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En ce début d’après-midi, Amandine était entourée de malades dans la salle d’attente du docteur Brachelier. Des hommes qui toussaient gras, des enfants couchés sur les genoux de leur mère, les yeux fixés sur son masque.

Mal à l’aise, la jeune femme se rendit aux toilettes. Elle avait beaucoup tremblé en faisant ses analyses au CNR. À plusieurs reprises, elle avait failli briser des pipettes ou renverser des tubes à essais… Manque de concentration, trop de tension, qui mettaient en danger le reste de l’équipe. Jacob était venu, alerté. Il lui avait parlé de son comportement étrange des derniers jours, et ça avait dégénéré. Amandine avait quitté son poste en colère, balançant ses gants et sa tenue au fond de la corbeille à déchets biologiques. Tout cela ne lui ressemblait pas, elle le savait.

Elle pensait à Phong en permanence, regrettait tellement d’avoir baissé les volets du loft, de l’avoir laissé seul et dans le noir toute la journée, mais avait-elle vraiment le choix ? Il avait trahi sa confiance, lui avait planté un véritable coup de poignard dans le cœur.

Face au miroir, elle avala une aspirine pour chasser la brume sous son crâne. Puis elle passa du gel antibactérien sur ses mains et retourna à sa place, battant du pied, ses paumes à plat sur les genoux. Ces marmots qui la fixaient et parlaient fort lui tapaient sur les nerfs. Leurs yeux rouges ressortaient de leurs orbites, elle les imagina soudain avec un corps affublé d’une tête de rat géante. Des enfants rats qui venaient danser autour d’elle dans une ronde infernale…

Enfin, la porte du cabinet s’ouvrit et libéra un patient. Le docteur Brachelier se présenta dans l’embrasure. Un homme fin et élégant, en blouse blanche, au crâne chauve comme elle. Il l’avait déjà repérée depuis un bout de temps — elle avait une dégaine qu’on ne croisait pas tous les jours — et posa son regard sur elle.

— C’est à vous.

Une fois dans la salle de consultation, Amandine s’installa d’un côté, le médecin de l’autre côté d’un bureau impeccablement rangé. Il jeta un œil sur l’écran de son ordinateur portable, puis revint à elle.

— Qu’est-ce qui vous amène ?

— Je m’appelle Amandine Guérin, je travaille au CNR grippe de l’Institut Pasteur.

Amandine poussa une carte de visite sur le bureau. Le médecin la parcourut avec attention, un sourcil levé.

— J’aimerais vous poser quelques questions sur le docteur Hervé Crémieux. Vous le connaissiez bien, d’après la secrétaire.

— Que lui voulez-vous ?

Étant donné que le médecin paraissait inquiet et que son visage avenant s’était fermé, la jeune scientifique avait décidé de la jouer franc-jeu, sans pour autant dévoiler la raison de ses investigations. Au CNR, elle avait de nouveau fait une requête sur la console, pour obtenir toutes les demandes d’analyses d’Hervé Crémieux.

— La grippe des oiseaux qui circule nous a amenés à parcourir un tas de statistiques plus ou moins anciennes dans notre laboratoire. On s’est rendu compte qu’il y a un peu plus de trois ans le docteur Crémieux a demandé un nombre d’analyses de virus très supérieur à la moyenne. Je cherche à en connaître la raison.

Elle ne disait que la vérité. Indépendamment de ce qui se passait, Hervé Crémieux avait sollicité le CNR bien plus que la moyenne depuis qu’il faisait partie du réseau GROG. Le médecin croisa ses mains sous son menton.

— Pourquoi n’allez-vous pas le lui demander directement, dans ce cas ?

— Parce que, vu le nombre excessif d’analyses, je ne suis pas certaine qu’il m’en donne la véritable raison. Mais si vous n’avez rien à me raconter, j’irai l’interroger en dernier recours.

Brachelier sembla peser le pour et le contre.

— Hervé était un vrai médecin du travail. Il apportait bien davantage qu’une simple consultation et un papier d’aptitude qu’on délivre une fois par an. Il aidait les salariés, les conseillait, n’hésitait pas à mettre les pieds dans le plat pour les protéger à sa façon.

— Vous parlez de lui au passé.

— Il a été définitivement radié de l’ordre des médecins il y a un peu plus de deux ans. Vous n’êtes pas au courant de cette histoire ?

Amandine secoua la tête. Elle était tout ouïe.

— Hervé Crémieux s’occupait des métiers liés à l’environnement : collecte des eaux usées, stations d’épuration, égouts, traitement et distribution de l’eau… Il était l’un des grands spécialistes des maladies associées à ces activités, comme les troubles musculosquelettiques, la leptospirose, les maladies digestives, cutanées et les syndromes respiratoires. J’imagine que c’est sans doute pour cette dernière raison qu’il envoyait des analyses en masse au CNR grippe. Il allait au bout des choses et se souciait peu des dépenses que cela engendrait.

Amandine avait tiqué sur un mot : leptospirose. La maladie du rat. Elle frissonna rien qu’à cette pensée. Elle revit les bestioles noires grouiller sur les draps de Phong, les enfants à tête de rongeur de la salle d’attente. C’était tellement curieux que Brachelier lui parle de cette maladie, de ces sales bêtes.

Le médecin constata son trouble mais poursuivit :

— Il y a quelques années, Hervé a été très actif pour faire évoluer les conditions de travail des ouvriers. Il a fait partie de groupes de réflexion, a mis en place des fiches de suivi du personnel dans toute la France afin de recueillir des données pour les centraliser. Ses études approfondies sur les égoutiers ont révélé une espérance de vie réduite de cinq ans par rapport à une population ouvrière témoin, un excès de mortalité par cancers, par des pathologies du foie ou des maladies infectieuses. Hervé donnait des conférences, participait à des congrès. Grâce à ses recherches, la surveillance médicale des métiers liés à l’assainissement a été renforcée, des formations spécifiques ont été mises en place pour améliorer la prévention des salariés.

— Il avait l’air d’être un excellent médecin, engagé. Pourquoi sa radiation ?

Brachelier formait désormais une petite pyramide avec ses doigts.

— Une histoire assez compliquée, je n’ai pas tous les détails, mais disons qu’il s’est mis à dos la mairie de Paris et ses prestataires. En voulant défendre les conditions de travail de certains égoutiers, Hervé est sorti du cadre de ses fonctions. La partie plaignante s’est acharnée, tous ses actes ont été passés au crible, les reproches se sont multipliés. Ils l’ont vraiment poussé à bout. Après plusieurs mois de procédures, l’ordre a fini par le radier à vie. Hervé a vécu cette sentence comme un arrêt de mort, une injustice totale.

Même si elle n’avait pas toutes les précisions, Amandine imaginait aisément l’enfer qu’avait dû vivre Crémieux. Une carrière qui s’effondre, une impossibilité d’exercer le métier pour lequel il était né, une honte qu’il aurait à traîner toute sa vie. C’était comme être envoyé au coin avec un bonnet d’âne. Facile d’imaginer son aigreur, son désespoir, sa colère.

— Qu’est-il devenu ?

Brachelier eut l’air embarrassé.

— Je ne sais pas, ça fait deux ans que je ne l’ai pas vu, je crois qu’il vit dans la banlieue est de Paris. Hervé a rompu tout contact quand il a appris la nouvelle, il était au fond du trou. Cette longue procédure judiciaire l’a détruit au fil des mois. Il a arrêté le sport, les sorties, s’est renfermé sur lui-même. Il ne parlait quasiment plus. Heureusement, je crois qu’il avait un héritage de ses parents, pas mal de biens immobiliers. Ça a dû lui permettre de s’en sortir.

— Au fait, il avait quel âge ?

Il fouilla dans un tiroir et en tira une photo.

— Né le 3 août 1969, radié le 3 août 2011 si mes souvenirs sont bons. Sacré cadeau d’anniversaire, vous ne trouvez pas ? C’est nous deux, là, au club de squash…

Amandine observa le cliché. Crémieux avait un visage avenant et sympathique. Un grand blond aux joues pleines et au front dégarni. La jeune femme était incapable de dire s’il pouvait être le type d’homme de Séverine Carayol. Lui ou un autre, aucun moyen de le savoir.

Le médecin regarda sa montre.

— Cette histoire est bien triste. Excusez-moi, mais… des patients attendent et j’ai pris pas mal de retard ce matin.

Le médecin se leva, Amandine fit de même. Il la raccompagna jusqu’à la porte.

— Comment se passe l’évolution de la grippe des oiseaux ? Je viens d’apprendre qu’il y avait désormais plus de mille cas recensés et un mort, d’après le réseau Sentinelle.

— Vous savez tout. Ça va mal. On déploie les plans pour freiner la propagation, mais on ne peut plus l’empêcher. Le virus est libre comme l’air. Informez les gens, dites-leur de se protéger, c’est la seule solution.

Amandine n’ajouta rien de plus. Elle dévisagea les enfants à tête de rat et arracha le masque de son visage une fois dehors. Elle récupéra l’adresse de Crémieux le plus simplement du monde : dans les Pages Blanches. Il habitait à Fontenay-sous-Bois, banlieue est.

Elle reprit la route sous la pluie et, aux alentours de 15 heures, elle entrait dans Fontenay-sous-Bois. Malgré une forte intuition, elle n’était toujours sûre de rien. Certes, Crémieux avait demandé beaucoup d’analyses au CNR, certaines étaient passées entre les mains de Séverine, il avait été radié, mais cela en faisait-il un coupable ? Aurait-il été capable de séduire Séverine et d’avoir une relation avec elle s’il était vraiment au fond du gouffre, comme l’avait expliqué Brachelier ? Cet homme était-il un manipulateur ? Un médecin qui aurait renié le serment d’Hippocrate pour accomplir tout ce que son métier lui interdisait ? Rendre malades des gens ? En tuer d’autres ?

Amandine avait besoin de convictions avant de mettre les flics sur son dos. Peut-être qu’en l’espionnant un jour ou deux elle aurait des certitudes ? S’il avait effectivement répandu le virus, il aurait sans doute un comportement suspect.

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