de police gagna un endroit un peu surélevé et observa la salle, les lunettes baissées sur le nez. Il se mit à déambuler, à se faufiler entre des fauteuils, à longer les bars, les couloirs. Soudain, son regard s’arrêta sur un individu immobile, appuyé contre un poteau en béton à l’écart de la piste de danse, de l’autre côté. Le profil en bec d’oiseau se découpait dans la lumière bleue et verte. Nicolas sentit tout son corps se raidir. Il se mit dans un coin et contacta Levallois par téléphone.

— Je l’ai. Quand arrivent les autres ?

— Six hommes en renfort dans deux ou trois minutes. Des gens de Pasteur vont suivre, d’autres se rendent à l’hôtel pour s’occuper des puces. Ça commence à s’agiter ici, des gars de la sécurité discutent avec le physionomiste de l’entrée. Ils ne vont pas tarder à se pointer pour nous demander des explications.

— Merde, il bouge ! Amène-toi au niveau du bar !

Levallois le rejoignit, pas déguisé. L’Homme-oiseau s’était décalé vers un autre poteau pour changer d’angle de vue, de l’autre côté de la piste, à une vingtaine de mètres. Les deux policiers étaient cachés dans un renfoncement.

— Si on fait quoi que ce soit, on risque de créer un mouvement de panique ! hurla Levallois à l’oreille de Nicolas.

— Pas le choix. Il observe, il va frapper d’un moment à l’autre. Si dans une minute il n’y a personne, on lui saute dessus. On le prendra par surprise.

Les deux hommes attendirent, à l’affût. Chaque seconde qui s’écoulait était un calvaire. Soudain, l’Homme-oiseau avança au milieu de la piste.

— On fonce !

Nicolas s’élança sur le côté du bar, longea les murs, et Levallois suivit. Ils passèrent derrière les fauteuils, à l’endroit où circulaient les serveurs. La musique tambourinait. Les verres se remplissaient. Sous l’effet des stroboscopes, masques et costumes semblaient flotter dans l’air comme des spectres. Dans ce chaos, Levallois remarqua qu’au niveau de l’entrée de la salle des types s’engouffraient en nombre dans le couloir. Les équipes étaient peut-être en train d’arriver et de se démener avec le service de sécurité.

— Je crois que les renforts arrivent !

Mais Nicolas n’écoutait pas, il descendit quelques marches, se fraya un chemin sur la piste pour se placer juste derrière l’Homme-oiseau, qui portait une capuche noire au-dessus de son masque, et qui restait immobile. Les deux flics n’étaient plus qu’à deux mètres. Ils s’échangèrent un regard et se jetèrent sur la cible.

En une fraction de seconde, Jacques lui avait passé une main autour du cou et l’écrasait au sol, tandis que Nicolas lui tordait le bras droit pour le plaquer dans son dos. L’homme fut menotté dans la foulée. Il y eut des cris, des verres cassés, un mouvement de foule qui se propagea autour d’eux comme une onde à la surface de l’eau.

— Dégagez ! hurla Levallois. Reculez ! Reculez !

Jacques essayait de gérer les flux. Nicolas en profita pour soulever le bas du blouson de Jacques et lui arracher l’arme glissée entre sa ceinture et son pantalon. Une fois le Sig récupéré, il l’écrasa sur la pomme d’Adam du suspect qu’il venait de retourner.

— Nicolas ! Fais pas le con !

Bellanger haletait, la sueur lui coulait dans les yeux. Les sons arrivaient déformés à ses oreilles, plus graves, plus lents. Son index tremblait sur la détente, tandis qu’une fille hystérique beuglait juste derrière lui. Nicolas n’avait qu’un geste à faire. Appuyer. Il revit Camille, crucifiée sur le rail. Comme venant de très loin, il devinait les hurlements de son partenaire qui lui intimait de ne pas appuyer. La foule s’écarta, tandis que d’autres flics arrivaient en groupe.

Levallois venait de se mettre à genoux devant lui et tendait la main, réclamant l’arme.

— Gâche pas tout…

Nicolas le regarda dans les yeux, au bord des larmes. À bout, il trouva la force d’ôter l’arme de la gorge de l’individu et de lui arracher le masque d’oiseau.

Il eut l’impression qu’une grenade lui explosait dans le ventre.

— C’est pas lui, putain !

Jacques Levallois lui arracha le pistolet des mains et constata lui aussi leur erreur. Ils s’étaient trompés. Nicolas se redressa difficilement, comme sonné, et aussi paniqué que pouvaient l’être les gens autour de lui. L’homme au masque d’oiseau qu’ils venaient d’interpeller était tétanisé, incapable de parler. Aussi blond que Muriez était brun.

Nicolas tournait sur lui-même, comme pris dans un tourbillon infernal. Les flashs, les bourdonnements, la foule, tout lui tapa sur le système. Il manquait de souffle, leva les yeux au ciel comme pour attraper de l’air, et alors il l’aperçut, tout là-haut, penché au-dessus de la rambarde du deuxième étage.

Nicolas tendit le doigt, observa le visage pétrifié de ses collègues qui levaient les yeux pour découvrir l’Homme-oiseau au-dessus d’eux. Ils se mirent à fendre la foule vers les escaliers en criant.

Puis tout se déroula comme dans un film au ralenti. L’Homme-oiseau écarta les mains, deux sacs transparents retournés et ouverts au bout des doigts. Nicolas devina les milliers de particules noires qui se répandaient dans l’air comme de la poussière de charbon, qui tombaient devant le souffle des ventilateurs incrustés dans les murs pour se disperser jusqu’aux plus profonds recoins de la boîte de nuit et pour retomber, invisibles, dans les chevelures, sur les nuques, les épaules des fêtards.

Un grand voile noir venait de s’abattre sur l’établissement.

Puis l’oiseau grimpa debout sur la rambarde, écarta les bras et prit son envol.

Il s’écrasa dix mètres plus bas, la tête la première.

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